Quand Philip Clifton commença de serrer ses freins, le D.C. 3 avait avalé plus de la moitié de la piste et la vitesse restait trop élevée pour ralentir brutalement. C’était risquer de briser le train ou de capoter.
— Bon Dieu ! jura Marsch en voyant s’approcher le mur vert sombre de la jungle.
Mais l’aiguille du compteur dégringolait rapidement. Clifton amorça un virage qu’il accentua et cette manœuvre lui permit de freiner plus sèchement. Le D.C. 3 vibra d’une façon terrifiante qui les secoua tous. L’ensemble parut vouloir voler en éclats, puis soudain ce fut un silence merveilleux.
Marsch essuya la transpiration qui ruisselait de son visage, jeta un coup d’œil admiratif à Clifton. Il savait qu’il n’aurait pu réaliser un pareil exploit. Et du coup il se demanda s’il réussirait à arracher l’appareil de cette tache de pelade perdue en pleine jungle.
Clifton souriait en regardant droit devant lui. Il ne pensait qu’à cet instant de triomphe. Il avait réussi à se poser là. Puis il se tourna vers Marsch. Ce dernier le fixait, son arme à la main. Il avait cru que Sara serait restée avec lui, mais l’Allemand s’était méfié et l’avait envoyée auprès du général. Il devait attendre une occasion et il se demanda si elle se reproduirait. En quelques minutes l’échange du général contre les moitiés de billets pouvait s’opérer.
Sara pénétra dans le poste.
— Le général ?
— Il a bien supporté le choc. Il m’a ensuite demandé à boire et je lui ai donné un peu de bière.
— La porte est bien verrouillée ?
— Oui, j’ai vérifié.
Marsch regardait le rideau de la jungle qui les environnait. Il n’apercevait personne. Il s’orienta et désigna un point sur la gauche.
— Le village doit se trouver là.
— Il se nomme Manksu, précisa Sara. Une centaine d’habitants. Tous sont sympathisants communistes et se transforment en rebelles à l’occasion.
L’Allemand allumait une cigarette.
— Les Chinois ne sont pas là ?
— Ils ne vont pas tarder.
Mais tout paraissait tranquille. Clifton se renversa contre le dossier de son siège, les yeux mi-clos. Marsch avait tressailli.
— Fais attention, Clifton !
— Je sens que tu es nerveux. Je reste tranquille.
Il se demandait si l’Allemand oserait tirer maintenant. Il s’était rendu compte de l’exiguïté du terrain et des difficultés qu’il aurait au départ. Clifton se souvenait de maints décollages dans ces conditions, et d’un truc assez ingénieux qu’on lui avait appris. Peut-être lui serait-il utile en dernier ressort.
— Regardez.
Venant du village un homme accourait, suivi par une petite troupe.
— Ils sont armés.
Rapide comme l’éclair, Marsch abattit la crosse du gros revolver chinois sur la nuque de Clifton. Ce dernier souffla bruyamment et s’effondra dans le fauteuil.
— Pendant que je vais parlementer, attachez-le. Vous trouverez des courroies dans la soute du fond. Faites vite et ne le ménagez pas.
Sara regardait avec horreur le crâne de Clifton. Une énorme ecchymose apparaissait sous les cheveux coupés court.
— Vous l’avez tué !
— Non. Assommé. Il en a pour un moment.
La jeune femme le toisa.
— Lui seul peut nous tirer de là.
Marsch grimaça et fit un pas vers elle.
— Que dites-vous ?
— La façon dont il a posé cet appareil ici tient du miracle. Je suis certaine que vous ne pourrez jamais décoller dans les mêmes conditions.
L’Allemand devint livide.
— Vous… Vous allez me payer ça.
— Je ne cherche pas à vous diminuer… Je sais tout simplement. C’est vrai, n’est-ce pas ?
— Faites ce que je vous ai dit.
— Dites-moi que c’est vrai.
Marsch qui marchait vers la porte se retourna et cracha ses paroles.
— N’importe quel pilote moyen peut en faire autant. C’est moi qui prendrai les commandes.
Il sortit, alla déverrouiller la porte et se tint dans l’ouverture, son arme à la main.
— Doucement, cria-t-il à l’homme, ou je tire !
Le lieutenant Fang cessa de courir et s’arrêta à dix mètres de l’appareil. Il se retourna et fit signe aux irréguliers d’en faire autant.
— Qui êtes-vous ? aboya Marsch.
— Lieutenant Fang !
Sara sortait du poste pour aller prendre les courroies de cuir dans la soute.
— C’est bien ce nom, dit-elle.
— Bon, dites à vos hommes de reculer jusqu’à la lisière du terrain.
Fang hésita.
— Dépêchez-vous.
Le lieutenant avait les mains vides. Marsch se demanda où il avait laissé l’argent. Les hommes qui raccompagnaient parurent surpris puis reculèrent lentement, les yeux fixés sur l’appareil.
