A la même heure locale, c'était tous les jours la même chose: Jean-François Pons déjeunait sur le tard d'un bol de nouilles saisies dans une sauce rouge, arrosées d'une Tiger tiède. Il était seul devant sa table, serré chez lui pendant les grandes chaleurs d'après midi. Ces nouilles livides, ces poissons morts qui surnageaient au fil d'une boue toxique, le duc les mangeait sans les regarder. Il parcourait ses revues cornées, tournant chaque page après s'être essuyé les doigts sur son bleu.
Tous les matins c'était pareil, le duc Pons se levait avant le jour pour superviser la saignée des hévéas, chaque jour incisés un peu plus profond pour faire jaillir un maximum de sève selon la théorie de la réponse à la blessure, élaborée par Parkin à Colombo en 1900. Cette pratique exige un soin extrême, et Pons n'avait pas trop de l'escadron tatillon des contremaîtres chinois dévoués à Kok Keok Choo pour surveiller le prélèvement d'un demi-millimètre d'écorce sur chaque tronc, sous le soleil et le ciel toujours plus vifs, toujours plus lourds. La matinée se passait donc à raviver les blessures des arbustes, puis chacun se retirait sous l'abri qui lui était alloué: les ouvriers agricoles retrouvaient leurs communs, sur l'état desquels les frères Aw n'étaient jamais en retard d'une indignation, et les Chinois réintégraient leurs locaux à peine plus spacieux, mieux aérés, moins envahis par les insectes et les bacilles infiniment variés.
Le couple Jouvin restait généralement cloîtré dans sa villa, hormis les rares apparitions mutiques de Raymond sur le terrain, notant au creux d'un bloc des choses que l'on ne devinait pas, ou celles bien plus divertissantes de Luce trop ivre et fardée, qui zigzaguait parmi les arbustes en gesticulant des airs de Line Renaud, gloussait d'intimes invites à la grande joie du personnel jusqu'à la prompte intervention de Raymond, courant en chaussettes depuis la villa puis ramenant fermement, hors d'haleine, la pauvre grosse créature chancelante dans sa robe à fleurs mal jointive, sur ses talons décloués.
L'après-midi, la fournaise apaisée, on retournait am champs pour récolter le latex sué dans les tasses fixées aux troncs. Pons devait surveiller ensuite le transport à l'usine de la matière première puis les étapes de son traitement, sans parler du réglage des machines, de l'arbitrage des conflits, des rapports quelquefois tendus avec les coopératives de petits planteurs.
Quinze heures, dehors c'est une grande lumière sèche. Le duc Pons gratte son cuir chevelu d'un doigt moite en feuilletant une brochure importée d'Europe du Nord – on frappe à la porte. Pons ferme sa revue, adresse une grimace à l'horloge murale offerte par les contremaîtres il a cinq ans: un panda y bat la mesure une seconde sui deux. On frappe encore – contre la porte est punaisée une vieille première page de France-Soir toute jaune, toute occupée par la photographie d'une manifestation, pendant la guerre froide, à Paris: jeune, déjà très osseux un coin, on y aperçoit le futur duc. Pons crie d'entrer.
L'aîné des Aw parut furtivement. Plus intellectuel, moins charismatique que son frère, il tenait à celui-ci lieu d'ombre scrupuleuse, d'éminence terne.
– C'est toi, Sam, soupira Pons. Assieds-toi, je vais te prendre une bière.
Pendant que l'autre posait son corps gauche sur un tabouret, le duc s'en fut extraire deux Tiger de la glacière.
– On n'aura pas le temps, dit Aw Sam doucement, il faut qu'on voie mon frère. Il veut vous parler.
Pons grimaça derechef, replongea l'une des boîtes parmi les pains de glace malpropre, ouvrit l'autre et but longuement avant de se retourner vers le Malais, désignant la fenêtre comme s'il tonnait – non mais tu as vu ce qui tombe? Les insectes en effet couraient se mettre à l'abri sous cette touffeur drue, tambourinaient contre les mailles des moustiquaires. Le duc but encore, ensuite il hoqueta. Bon, dit-il enfin, je prends mon chapeau.
Trois cents mètres plus loin, au-delà du quadrillement d'hévéas, la forêt à étages gonflait monstrueusement, déployant une surenchère d'espèces. Le duc suivit d'abord l'aîné des Aw entre deux lignes d'arbustes, dans un ocre couloir de sable et d'argile fendillée, vers l'espace absolument vert. Tout était vert sous ces climats propices, d'abord d'un vert nuancé, multiple, exploité sous toutes ses coutures, déployé jusqu'à l'empiétement sur ses couleurs parentes, son oncle brun, ses cousins jaune et bleu; ensuite, une fois sous le couvert des arbres, la gamme se resserrait ferrugineusement autour du wagon.
