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Un troisième, consacré au Liechtenstein, complétait ce dossier des principautés naines. Toon grimaça devant l'agencement de consonnes et referma le journal qu'il tendit à Justine. Assise sur son banc, la jeune femme eut un réflexe de recul. Toon grimaça derechef.

– Vous le tenez bien comme ça, dit-il, la première page vers moi. Vous ne bougez pas.

Elle se trouvait reliée, par une chaîne légère en solide plastique blanc, à ce petit banc scellé au milieu de la pièce ronde, haute de plafond, d'ailleurs on ne voyait pas le plafond; par terre c'était en ciment brut. Nul mobilier sauf le matelas, nulle fenêtre, rien ne paraissait prévu pour le renouvellement de l'air. Sur le sol deux brûleurs sous globe, nourris de butane, lâchaient du blanc. Plankaert surgit du fond de l'ombre sans coins, s'approcha tout en tripotant un boîtier plat, s'abstenant de regarder Justine. Toon se tourna vers lui:

– Ça va suffire, comme éclairage?

– Mets les lampes à fond, dit Plankaert sans gaieté. De toute façon il y a le flash.

Il déplia le boîtier instantané, régla la distance. Justine tremblait un peu par petites doses de peur et de froid. Ça n'a pas l'air d'aller, dit Toon en réglant les molettes des brûleurs (elle crut que c'était à elle qu'il), qu'est-ce qui ne va pas?

– C'est idiot, ce qu'on fait, bougonna Plankaert, c'est disproportionné.

Elle ne comprenait pas ce qu'on faisait, mais elle redoutait moins l'homme au polaroïd – moins nerveusement imprévu que l'autre, moins jeune, mieux au courant des mœurs. Les visites muettes, quotidiennes, d'un troisième homme qui venait toujours seul ne permettaient en rien de comprendre ce qu'on faisait, ce qu'elle faisait là, ce qu'on lui voulait, elles marquaient juste la succession des jours en ce monde étanche.

– Vous le tenez bien devant vous, le journal, dit encore Toon en se retournant vers l'autre. Ça va? Elle est bien, comme ça?

– C'est bon, dit Plankaert. Tenez-vous droite un petit peu plus, mademoiselle.

Par le viseur il la regarda se redresser, elle ne pouvait pas voir ses yeux à lui, puis elle ne distingua plus rien sous le flash, suivi de la petite plainte de l'appareil lorsqu'il vomit le cliché.

– On en fait une autre, proposa Toon.

– Ça suffit, dit Plankaert. Ça suffit.

Il secouait sans joie la photographie en attendant que s'y précisât l'image. Justine reposa le journal sur ses genoux. Je vous le laisse, dit Toon, je vous porterai aussi des magazines, tout à l'heure. Vous avez des préférences? Vous n'avez pas un peu faim? Elle ne répondit pas. Plankaert se penchait vers une des lampes pour examiner son portrait, se redressait en grognant quelque chose, elle se souvint qu'elle n'avait plus son sac, ni son miroir dedans. Toon se haussait vers le polaroïd, par-dessus l'épaule de Plankaert, puis le prenait pour le considérer de près. Elle les vit s'éloigner, rejoindre l'ombre d'où régulièrement ils renaissaient, porteurs de quoi boire, manger, se changer, se laver, lire, et de médicaments pour dormir. Toon broncha contre quelque chose, jura puis se dissolut dans le sol. Bruit de trappe, tombal, puis le silence revînt. Elle parcourut le journal. Nulle mention n'y était faite de son enlèvement.

Toon descendait avec méthode le long de la paroi, agrippé de tout son vertige aux échelons qu'il serrait exagérément fort, déplaçant un seul de ses membres, puis l'autre – comme dans les arbres du Hainaut, petit garçon – et s'exhortant à ne pas regarder vers le bas.

– Pourquoi tu fais cette tête? insista-t-il.

– Parce que c'est une idée à la con, répondit Plankaert quinze échelons au-dessous. Voilà pourquoi.

– C'est lui qui veut, rappela Toon en éprouvant de son frêle poids la résistance du barreau suivant. C'est lui qui l'a eue, l'idée.

Au pied de l'échelle, très énervé, l'auteur de l'idée brandissait vers Plankaert un papier couvert de ratures, de renvois et de cancellations:

– J'ai fini. Lisez ça.

