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– Trois jours qu'on ne l'a plus vu, faisait remarquer Toon en fouillant, je me demande ce qu'il fout. Attention, devant, cria-t-il.

En provenance de La Ferté-sous -Jouarre, le 4 x 4 brique fonçait vers Château-Thierry. Toon s'était soudé dans son siège lorsque l'on évita de justesse un semi-remorque en train de doubler en sens inverse. Réglant constamment la fréquence des ondes courtes, dont les informations pouvaient le conduire à modifier l'itinéraire, Van Os scrutait le rétroviseur autant que le pare-brise du véhicule lancé à toute allure.

– On aurait pu prendre l'autoroute, vous ne croyez pas? regretta Toon en se dégrippant du siège.

Il se remit à fouiller dans la vaste boîte à gants, en tira une boîte métallique au couvercle barré d'une croix de sparadrap.

– C'est ça, dit Van Os, et à la sortie on tombe sur des motards. Non, c'est un piège à cons, l'autoroute. Je te l'ai dit cent fois.

Bon, fit Toon en se préparant le pansement. Renversant le pare-soleil, il se considéra dans le miroir de courtoisie puis appliqua le tricostéril, avec une crispation, sur son arcade gauche écorchée. Il se considéra derechef, sollicitant quelques mimiques.

– Tu ferais mieux de compter.

Toon fit venir le sac de toile posé sur la banquette arrière, le bascula lourdement par-dessus son dossier, s'y plongea le nez comme pour inhaler.

– Ça fait beaucoup, décrivit-il, ça risque d'être long.

– Ça va, dit Van Os, on verra ça à la maison. A vue de nez, tu dirais quoi?

– Deux trois cent mille, mais je ne garantis rien.

– Ça va, dit Van Os.

Ils ne parlèrent plus jusqu'à Château-Thierry, où naît une départementale tordue qui va longeant les bois de Barbillon. Van Os baissa la radio, réduisit son allure.

– Il était con, ce caissier, reprit Toon en se massant l'épaule gauche. Il m'a fait mal.

– Tu lui as fait mal aussi, rappela Van Os.

– Notez qu'il s'en est bien tiré, fit observer le jeune homme en sortant de son aisselle un petit pistolet, une chance pour lui que je n'avais que ce petit pistolet. On fait vraiment avec ce qu'on a.

– Puisqu'on ne trouve rien, dit Van Os. Rentre ça.

Toon rentra ça puis farfouilla dans le fond du sac sous les banknotes sédimentés, y alla chercher un masque en caoutchouc vert hérissé de pseudopodes tremblotants, qu'il se plaqua sur le visage en produisant un bourdonnement. Enlève ça, idiot, siffla Van Os. Toon ôta le masque en rigolant, on a quand même bien rigolé.

Leur cache, pour les jours à venir, était une petite gare désaffectée, très isolée, très secondaire en marge des bois, prenant à peine plus de place qu'un pigeonnier, flanquée d'un garage en tôle où l'on remisa la voiture. On pénétra ensuite dans la maison obscure en fermant derrière soi, on prit garde à n'ouvrir pas les volets, Toon tâtonna un peu avant de trouver le compteur. Puis il vida le sac sur une grosse table en chêne très lourde, très encombrante, garnie de nombreuses moulures et de nombreux tiroirs aux poignées de bronze, et qui obstruait près de la moitié de la pièce unique formant rez-de-chaussée. Répandu sur son vaste plateau, le volume de billets de banque décevait. Van Os eut un rictus maussade, entreprit de tourner autour de la pièce pendant que Toon se mettait à compter.

– On gèle ici, constatait Van Os, et puis ça pue le renfermé. Il n'y a pas de chauffage?

– Juste la cheminée, on peut faire un peu de feu si vous voulez. Il y a du bois dans le garage.

– C'est ça, dit Van Os, et la fumée? Quelqu'un voit la fumée, c'est les flics dans les cinq minutes. Quand même on se gèle, répéta-t-il en se frottant les mains. Plankaert aurait pu prévoir. Un petit truc électrique, je ne sais pas, un petit radiateur à huile. Tu les vois, ces petits radiateurs.