Aw Sam ouvrit le chemin, écartant les branches des halliers, les retenant parfois devant le duc pour éviter l'effet de fouet. Presque tout de suite on était dans le giron de la forêt archaïque, tout à fait primitive, vierge de défrichements et de brûlis, intouchée par les chercheurs d'étain. Jean-François Pons ne s'y aventurait plus qu'exceptionnellement, au rare gré de la retrouvaille d'un porc perdu, d'une épouse de journalier. Mais ce genre d'expédition l'enfiévrait moins que dans les prémiers temps, il avait perdu l'habitude, maintenant il rechignait assez de s'y trouver contraint.
– Mais qu'est-ce qu'on fait, Sam, protesta-t-il une fois, où est-ce qu'on va comme ça?
Et l'autre idiot qui n'arrête pas d'écarter les fougères sans se soucier des boues, de ces grandes flaques boueuses presque ininterrompues, on va marcher longtemps comme ça? Une inquiétude saisit Pons lorsqu'il se rappela n'avoir aux pieds que des sandales ordinaires, en plastique translucide, du genre qui équipe les pacifiques chasseurs d'arapèdes occidentaux.
– Arrête, petit, cria-t-il d'une voix blanche. Les sangsues. Arrête, les sangsues.
Chacun sait que les sangsues se répartissent de manière uniforme à la surface du globe, se développent sous tout climat, sur tout support, par exemple il y en avait une fixée sur le pied droit de Pons qui protesta nerveusement, hautement, cherchant vite une cigarette au fond de ses poches. Il l'alluma, tira deux bouffées rapides puis l'enfonça dans le corps mou du ver vampire. Lequel se mit à se tordre avec lenteur avant de se détacher, et le duc tira deux autres bouffées pour lui-même avant qu'on se remît en marche avec mieux de prudence, Aw Sam tâchant de trouver pour Pons des passages à gué. Traversant un brouillard d'insectes ils avançaient dans la forêt, glissaient en remontant son ventre moite, en se retenant aux branches. Trente mètres au-dessus d'eux, de premières frondaisons formaient une voûte humide, dentelée comme de la vieille éponge. Trente mètres encore au-delà se tressaient des faîtes d'arbres géants dans l'entrelacs des lianes enchevêtrées, réseau de câbles diffusant une lumière mille fois réfractée, diffractée au cœur du système vert. Et le soleil forait parfois son chemin dans ce labyrinthe pour aller poser comme au cirque son faisceau sur quelque fauve, quelque singe surpris par la rareté de cet événement, pris au dépourvu, manquant cette exceptionnelle occasion d'exécuter un petit numéro.
Après vingt-cinq minutes de marche, ils atteignirent une clairière drageonnée d'hibiscus et de rhododendrons, tachée de lichens polychromes, occupée par cinq hommes assis, adossés au tronc d'un diptérocarpe. Ils s'appliquaient fort à extraire, pour les manger, les graines des fruits du grand arbre chus parmi les fleurs rouges. Le plus grand des cinq sourit en se levant à l'approche de son frère; les gemmes rouges sertis dans ses incisives luisaient sous l'émeraude de l'air.
Aw Aw, cadet d'Aw Sam, pria d'un geste le duc de s'asseoir. Pons déclina d'un autre geste, méfiant des reptiles autour des orchidées. Qu'est-ce que c'est que ce cirque, grogna-t-il. Aw Aw sourit sans répondre. Sa personne forçait une sympathie complexe, de celles dont on se veut de se méfier. Pour déranger sa gêne, le duc examina son bras où depuis un instant jouait une autre gêne – moustique de fort calibre qu'il écrasa. L'insecte rendit une autre touche de rouge en explosant.
– Alors qu'est-ce qui se passe, grinça le duc. Vas-y donc.
– On prend le maquis, annonça carrément le plus jeune des frères Aw. Tout le monde est prêt, les conditions sont réunies. Je me retire avec ceux-là pour préparer le moment, on attend le moment. Quand?
– J'ai écrit, dit Pons. J'attends la réponse, patience. Il y a quelques points, quand même, qu'on n'a pas réglés.
