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Trente paysans malais s'assoupissaient sur des bancs parallèles, en contrebas de l'estrade où deux des blancs tournés vers eux somnolaient mieux dans leurs fauteuils. Les paysans portaient la tenue de travail habituelle, du chiffon bleu noué sur les reins, parfois agrémenté d'une bande d'étoffe en bandoulière. A peine plus vigiles, des contremaîtres chinois les encadraient – c'est chose fréquente à Malacca que les Chinois grimpent l'échelle sociale plus agilement que les natifs. Celui des blancs qui ne dormait pas lisait des chiffres, des séries de chiffres et de pourcentages que transposait un interprète aux décimales près. Cela se passait une fois par mois. C'était l'usage. Les paysans devaient se taire pendant la conférence, c'est tout ce qu'on leur demandait contre une prime d'un vingtième de dollar malais.

Assis à gauche de Luce Jouvin, le duc Pons haussa une paupière. Une longue paroi de la salle était percée de fenêtres par lesquelles, au-delà de l'usine à latex, il vit se développer les rangées d'hévéas; la chaleur produisait des ondes molles qui déformaient les perspectives d'arbustes, comme sous l'effet d'une brise invraisemblable en cette saison dans cette partie du monde. Sur le mur opposé, de hautes glaces romantiquement rongées par les moussons doublaient la quantité de ruraux, et le ventilateur au plafond défalquait un peu de moiteur. Pons avait bricolé ce ventilateur onze ans plus tôt, à partir d'une hélice de chasseur-bombardier Vampire de Havilland abîmé dans la jungle en plein raid vers 1953. Il avait découvert lui-même l'épave peuplée de rampants, de rongeurs côtoyant et même traversant le squelette casqué agrippé aux commandes, la phalangette de son index soudée au bouton du siège éjectable. Avant de se mettre à démonter l'hélice, le duc avait rétrospectivement tremblé pour le fiancé de Nicole Fischer.

Pons portait presque soixante ans sous un sweat-shirt d'un noir verdi, taché, décousu aux épaules; il était long, sec, son regard était sec au bout de son cou. Raymond Jouvin suait en revanche profusément tout en lisant ses chiffres et Luce Jouvin dormait sous ses grosses lunettes, elle dormait en ronronnant parfois, elle dormait dans sa cretonne imprimée de fleurs fanées; c'était elle en principe qui présidait la conférence mensuelle. Sous le poids de cette institution, il apparut que le personnel commençait à s'impatienter: les ruraux chuchotaient, donnaient du coude, pouffaient dans leur sabir, une atmosphère récréative menaçait de gangrener la réunion.

– Réagissez, Raymond, grogna le duc par-dessus Luce qu'un rêve en cet instant faisait geindre. Dites quelque chose, vous voyez bien qu'ils se dissipent. On ne va plus pouvoir les tenir, après.

Jouvin puis son interprète regardèrent Pons avec indécision. L'interprète était un Négrito d'une tribu proche de la frontière siamoise. Sa peau était obscure, ses cheveux blanchissaient, sa bonne volonté lassait. L'hésitation de Jouvin, qui suspendit ses comptes, permit que se formât au fond de la salle un mouvement plus net auquel, d'abord, ne se mêlèrent pas les Chinois. D'une voix mesurée, l'un des ruraux venait de se lancer dans un petit discours. Pédagogique, Jouvin frappa le coin de la table avec ses doigts, en vain. Soucieux de répercuter la moindre nuance patronale, l'interprète fit de même du bout de ses ongles cannelés, sans autre effet que l'éveil en sursaut de Luce, le lever de ses paupières lourdes derrière toutes ses dioptries.