Toujours le trac: gêné qu'on lût sa prose en sa présence, Van Os tournait littéralement sur place, cette pièce étant également ronde. Mais elle était aussi beaucoup plus claire, quatre fenêtres soulignaient quatre aspects de la grosse machine hydraulique sise au centre, et dont la fonction se délivrait mal au profane; on la devinait juste hors d'usage, figée sous l'oxyde gras. La télévision portative se tenait bancale sur cette machine parmi des vêtements, des boîtes de conserve, un réchaud, un poste à transistor, un sac contenant d'autres vêtements. Plus petit, contenant des jumelles est-allemandes Zeiss et un pistolet tchécoslovaque Vzor, un autre sac était posé par terre près du lit de camp. Plankaert et Toon s'étaient assis sur une partie inoccupée de la machine, une bâche pliée sous eux. Plankaert relisait le texte, Van Os passait devant eux.

– Dites donc, fit Toon, qu'est-ce qu'on fait si on ne trouve pas Bergman? On laisse partir la fille?

– C'est ça, cria Van Os en freinant exaspérément. Pour qu'elle aille raconter tout partout, c'est ça que tu veux?

– Elle racontera de toute façon, prophétisa Plankaert sans lever les yeux. Un jour ou l'autre.

– Vous êtes contre moi, dit Van Os, c'est ça. Vous vous mettez contre moi.

– Non, dit Plankaert, je désire votre bien.

– Alors ça ne se discute pas, on fait comme on fait dans ces cas-là. Une photo récente de la personne avec un papier qui dit ce qu'on veut, c'est la marche à suivre.

– Il est violent, ce papier, observa Plankaert en le rendant à Van Os. Il est très menaçant. N'est-il pas excessif.

– Il résume bien ma pensée. Et puis comme ça, Bergman, il fera quelque chose. Il devra bien se montrer.

– Pas sûr, dit Plankaert, même pas sûr. Et puis supposez que les journaux s'y mettent. Jusqu'ici c'est tranquille, mais supposez que les journaux passent la photo, ça devient toute une histoire. C'est excessif.

– Je m'en fous, dit Van Os en tendant le papier à Toon.

– Un instant, fit Plankaert en l'interceptant. Il le relut, proposa des changements que Van Os refusa, puis des corrections de forme qu'il accepta, non sans gêne. Plankaert profitait de cette gêne pour faire passer autant qu'il put le fond pour la forme, mais ce n'était que détails, Van Os tint bon sur l'essentiel, on communiqua le message à Toon.

Armé de colle et de ciseaux, le jeune homme était chargé de le recomposer anonymement à l'aide de majuscules réquisitionnées dans de vieux journaux. D'abord il bouda cette tâche, peu conforme à ses aspirations, puis elle n'était pas moins divertissante, somme toute, que les mots fléchés dans les magazines de sport cérébral. Il trouvait certains mots prêts à l'usage, d'autres qu'il fallait raccourcir, rallonger, réorganiser, certains petits mots se découvraient intacts dans le corps d'un grand, parfois même plusieurs y cohabitaient, c'était intéressant. Les autres s'étaient remis à parler mais Toon n'écoutait plus, ne percevant que la musique – chez Plankaert persuasive, faiblissante chez Van Os – de leurs interventions.

Son ouvrage achevé, alors que la conversation se crevait de plus en plus grosses bulles de silence, Toon le passa à Plankaert qui le passa à Van Os qui le roula en boule et shoota nerveusement vers le mur, puis qu'il ramassa, déplia, relut en soupirant. Toon regardait sans comprendre.

– Bon, dit le chef à Plankaert, d'accord. Vous gagnez. On laisse tomber mon idée. Mais alors vous me le trouvez, Bergman, maintenant, vous me certifiez que vous le trouvez.

– Bien sûr, dit Plankaert, d'ailleurs on y va.

– Alors, fit Toon en désignant son collage tout froissé, on ne s'en sert pas?

Comme on ne répondit pas, il osa:

– Est-ce que je pourrais l'avoir, est-ce que je pourrais le garder? Comme souvenir, si vous voulez.

Van Os se mit à crier de nouveau après Toon, qui recula peureusement vers la porte pendant que Plankaert brûlait la lettre anonyme dans un bol. Sur le seuil, le chef proférait de flamandes menaces vers l'extérieur, Plankaert dut le pousser doucement pour sortir à son tour. Il traversa deux cent cinquante mètres de rase campagne jusqu'au chemin vicinal, où Toon s'était déjà réfugié dans l'auto. Comme il allait l'y rejoindre, il entendit Van Os cesser de crier, claquer la porte du château d'eau.

Il se retourna; c'était un château d'eau 50, en forme de vase 50, son galbe rappelait aussi certains sabliers, certains poivriers. On s'était bien servi de lui pendant trente ans avant d'en construire un autre plus capable, à dix kilomètres, puis on l'avait abandonné après l'avoir vidé de son eau. Il se trouvait maintenant très seul au cœur des platitudes céréalières, interminablement changeantes. Il n'y avait alentour aucune construction visible qu'une seule ferme ruinée, bien assez loin, que Van Os avait observée aux jumelles. Un semi-primitif l'occupait en compagnie d'une meute décalcifiée, fanatisée par la recherche d'une quelconque preuve de l'existence de l'os; nulle hiérarchie n'était sensible entre ces bêtes et leur protégé.