Le partage du pouvoir, par exemple, après qu'on l'aurait pris, restait à négocier. Pons, qui entendait bien garder au moins son statut de gérant, se trouvait pris de court. Il n'aurait pas pensé que les choses iraient si vite, ni même imaginé le terme du processus – on s'habitue ainsi à une grossesse, on en oublierait presque l'inévitable issue.
– Les armes, par exemple, on n'a rien réglé pour les armes.
– C'est vrai, dit Aw le jeune. Alors, quand?
Il souriait toujours sans se troubler. Dans ses dents de devant, les pierres semi-précieuses luirent un instant d'un éclat plus vif, comme sur un tableau de bord un voyant fait état d'une urgence, et le duc eut une sale impression.
– Je m'en occupe, dit-il, je vais m'en occuper. Il faut que j'écrive encore. Ce soir.
– Vous en êtes sûr?
– Je sais ce que je dis, petit.
– Pardon, mais vous êtes sûr de votre fournisseur?
– Bien sûr que je suis sûr, s'énerva le duc. C'est l'affaire de quelques semaines, peut-être un mois, mais c'est ce qu'il y a de plus sûr. Je vais aller en France, de toute façon, je m'en occuperai mieux là-bas.
– C'est bien, dît Aw Aw.
Le duc se vit au pied du mur, grignoté par le découragement: il allait donc falloir s'en occuper vraiment. Il évita le regard des frères Aw, détourna le sien vers leurs hommes. Accroupis sous l'arbre immense, deux Negritos commentaient à mi-voix cet échange dans leur langue introuvable; l'un d'eux pressait de l'index une détente imaginaire, le reste de sa main fermé sur un espoir de crosse.
– Bon, conclut Pons, je crois qu'on s'est tout dit.
Une heure plus tard, les pieds dans une cuvette d'eau vinaigrée, un demi-verre à dents de gin dans la main, il cria d'entrer à nouveau lorsqu'on revint frapper contre sa porte. Cette fois, c'était l'interprète.
– C'est le capitaine, annonça l'interprète. Il vient d'arriver.
– Nom de Dieu, invoqua le duc en vain, vidant son verre pour agripper une serviette-éponge. Dis que j'arrive, va vite lui dire.
Le capitaine Illinois se tenait au cœur de la petite usine en compagnie de Raymond Jouvin. La chaleur avait contraint le navigateur à ôter sa veste de drap, ainsi que sa casquette qui tournait mollement au bout de son gros doigt. Elle tombait de temps en temps, à l'envers quelquefois, on voyait alors le pourtour intérieur de la coiffe, la ruine d'un ruban de cuir veillée par un papillon de soie déteinte. Le capitaine ramassait la casquette en soufflant, se redressait en essorant sa barbe, épongeait d'un mouchoir impeccable son front barré de rouge par le couvre-chef. Ses pommettes étaient rouges, son petit œil toujours bleu. Le duc hors d'haleine les rejoignit dans la salle de coagulation.
– Pierre-Yves, s'exclama-t-il.
– Hon, vibrèrent avec chaleur les cordes vocales de l'officier de marine.
Ils s'empoignèrent par la main droite, usant de la gauche pour se claquer les omoplates. Un registre à la main, Jouvin considérait ce rituel du fond de sa chemise. Poursuivons, fit-il prudemment lorsque le rythme des claques commença de faiblir.
Chaque visiteur lui était l'occasion de parcourir l'usine en prononçant des chiffres. Laissant les bacs de coagulation, l'époux Jouvin précéda le capitaine dans les salles suivantes où l'on pressait, lavait, découpait le coagulat en feuilles minces, qu'ensuite l'on séchait et fumait dans une chambre spéciale empestée de créosote. Le duc s'abstint d'y pénétrer, jetant des regards sur les ouvrières affairées, leur adressant différentes sortes de sourire selon.
Le capitaine était en larmes au sortir du séchoir-fumoir. Sans cesser un instant d'énumérer, l'inaffectif Raymond tint à poursuivre jusqu'à l'atelier d'emballage, terme de la chaîne de production. Plus tard, dans l'entrepôt, adossés au mur élastique, ils convinrent que le stock serait chargé le soir même sur le nouveau camion de la plantation, celui-ci gagnant le lendemain matin la station côtière où le Boustrophédon avait jeté l'ancre. On se revoit pour dîner, dit Jouvin, pour signer les papiers. Puis il s'en fut, l'air affairé. Comme il régnait un peu de relative fraîcheur dans l'entrepôt, le capitaine remit sa casquette en s'aidant des deux mains. Quoi de neuf à bord, s'enquit poliment Pons.
