On est fatigué par une nuit de veille. Une heure avant le jour, on espère tant sa venue qu'on se figure des signes de sa présence. On le voit là, juste derrière, on l'imagine déjà se lever dans la minute. Il vient alors moins que jamais. On s'inquiète, on perd patience. Ce trouble aggravant la fatigue, on peut aussi perdre courage lorsqu'on se trouve au bord d'une mare où cela coasse de temps en temps, près d'une baraque d'hommes endormis.
On est un Chinois nommé Lou, on a ce fusil à deux coups dans les bras, on n'a rien d'autre à faire que garder levées ses paupières dans le noir en écoutant ronfler les batraciens. Nul chant d'oiseau, les plus invétérés couche-tard s'étant effondrés sur leur nid depuis longtemps, nulle horloge biologique ne sonne de si bonne heure. Quoique non loin, des pas feutrés: des bêtes parfois traversent la plantation, leur démarche est rapide, légère, et c'est très bien ainsi. On n'aime pas qu'elle soit gauche, massive comme celle du varan hippogriffe qui mange la pourriture et sue le poison, qui est bien deux fois plus lourd et long, hors tout, qu'un Chinois standard. On éloigne cette idée, le bruit s'éloigne aussi, on est très soulagé.
Une minute plus tard on sourit lorsqu'on reconnaît le merbok, dans l'une de ses attaques les plus classiques. Si le virtuose lance déjà son indicatif, les autres vont sûrement suivre et relever le défi, d'une voix rugueuse d'abord, toute éraillée avant le premier ver. Cela fera se lever le jour plus vite, c'est encourageant. On reprend confiance. Mais l'oiseau se tait aussitôt, peut-être a-t-il chanté dans son sommeil, par bribe comme nous y parlons, s'exclamant à quelque coup de théâtre de son rêve d'opéra. Une déception ternit notre confiance puis, dès que Djalaluddin Din a fini de singer le merbok, une chose lourde tombe sur notre épaule et nous plions les genoux, puis sur notre tête et nous tombons, nous roulons dans la mare et les sangsues se jettent sur nous, s'agrippent à notre derme de toute la force de leurs trois mâchoires.
Après que Din eut récupéré l'arme de Lou, Aw Aw força l'entrée du baraquement. Alerté par le signal convenu, Aw Sam se tenait derrière la porte avec les autres membres du comité de grève. Son jeune frère lui tendit le fusil mouillé, lui montra le sien plus moderne, plus gros, d'un air entendu, un doigt sur les lèvres. Les syndicalistes se regroupèrent en silence, puis se mirent en marche vers le dortoir des contremaîtres dont le veilleur n'opposa pas la moindre velléité: très vite, tout était presque fini. Les Chinois réveillés sans violence ne firent aucune histoire après que Kok Keok Choo se fut rendu aux arguments des frères Aw, à tous égards avantagés. Les Européens, qui jusque-là s'étaient contentés de suivre l'opération réglée en un petit quart d'heure, s'émurent de sa facilité. Ils se trouvaient trop inutiles, encombrés de leur personne, déplacés au milieu du chantier; on leur avait dit de se pousser. Pons proposa de s'occuper lui-même des Jouvin.
Raymond Jouvin dormait à ce point qu'on prit le temps d'arracher les fils du téléphone avant de le ficeler avec, à même son lit, tel quel. Pour Luce il n'y avait rien à faire, elle gisait au plus fort de l'imbibition dans le jardin intérieur de la villa, parmi les palmes des ricins. Sa bouteille avait roulé non loin d'elle sur le dallage du patio, s'y vidant d'une part de son contenu; accoudés à l'arête d'une dalle, un couple de geckos lappaient la flaque en prenant leur temps. Tout s'était donc achevé presque trop vite, on eût aimé voir le soleil se lever sur la victoire, on dut patienter pour en distinguer les contours.