Luce avait une grande et grosse bouche, avec une langue disproportionnellement volumineuse à l'intérieur; cela fatiguait sans doute de toujours contenir l'une dans l'autre, aussi Luce devait-elle faire sortir cette langue de temps en temps, comme on étire ses membres ou promène son chien. Elle la fit aller sur ses lèvres épaisses, gonflées comme des pneus gercés, puis maronna quelque chose à l'adresse de l'interprète. Heureux de n'avoir plus à traduire, celui-ci cligna, sourit, disparut, revint porteur d'un gobelet de métal dont Jouvin ne voulut pas identifier le contenu. Il détourna son regard, alors que Pons donnait vers Luce de toutes ses dents. Profitant de ses excès, d'une lucidité moindre qui s'ensuivait, le duc s'était aventuré cinq ou six fois vers ces muqueuses exceptionnelles qui engloutissaient d'un trait le contenu du gobelet, qui articulaient ensuite: qu'est-ce qu'il a, qu'est-ce qu'il veut.

– Toujours les mêmes, observa Jouvin. Qu'est-ce qu'il raconte, Jean-François?

– On entend mal, prétendit Pons, je ne saisis pas tout.

Toute l'assistance s'était progressivement tournée vers l'orateur aux pupilles véhémentes, et dont la chevelure noire produisait du bleu. Son pagne pendait comme tous les pagnes, mais de petites pierres semi-précieuses incrustées sur le devant de ses incisives dénotaient un souci de chic. Son buste était aussi tatoué d'aigles, de pensées et de motifs abstraits parmi lesquels, sur son épaule, des galons peut-être fortuits. C'était un long jeune homme au long visage décoré d'un petit nez, d'étroites oreilles aux lobes élongés par des breloques polythéistes. Il parlait, ses pareils l'écoutaient. Même les contremaîtres commandés par Kok Keok Choo, d'abord indifférents, finirent par s'expédier quelques diphtongues, puis des vues s'échangèrent avec les ruraux, et tout le monde bientôt commentait à chaud la péroraison du plus jeune des frères Aw. Seul son aîné se taisait en le regardant, lui ressemblant comme une première ébauche, une photo floue. S'il partageait presque toutes les idées de son frère, l'aîné des Aw s'en tenait à une action plus intendante, préférant pointer les absents aux réunions syndicales, collecter les cotisations, rédiger les comptes rendus de séances et les discours du benjamin dans sa graphie de lettré.

– Voilà les Chinois qui s'y mettent, constatait Jouvin. Faites quelque chose, Jean-François.

– Mais qu'est-ce qu'il veut, réitéra Luce.

– La même histoire, fit Pons, les conditions de travail, pas de secret. Les horaires, les salaires, il n'y a que ça de vrai.

Il éloigna ses mains l'une de l'autre. Jouvin fronçait et plissait tout en feuilletant la comptabilité, clavecinant sa calculatrice pour soutenir le récitatif du jeune Aw. Il jeta son coude en arrière, fort de sa démonstration:

– La question du salaire, vous verrez qu'on ne peut pas. Supposons deux pour cent, moi je veux bien, je ne tiens pas compte des charges et ça nous fait. Ça nous fait ça nous fait, renifla-t-il en extirpant une molle particule blanche du coin de son œil, bien sûr qu'on ne peut pas. On perd.

– Tenez bon, approuva Pons, restez ferme. Ne cédez rien. Vous comprenez (il désigna son doigt avec son autre doigt), on leur donne ça et alors eux, tout de suite (il montra tout son avant-bras).

Le désordre enflait dans la salle. Luce dit que quelqu'un fasse quelque chose, fasse quelque chose.

– C'est un peu tard, fit le duc, ils sont énervés maintenant. Enfin, on va bien voir. Berhenti, lança-t-il, berhenti.

Cela signifierait quelque chose comme stop – et, Pons détenant quelque ascendant sur les Malais, l'aîné des Aw eut un geste en direction de son jeune frère qui freina brutalement, rangeant son discours sur un bas-côté de sa conscience. Allons, poursuivit Pons avunculo-vernaculairement, allons allons. Les ruraux se retournèrent avec docilité; curieusement les Chinois, en principe mieux disciplinés, prolongèrent un instant la rumeur.