– Ça va, ça va bien. Quoique les gars sont énervés de temps en temps, je ne sais pas à quoi ça tient. Chacun leur personnalité, hein.
– Vous allez revenir quand, Pierre-Yves? C'est pour quand, le prochain transport?
Illinois tira de son uniforme un robuste carnet de carton fort, fermé par un large élastique, et qu'il feuilleta quelques instants avant de présenter une page à Pons: imprimée en bleu clair, pas bien droit, la date se situait quarante jours plus tard.
– Ça pourrait aller, dit Pons, ça peut encore aller. Vous revenez à vide?
L'index marin, durci comme de la vieille sacoche, descendit de cinq centimètres sur la page où s'alignaient les mots pièces détachées, semences, vin, d'une grosse écriture ronde et presque trop lisible.
– Il vous restera un peu de place? Ce serait pour pas grand-chose, une dizaine de caisses. Cinq ou six mètres cubes.
Le capitaine réfléchit, puis hocha.
– C'est bien, dit le duc, je serai là-bas de toute façon, je dois faire le voyage. Ensuite je reviendrai avec le chargement. Je m'occuperai de tout ça, l'embarquement et tout, ça ne gênera pas. On se revoit au dîner?
L'officier de marine s'éloigna dans le soleil, rejetant crânement sa veste sur son épaule, rajustant sa visière sur ses brefs cheveux sains, chaloupant dans son pantalon salé. Pons le suivit du regard avant de retourner aux champs.
Le soir, après le dîner, Pons avait réintégré son bungalow dont il arpenta les deux pièces un moment. Il était amer, son esprit s'encombrait d'une tristesse agacée que démultipliait ce repas ridicule: Luce qui piquait du nez dès la salade, Jouvin se prévalant de sa prospective, le capitaine et son lexique étroit; le duc, lui, s'était emmerdé. Il entreprit de ranger encore sa table où durcissaient les restes de son déjeuner, où les pages des revues adossées aux murs s'affaissaient comme des ailes d'oiseaux morts. Il fit un peu de vaisselle puis revint s'asseoir devant ses plans et ses photographies de jardins astronomiques.
Il s'était abstrait là-dedans, rêvant à son gnomon qui serait, oui, d'échelle haussmannienne. Nombre d'instruments de mesure l'entoureraient, plein de gradations et de cadrans sur lesquels son ombre portée produirait plein de sens. Ce serait donc, inspirée de Jai Singh II, une de ces gigantesques équerres étroites, percées d'alvéoles, comme il s'en trouve dans quelques villes de l'Inde du Nord depuis deux ou trois siècles. Un escalier dentellerait sa raide hypoténuse orientée vers le pôle, Pons y grimperait chaque jour, chaque nuit, pour procéder à maint relevé. La forme et la découpe de son projet, la possibilité de monter dessus, tout cela procurait une exaltation toujours neuve au duc Pons qui voyait là, oui, l'idéale trace qu'on pût laisser de son passage sur terre. Restait ce problème de la matière première, avec lequel il fit comme chaque soir quelques passes, avant de le renvoyer au toril en compagnie des autres questions pendantes. Pons n'était pas pressé, Pons avait le temps: sans doute terminerait-il ici son existence dont rien ne laissait prévoir une trop proche issue, on s'accommode tard des amibes. Il avait refermé le dossier, il regarda le mur en face de lui.
Outre la photo du neveu à treize ans (adossé à un platane, le petit Paul J. s'efforce de sourire mais il paraît souffrant, convalescent), il y a là celle de l'un des appareils (Rashivalaya Yantra) construits par Jai Singh II, une carte postale cachetée à Rayonne en août 1953 («Mon petit Jeff, il fait très beau, j'ai retrouvé plein de gens de l'an dernier, Gérard dont tu te souviens sûrement, il était là l'an dernier, il fait vraiment très chaud, je te serre contre moi, Lili»), un polaroïd (avec très peu de cuir noir sur elle) d'une femme rencontrée au cours d'un voyage d'affaires à Singapour. Tout cela tient à l'aide de punaises à tête bleue,
Les yeux de Pons se sont arrêtés sur la photographie du garçon. Ses mains cherchent à tâtons sur la table, attirent un bloc de papier à lettres par avion. Les enveloppes assorties viennent avec, puis un crayon décolle de sa base en fer blanc. Le duc lève le crayon, l'immobilise en point fixe au-dessus du bloc, son regard flou s'est maintenant retourné sur des souvenirs qui grouillent à l'intérieur de lui. Puis il écrit. La date en haut, à droite. Mon petit Paul.