Toon disposait les liasses en trois rangs parallèles. Van Os s'approcha du butin qu'il jaugea, cessant de se frotter – même pas cent cinquante mille, tu vas voir. Un téléviseur minuscule était posé par terre, qu'il brancha sans mettre le son: c'était assez brouillé, strié, peu contrasté, des fantômes cathodiques des deux sexes ouvraient des bouches de poissons flous dans un aquarium boueux.

– J'espérais mieux, dit Van Os. Et Bergman? Tu ne vois pas qu'il nous fasse un enfant dans le dos? Qu'est-ce que tu crois?

– On en a déjà parlé, dit Toon. Et puis je compte, là. Je ne peux pas tout faire en même temps, n'est-ce pas.

– Evidemment, ricana Van Os en consultant sa montre. Et l'autre, Bob, qui est toujours derrière?

– Il n'a pas bougé, il reste chez lui.

– Et la fille?

– Je sais qui c'est, la fille, maintenant, je sais où elle habite. Ça peut servir, en cas.

Van Os monta le son comme défilait un générique d'actualités locales: un reportage tout neuf y était consacré au sac d'une banque de La Ferté-sous -Jouarre. Les deux hommes le suivirent avec un vif intérêt. D'abord un ample mouvement d'appareil présentait le cadre où s'affairaient les forces de l'ordre, d'où s'éloignait une ambulance contenant le caissier. Ce con de caissier, rappela Toon. Puis un témoin, cadré serré, pensait ensuite pouvoir décrire les agresseurs: deux blonds costauds, l'un plus costaud que l'autre et peut-être affligé d'un accent du Sud-Ouest ou quelque chose. Quel con, celui-là aussi, grinça Toon. Comme l'émission s'achevait sur des plans aériens de Cergy-Pontoise, Toon termina ses comptes. Cent trente-huit, dit-il, vous aviez raison, ce qui nous fait trois fois quarante-six. Sur la table étaient trois volumes égaux de liquide, Toon en poussa deux vers Van Os contrarié puis s'approcha du poste.

– Laisse, ne touche pas. Des fois qu'on serait aussi à celui de vingt heures.

– Oui, dit Toon, et puis il y a les émissions drôles à cette heure-ci.

– Ne t'occupe pas des émissions drôles, imbécile, cria Van Os brusquement. Recompte voir, plutôt. Et demain tu vas t'occuper un peu mieux de Bergman, tu entends? Tu commences par cette fille, d'abord, tu vas tâcher de m'en tirer quelque chose. Demain. Je te dis de recompter.

Cette fille était cependant dans sa chambre de jeune fille, au deuxième étage de la maison de sa mère à Chantilly. Elle découpait des images dans les revues de mode, des choses qui pourraient lui donner des idées.

Jeff, au déjeuner, avait annoncé son départ d'un ton sourd, avec des yeux confidentiels. Comme Justine s'amusait de ses mimiques conspiratrices, il feignit de les avoir feintes en les exagérant jusqu'à ce qu'elle sourit moins. Quelqu'un, dit-il, passerait le chercher en fin de journée. Il s'était levé aussitôt après le dessert pour aller préparer son bagage dans sa chambre, Nicole l'y rejoignit pour l'aider. Justine à son tour avait regagné son ancienne chambre. Trois heures à présent qu'ils faisaient cette valise. Elle coupait ses photos en morceaux de plus en plus petits.

On sonna deux coups brefs à la grande porte, en bas. Justine entendit les semelles hésitantes de Boris claquer sur le carrelage du hall, puis la porte se refermer après un échange indistinct. Peu après, Boris monta lui annoncer d'une voix réprobatrice la survenue d'un jeune individu qui demandait après le duc. C'est plutôt lui qu'il faut prévenir, dit Justine. J'ai essayé, fit l'homme de charge peiné. Ça ne répond pas, je n'ose pas insister.