A l'abandon, le château d'eau s'écaillait; une colonne de mousse rase rongeait en triangle son septentrion. S'élevant au-dessus des quatre fenêtres cardinales, une volée d'échelons derrière un pointillé de hublots permettait d'accéder à l'ancien réservoir de l'étage, naturellement aveugle. Plankaert monta dans la voiture, démarra. Derrière le hublot médian, Van Os regardait partir ses hommes avant d'aller visiter la fille dans le réservoir, comme chaque jour. Toon se tourna vers son collègue:

– Qu'est-ce qu'il a, tu crois? Tu as vu comme il est irritable?

– Il est fatigué, dit Plankaert. On est tous fatigués.

Toon aimait bien cette fille dans le réservoir. Ainsi, par sympathie, il n'aurait pas abusé d'elle. Mais elle n'était jamais contente. Cette insatisfaction ne se voyait pas tellement sur le polaroïd, pas plus que le frémissement du journal tendu devant elle. S'ils avaient détruit son collage, ils n'avaient plus pensé à cette photo que Toon avait récupérée, qu'il garderait.

Répartition des tâches: pendant que Plankaert s'occupait des quartiers où Paul avait ses habitudes, Toon monterait la garde au pied de sa tour, quai André-Citroën. Tout le jour ce fut en vain, et le lendemain aussi, pendant que Van Os s'occupait seul de la captive. Par bonheur, Plankaert aperçut Paul le surlendemain, vers midi, vers la Chaussée-d 'Antin.

Paul étouffait à Chantilly, où Justine disparue hantait tous les esprits. L'absence de récente photo d'elle n'aidait pas les recherches et, malgré l'armée d'informateurs sans domicile fixe levée par Charles, nulle trace de la jeune femme ne se découvrait. On attendait donc, ne sachant où se rendre, on parlait moins. Prétextant ses chaussures, Paul avait pris l'après-midi pour aller respirer le gaz de la grande ville, contenu dans le périmètre de Saint-Lazare, y inspectant les magasins.

Professionnel, Plankaert suivit selon son art le fil des boutiques de chausseurs jusqu'à ce que Paul parût se décider pour un modèle peut-être anglais, enjolivé d'un col requin de pan et d'autre du lacet. L'autre l'observait derrière la vitrine, se disant drôles de goûts. Paul s'installant pour essayer la chose, Plankaert avait le temps de chercher un téléphone.

– Arrive, dit-il. Je l'ai trouvé.

Toon était content d'être pour une fois au volant du 4x4, content d'y écouter la modulation de fréquence, content d'user du téléphone.

– Tu es formidable, dit-il, mais pourquoi tu ne t'en occuperais pas tout seul? J'ai une bonne radio, là, je n'ai pas trop envie de bouger.

– Ne sois pas idiot, il y a trop de monde. Et puis peut-être qu'il ne va pas se laisser faire. Et puis je suis fatigué. Allez, viens, on va faire comme avec Gonzales, tu te souviens comme c'était facile.

Peu après, au stand après-rasage du Printemps, Toon appliquait donc le procédé Gonzales, méthode entre mille pour enlever les personnes et qui a pour principe l'anticipation de leur comportement. Toon parlait fort, gonflait fort sa voix haute, exigeait une imaginaire lotion. La calme parfumeuse voulut apaiser, distraire ce petit client nerveux. Elle fit mine de chercher encore, promenant ses longs ongles pourpres entre les vaporisateurs, les sticks, les gros flacons de prestige pleins de fluide factice. Ça existait, monta le petit nerveux d'un cran, ça ne peut pas ne plus être, où est le responsable du rayon?

Il s'agitait du mieux qu'il pût, souhaitant passer très aperçu, alentour en effet les clients le regardaient. J'ai peine à le croire, pensait Paul dissimulé derrière une pyramide de gels. Il avait reconnu, de loin, la haute voix du jeune homme du côté des parfums, survolant les effluves; il avait eu peur. Quand même il s'était approché, dissimulé, avait identifié la silhouette sous le manteau, suivi le dialogue avec le chef de rayon puis, l'effet Gonzales jouant à plein, suivi Toon lui-même. Toon était très facile à suivre dans le grand magasin. C'est peut-être idiot de le suivre, pense Paul. Maïs c'était encore plus facile hors du grand magasin.