— Approchez.
Fang obéit et vint à lui à tout petits pas. Il s’immobilisa au pied de la porte. Marsch n’avait pas encore fait coulisser l’échelle d’accès.
— Bonjour, dit le Chinois en souriant froidement.
— Comment se fait-il que le terrain ait été désert quand nous nous sommes posés ?
Le sourire du lieutenant s’accentua.
— Quelques difficultés. Rien de grave.
— Lesquelles ? questionna Marsch rudement. Croyez-vous que je néglige notre sécurité ?
— Il y avait quelques soldats birmans au village, mais ils sont partis.
L’Allemand fronça le sourcil.
— Longtemps ?
— Bientôt une heure. En camion. Ils sont très loin.
— Que faisaient-ils au village ?
Le Chinois avait une patience inusable mais ses yeux se durcirent.
— Ils accompagnaient un fonctionnaire gouvernemental.
Marsch resta silencieux puis fit descendre la petite échelle. Le lieutenant l’escalada, mais Marsch fit simplement un pas en arrière et l’homme resta sur le dernier échelon sans pouvoir examiner l’intérieur de l’avion.
— L’argent ?
— Je l’ai confié à mes amis. Il nous faut discuter, n’est-ce pas ? C’est bien ce que je pensais. Je suppose que vous avez vous-même le général Nangiang ?
Ludwig passa son pouce par-dessus son épaule.
— Il est là.
— Ses gardes du corps ?
— Neutralisés ! dit brièvement l’Allemand.
— Pourrais-je le voir ?
Ludwig s’écarta de la porte et le Chinois pénétra dans l’appareil. Le copilote lui mit son arme dans le creux des reins.
— Doucement. Laissez-moi vous fouiller.
Le lieutenant portait un revolver et il l’empocha.
— Je vous le rendrai tout à l’heure.
Fang resta impassible. Il contemplait avec un peu de surprise le général. C’était donc là cet homme vomi par les nouveaux maîtres de la Chine. Ce vieillard à moitié inconscient et maladif. Le lieutenant était fasciné. Il avait souvenance de caricatures hideuses sur Nangiang, d’écrits virulents sur les crimes qu’il avait commis.
— C’est incroyable, dit-il.
Marsch fronça le sourcil.
— Qu’y a-t-il ?
— Je le reconnais difficilement.
L’Allemand s’esclaffa.
— Vous n’allez pas prétendre que ce n’est pas lui ?
— Non, évidemment, mais il a beaucoup vieilli. La dernière photographie de lui doit remonter à plus de vingt ans.
À nouveau il contempla la face de cire jaunâtre. Le général entendait-il leurs paroles ? Dormait-il ou faisait-il semblant ? On le décrivait comme un être rusé, sans scrupules, d’une diabolique habileté. Il avait été un des bras droit du grand Traître de Formose. Fang éprouvait une certain dégoût en regardant cette ruine humaine. Il aurait toute une journée à passer à ses côtés, jusqu’à ce que l’hélicoptère vienne le chercher.
Il détourna la tête.
— Vous êtes persuadé ?
— Oui. C’est bien ce chien.
Ce qui fit rire Marsch.
— Comment comptez-vous procéder ?
— Nous descendons le brancard et je vous donne l’argent.
L’Allemand sifflota.
— Doucement. Vous savez qu’il s’agit d’une opération un peu spéciale. Je veux avoir la certitude que chaque moitié de billet possède son répondant.
Malgré son impassibilité native, Fang ne put s’empêcher de sursauter.
— Dix mille billets ? C’est de la folie.
— Non, car ils sont classés par série. Ce sera assez rapide.
— Vous n’imaginez pas une duperie de notre part ?
— Pourquoi pas ? dit brutalement Marsch. Très facile de couper des billets en deux et de nous les donner comme étant le complément de ce que nous possédons. Vous pouvez économiser une partie de l’argent. Qui me dit que ces billets ont réellement leur complément ?
Fang voulut parler, mais il lui coupa la parole.
— Attendez. Durant la guerre il s’est produit bon nombre de tractations avec des moitiés de billets. Une fois l’accord conclu, on fournissait à l’autre partie les compléments. Mais bon nombre d’accords n’ont pas eu d’issue et vous devez disposer d’un certain stock de ces billets.
Il se frappa la poitrine.
— Personnellement j’ai été mêlé à de pareilles affaires. Vous comprenez ma méfiance ?
— Je ne peux quand même pas vous confier mes propres billets et attendre que vous ayez fini votre contrôle ?
— Voici ce que je vous propose. Nous relevons les chiffres et nous vous remettons nos propres moitiés. En échange vous nous donnez les vôtres.
Fang réfléchit quelques secondes puis s’inclina.
— Entendu.