Bob se tenait bien droit au milieu d'une dalle noire de l'entrée, les yeux levés vers Justine qui venait d'apparaître dans les hauteurs de l'escalier. Eblouissante elle descendait ensuite lentement les marches vers lui, pour lui seul, alors qu'on est toute une bande au Casino de Paris. Puis elle le conduisit dans le salon vert, Bob était effroyablement intimidé. De crainte de la dévisager, depuis le bord instable d'une berceuse il étudiait l'environnement. Aux murs, les œuvres d'art disaient bien le tourment de leurs auteurs dans les années 50, soucieux de garantir à une clientèle argentée quelque idée de ce qui se fait dans le moderne – bâtard bien habillé d'impressionnisme et d'abstraction – tout en la rassurant par une image un tant soit peu reconnaissable de réalités nobles telles que les tempêtes d'équinoxe vues du Grand Hôtel de Cabourg, le pont des Arts à l'heure du thé, la baie des Anges à celle du Cinzano. Sous vitrine entre les deux fenêtres, s'ordonnaient quelques éventails, sulfures et tabatières, animalcules précieux veillés par des ancêtres apocryphes.

Justine offrit un verre à Bob. Bredouillant merci, Bob était sur le point de trouver autre chose à dire lorsque Pons les rejoignit dans le salon. Ses yeux brillaient de fraîcheur et de fièvre, il paraissait léger, fatigué quoique dispos, ce qu'une certaine distraction manifestait.

– Je suis excessivement content, Bob, de te voir, assura-t-il en restaurant d'un doigt badin le parallélisme des plinthes avec le pont des Arts. Ainsi vous avez fait connaissance. Tu as vu cette belle petite.

Décidément très à l'aise il s'approchait de Justine non sans une menaçante verdeur, elle s'écarta d'autant, souriant d'exquise indulgence; Bob examinait avec gêne le contenu de son verre. On va y aller, dit le duc, je suis prêt donc tout est prêt. On se transporta dans l'entrée. Nicole parut toute recoiffée, suivie de Boris qui descendait le bagage ducal, le tenant comme une poubelle éloigné de lui au bout de ses doigts, s'accrochant à la rampe avec ses autres doigts. On sortit, Bob ouvrit le coffre pour que Boris y déposât l'objet de sa répulsion. Circulant autour du véhicule, Bébé d'Amour vérifiait en pissant contre la pression des pneus. Puis le duc, profitant de la nuit venue pour furieusement pétrir Nicole une dernière fois, grimpa dans le véhicule qui démarra sous les yeux soulagés de l'homme de charge.

Mère et fille le virent s'éloigner, disparaître. A l'intérieur, déjà le duc Pons traquait sur l'autoradio quelque musique à l'aune de son humeur légère, commentant avec outrance toute mélodie qu'il croisait, s'échouant enfin sur du clavecin, des pièces de Scarlatti assez agaçantes pour les nerfs. Bien, dit-il, comment procède-t-on finalement.

Bob exposa: par souci de discrétion, eu égard au harcèlement du gang belge en particulier, on était convenu d'agir séparément. Paul s'occuperait de convoyer les armes jusqu'à Port-Saïd, où le Boustrophédon devait faire escale. Bob et Pons l'y rejoindraient par avion, dans quelques jours. En attendant, dit Bob, vous habiterez chez moi, on s'arrangera. Le duc aima ce projet; Chantilly lui pesait, avoua-t-il, Nicole est gentille mais bon, la petite est bien mais il y a ce Russe qui n'est pas sympathique, tout de suite le duc l'avait senti hostile. Donc ce n'est pas plus mal, n'y aurait-il pas un peu de remontant pour fêter ça. Bob désigna la boîte à gants: raide de graisse, un gant célibataire hébergeait là toute une famille de cartes routières fripées, une communauté gondolée de contraventions en uniforme vert, un couple de chiffons, une paire de lunettes noires, une vieille tribu de points Mobil, une bande désœuvrée de petites pièces détachées sans avenir, une flasque vêtue de cuir emplie de whisky Jameson. Tu es un ange, dit le duc en dévissant le bouchon chromé. Il but puis il reprit son souffle, coinça le flacon plat entre ses genoux, produisit un ricanement puis un autre, et encore un autre en prenant son temps. Il n'y eut plus que le bruit du moteur ponctué de ces ricanements à usage interne, pimenté par le clavecin bourdonnant comme les insectes extérieurs, suspendus dans l'air noir, happés par phototropisme dans les faisceaux coniques des phares, et qui explosaient sur le pare-brise en étoiles transparentes.

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