Le duc fit diversion par l'annonce d'innovations techniques mineures: on généraliserait désormais l'emploi de bouillies anticryptogamiques, et l'on doublerait dès demain la première équipe de seringueros. Au lieu des vieux fûts de tôle d'acier, on recourrait maintenant à un camion-citerne faisant la navette avec la côte, d'où le caoutchouc filerait au Havre – port français, rappela Pons – sur un navire aux destinées duquel présidait le capitaine Illinois – que vous connaissez, rappela Pons, que vous estimez. Il rappela aussi l'annonce de son prochain départ, une semaine ou deux, dont la date n'était pas encore bien fixée. Les paysans prirent acte de ces informations; peu après la séance était levée.

Peu après le duc s'immergeait dans la lumière blanche et l'air serré comme une boisson chaude. Au sortir de la villa Jouvin, cadre des conférences mensuelles, trois cents mètres le séparaient de son bungalow de fonction. Deux pièces: au coin de la plus grande, une forte lunette d'observation dressait son objectif vers une trappe ménagée dans le plafond, et que Pons ouvrait pendant les nuits pures. Ayant quadrillé le ciel jusque tard dans la précédente, il s'était couché sans refermer cette trappe d'où les photons se déversaient à présent, diffractés sur les pollens en suspension, plaquant toute la poussière au sol.

Il s'assit devant sa table coincée dans un autre angle, tenta d'y avancer dans la lettre qu'il avait commencée – première lettre après un long silence, très délicate à composer. Tracées la veille au soir sur un carré de papier, quatre lignes attendaient leur suite, Pons préféra froisser, prit un autre papier, écrivit ma chère Nicole (barra), chère Nicole (barra), Nicole, froissa derechef puis regarda la table elle-même. Déplaça quelques objets qui s'y trouvaient. N'aboutit qu'à sophistiquer le désordre.

Il y avait là des livres extrêmement relus, ou partiellement relus – ce que signalait alors un filet beige plus soutenu le long de la tranche -, autant de brochures plus ou moins licencieuses, plus ou moins dégrafées, des boîtes de bière Tiger, des crayons, des boîtes de bière Tiger évidées contenant d'autres crayons, des lunettes de soleil rayées, trois mouchoirs en coton chargés d'humeurs diverses, et puis les papiers périmes, les tickets obsolètes et les briquets sans gaz et les montres sans pile, les timbres et les peignes sans dents sous la photo du neveu qui ne tient plus en place dans son cadre; c'était aussi deux dés malpropres, épuisés par la passe anglaise, un tube d'aluminium contenant huit grains d'opium, des clefs rouillant ensemble sous une alliance d'inox, de la monnaie, de la ficelle, des capsules de bière Tiger, une boîte en fer contenant deux boîtes de fer contenant une poire en caoutchouc prolongée d'un tuyau putride ainsi que d'autres choses n'ayant pas de nom, des choses qu'on ne peut pas désigner par des noms, si ce n'est un fuseau de catgut. Pons ne regardait pas tout cela sans un petit plaisir, avec un petit découragement qui ne tuait pas le plaisir. Donc il bâilla tranquillement mais ne put achever ce mouvement puisqu'on l'appelait (duc, duc Pons) de l'autre côté de la trappe, au-dessus de lui; il leva les yeux.

– Qu'est-ce qu'on fait, comment on fait? demandait le jeune Aw.

Ces deux questions sont également distinctes en malais. Promptement, Pons examina l'espace alentour; vierge de témoin, il permettait un bref colloque.

– Tenez bon, dit-il, restez fermes, Ne cédez pas. Tu comprends, ajouta-t-il en levant un doigt, si tu leur laisses faire ça.

– Oui, dit le cadet.

– File, maintenant. On ne doit pas te voir ici.

Une fois le syndicaliste évaporé sous le soleil, le duc put reprendre et mener à terme son bâillement. Puis il se dirigea vers la lunette, rabattant au passage une courtepointe sur les draps incertains. Coincé contre l'oculaire, son œil ne perçut qu'une blancheur un peu brune, un peu douloureuse, furtivement traversée de taches floues. Intrigué, Pons fit le point: ce n'était jamais que les mêmes oiseaux migrants ordonnés en pointe de flèche, poursuivant leur survol rectiligne par le cap est-sud-est, prochaine escale Java.

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