— Pendant que vous allez chercher vos billets, nous relevons le numéro des séries. Il ne nous faudra pas une demi-heure.
Le Chinois se tourna une dernière fois vers le général. Ce dernier ouvrit les yeux et sa lèvre se retroussa légèrement sur ses dents gâtées. Tout son visage exprimait une ironie cinglante. Fang en tremblait de rage et Marsch le poussa vers la porte.
— Allez !
Puis il retira l’échelle et verrouilla la porte. Dans le poste de pilotage, Clifton était toujours sans connaissance dans son siège.
— Laissons-le là pour le moment.
Il vérifia les liens. La jeune fille les avait serrés moyennement et il tira dessus. Sara le regardait sombrement.
— Il faudrait le soigner. Je crains que votre coup n’ait été trop puissant.
Marsch haussa les épaules et tâta la blessure. Seule la peau avait éclaté sous le coup, mais l’os n’était pas atteint. Il alluma une cigarette et désigna la valise.
— Nous allons relever les numéros des moitiés de billets. Vous trouverez du papier et de quoi écrire dans ce compartiment-là. Je vais prendre les liasses une par une et vous citer le premier et le dernier numéro de la série. Je contrôlerai rapidement et nous passerons à une autre…
Pendant un quart d’heure ils travaillèrent sans autres paroles que les chiffres prononcés par Ludwig. À un certain moment la jeune femme releva les yeux et rencontra le regard flou de Clifton. Il sortait de son évanouissement et ne paraissait pas les apercevoir. Elle continua d’inscrire les numéros, suivant dans l’expression du pilote le retour de la lucidité.
Clifton poussa un soupir et Ludwig se retourna.
— Tu comptes ta fortune. Tu as livré le général ?
— Pas encore, mais ça va venir.
— Tu vois que j’avais raison.
Ludwig fronça les sourcils.
— Pourquoi ?
— Tu t’es contenté de m’assommer. C’est que tu as besoin de moi pour sortir cet avion d’ici. Mais écoute-moi bien. Je ne me mettrai pas aux commandes si le général ne se trouve pas dans l’appareil.
Marsch resta impassible en apparence. Seule la jeune femme se rendit compte que son visage se contractait.
— Et tu sais que rien ne pourra m’y obliger.
Ludwig redressa la tête. Il souriait.
— Hé bien, j’essayerai moi-même. Si je casse du bois, tu seras parmi les victimes.
— Non, dit doucement Clifton. Tu n’oseras pas. Parce que tu te sais incapable de ça.
Marsch se leva, mais Sara posa une main sur son bras.
— Laissez. Il veut vous mettre en colère et nous n’avons pas de temps à perdre.
Ils continuèrent leur énumération et trouvèrent le compte exact, moins cinq mille dollars. Il manquait les moitiés des deux cents cinquante billets donnés à Slade par Sara. Marsch se leva.
— Venez avec moi. Il ne risque pas de se libérer.
Fang revenait une serviette en cuir à la main, suivi par deux hommes. Marsch ne descendit pas l’échelle tout de suite.
— Donnez, dit Fang.
— Vous d’abord.
Le Chinois secoua la tête.
— Vous. Vous avez aussi le général.
Marsch se décida et laissa tomber la mallette. Le lieutenant l’ouvrit et compulsa les liasses. Les deux hommes attendaient un peu plus loin et ne pouvaient voir l’argent.
Fang sourit :
— Chez vous, il manque cinq mille dollars.
Ludwig lui en donna la raison. Le Chinois réfléchit puis leva la serviette à bout de bras.
Marsch se baissa pour la prendre.
— La vérification sera plus rapide cette fois, dit-il.
Il referma la porte. Puis alla jeter un coup d’œil par l’un des hublots. Fang s’était éloigné de quelques pas en compagnie de ses deux hommes.
Alors que précédemment il avait examiné les billets avec sang-froid, il ne put cette fois maîtriser sa joie. Ainsi cette somme fantastique était véritablement à sa portée. Les premiers numéros concordaient parfaitement. Plus il poursuivait les examens, plus il était pris d’un tremblement fébrile. Quand ils en eurent fait les trois quarts, la jeune fille proposa d’en rester là mais il éprouvait une satisfaction intense à manipuler cet argent et il tint à aller jusqu’au bout.
— Parfait, dit-il avec effort. Nous pouvons appeler Fang.
Il ouvrit la porte.
— Que vos hommes montent avec vous, mais sans armes. Ils feraient mieux de les abandonner sur-le-champ pour éviter tout incident.
Deux revolvers furent jetés dans l’herbe et Marsch baissa l’échelle. Une fois en haut, Fang lui tendit la mallette et il la passa à Sara.
— Vérifiez si rien n’a été touché.
Les deux hommes entraient dans l’avion et le général les regardait avec défi.
C’est alors qu’éclata la fusillade.