Si, par une alliance entre leurs chefs, les agents de maîtrise avaient officiellement rallié le camp des syndicalistes, la base se trouvait encore quelque peu divisée. Deux factions commencèrent de gronder, dont jaillirent deux représentants qui s'affrontèrent de la voix puis uniquement du geste, à poings nus. Aw Sam voulait s'interposer, mais Aw Aw comme le duc furent d'avis de laisser le combat se poursuivre à titre de match, d'exhibition sportive qui était une première célébration de la victoire. On criait en effet beaucoup dès que les hommes se furent l'un sur l'autre jetés, on acclamait indifféremment leurs prises nobles et coups bas, on scandait un de leurs noms selon son camp; quelques irresponsables, tenants de la guerre totale, scandaient les deux noms alternativement.
Le pugilat se dilua dès le soleil levé, tout le monde ayant un peu mal aux yeux. Sur le seuil de la villa Jouvin, Aw le jeune et le duc Pons se tournèrent l'un vers l'autre; leurs sourires exprimaient la complicité perpétuée dans la lutte, autant que l'éclosion probable de leur rivalité dans le pouvoir pris. Ils étaient fatigués, surtout Pons qui est plus vieux, ils tinrent un bref conseil. Le duc montra de la réticence devant la proposition faite par les Aw d'une semaine de repos immédiat pour tout le monde, pour commencer. Proposant plutôt que de ce jour, désormais, l'anniversaire fût officiellement chômé, voire fêté par un grand combat de coqs, il obtint la reprise du travail pour le surlendemain. Une fois fondé un jour férié, on se répartit les chambres. Din conduisit Paul et Bob dans la meilleure, celle du couple déchu. Lui-même et ses hommes s'arrangeraient ensemble dans le living, Charles partageant le bungalow de Pons. Traitement de faveur, dit Paul en explorant la chambre, pourquoi ils nous donnent la mieux? On n'a pas aidé. On n'a pas participé. Laisse tomber, dit Bob, aide-moi à descendre le matelas. Je prends le sommier, si tu veux.
Dehors, le duc ni Charles n'avaient sommeil. Ils firent le tour du bâtiment puis s'avancèrent dans les champs, entre les rails d'arbustes, Pons nommait les choses à mesure qu'elles se présentaient sous ce jour neuf. Charles marchait au milieu d'elles, hésitant un peu comme s'il sortait de l'asile. Ensuite on n'allait pas se coucher comme ça, une fois rendus au bungalow, sans une dernière bière. Justement Pons voulait montrer à Charles ses plans, les plans de ce gnomon dont il lui avait parlé déjà, l'autre jour en mer, Charles feuilleta les épures pendant que le duc décapsulait les Tiger conclusives, non sans se plaindre de toujours revenir sur ce même problème du matériau, qui le bloquait.
– Tu n'as qu'à le faire en caoutchouc, bâilla Charles.
– Merde, fit Pons, je n'y avais pas pensé.
– Prévois quand même une armature, peut-être.
Charles s'endormit sans ôter son costume ni creuser cette idée que le duc développa seul, couché, imaginant l'objet, se le représentant de mieux en mieux. Non, pas d'armature. Le duc Pons est en train de concevoir un nouveau modèle de gnomon élastique, dont il contrôlera toute variable, dont il voit déjà flotter l'ombre flexible, amollie par le soleil voilé, comme son propre drapeau sur sa terre reconquise, figure de son pouvoir rétabli. Si, sur ce dernier point, le lobby Aw montre trop de prétentions, le duc saura faire jouer les Chinois par des méthodes éprouvées. La situation lui est acquise, sous peu se dressera le gnomon. Pons en pose tous les paramètres, s'attarde sur chacun de ses détails. Comme il envisage de le peindre il s'endort, ses yeux se ferment en douceur sur l'oreiller des choses accomplies.
Quatre heures plus tard, la plantation se trouve totalement encerclée par les forces de police, assistées par un détachement de l'armée de terre. Il y a là trois ou quatre cinquantaines d'hommes, pour la plupart ils sont armés d'engins Ingram. Ils sont venus en camion, en jeep, précédés de véhicules blindés légers munis de postes de tir Milan, suivis par un petit char Léopard et deux automitrailleuses Saladin, survolés par un hélicoptère Lynx conçu pour l'attaque au sol. C'est trop. C'est beaucoup trop.