Toon traverse le boulevard Haussmann. Paul ne le perd pas de vue le long des rues de Rome puis de Leningrad au bout de quoi s'élève, au seuil des Batignolles, Saint-André-d'Antin. Toon entre dans l'église; Paul entre à son tour, un moment après. Cela sent la stéarine, le granit frais, pas du tout l'encens ni le désinfectant, l'orgue ne ronfle pas dans le silence extraterrestre. Il n'y a personne ici qu'un homme abîmé en prière contre un pilier du fond et une vieille dame en tailleur muraille, fondue dans le transept. Toon n'est pas visible. Bientôt la vieille dame se dégenouille et signe, elle sort sans regarder Paul. C'est encore plus vide. Puis c'est rapide.

Plankaert retire ses mains de son visage, se détache du pilier, s'approche de Paul qui recule et perçoit aussitôt un contact dur entre deux de ses vertèbres. Sans doute connecté à ce contact, le souffle de Toon lui parvient de tout près derrière son épaule. Plankaert s'approche encore, peiné mais résolu, mimique d'huissier; d'abord il confisque le sac en plastique, avec les chaussures neuves dedans. Ce sac contient ensuite la tête de Paul. Non disjoint de celle-ci, son corps ligoté gît sous une couverture à l'arrière du 4 x 4, qui roule. A l'avant, Toon examine les cols requins; trop grands, et trop petits pour Plankaert.

La voiture enfin s'arrête, on fait descendre Paul, toujours la tête dans le sac. Quand on a coupé le moteur, c'est un autre silence qu'à l'église, plein de ciel frotté d'oiseaux. On guide Paul sur un terrain souple, irrégulier. On s'arrête puis on pousse une porte, derrière laquelle ronronnent une musique à bas bruit et un fort souffle égal, haché de sifflements. Il dort, fait doucement Toon, qu'est-ce qu'on fait. Eteins ça, chuchote Plankaert, ensuite on le monte. Trois pas, la musique meurt, ensuite on pousse et tire Paul, il sent que c'est vertical, il tente de se représenter les lieux.

Toon et Plankaert le hissèrent dans le réservoir, l'y déposèrent sur le flanc, toujours empêché de tout par sa cagoule et ses liens. Justine les regarda faire, les brûleurs de butane à ses pieds veillaient l'autel d'une déité boudeuse, on lui jeta un coup d'oeil réglementaire avant de refermer la trappe. On redescendit, sans faire de bruit en passant près de Van Os toujours en sommeil.

– On attend, dit Plankaert une fois qu'on fut ressorti. On ne le réveille pas, ça l'énerverait, déjà que. J'aime autant qu'il se repose, qu'il voie Bergman après.

Ils firent le tour du château d'eau, sans se hâter. Le vent de temps à autre envisageait de se lever, se rendormait un peu, puis il s'étira sérieusement, bâilla des souffles épars, contradictoires, sous lesquels se nuançaient les couleurs des cultures: les céréales versant par masses leur tête lourde, plus claire sur l'avers, formaient de longues taches molles, mobiles, qui déclinaient en se déformant le mode chlorophyllien. C'est joli, dit Toon. Oui, dit Plankaert, c'est imposant. Mais alors des cris retentirent à l'intérieur de l'édifice, des cris de fureur ou de douleur, peut-être des deux; les deux hommes coururent vers la porte.

Les cris provenaient du réservoir. Eveillé en sursaut, Van Os se tenait écarquillé sur son séant.

– Qu'est-ce que c'est, fit-il d'une voix égarée, qui est-ce qui a éteint la radio?

– Rien, dit Plankaert, laissez. L'affaire d'un instant.

Toon le suivit à l'assaut des échelons. Ce fut un peu difficile d'ouvrir tout de suite la trappe car Paul se trouvait couché dessus, quoique provisoirement puisque se déplaçant sans cesse, roulant sur lui-même pour échapper aux griefs de Justine. Tenant encore le sac qu'elle venait de lui enlever, celle-ci brandissait de l'autre main sa chaussure à talon, ponctuant chaque futur bleu d'un cri de guerre. Paul criait également, dans le registre médium. Holà, fit Toon, il va falloir les séparer. Plankaert voulut saisir Justine, mais c'était malaisé; c'est à cause de lui, s'essoufflait-elle, à cause de ce con; il finit par la tourner de force vers lui.

– Ça va, fit-il, ça va comme ça. On ne tape pas sur un type attaché, quand même. Ce n'est pas digne. Vous m'obligez à raccourcir la chaîne.

Ils roulèrent Paul hors de portée puis ils redescendirent, un peu inquiets de l'humeur du chef. Mais Van Os se trouvait paisiblement assis sur le lit de camp, ayant rallumé la radio qui diffusait du Herb Alpert. Devant ses yeux, pendus à deux de ses doigts, il balançait les chaussures neuves à col requin.

Qu'est-ce que c'est que ça, demanda-t-il, elles sont à qui? Elles sont bien.

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