C'était sans plaisir que Paul avait rappelé Tomaso, sans plaisir qu'il se rendit chez lui. C'était au milieu du Kremlin-Bicêtre, dans une artère commerçante assez fiévreuse en fin d'après-midi, nettement tachycardique le dimanche où se pressaient dehors, sous leurs abris toilés, d'itinérants marchands de neuf et d'ancien. A mi-chemin, Tomaso tenait là une boutique d'électroménager soldé, machines récentes mais toujours affligées d'un défaut qu'une cherté moindre espérait faire absoudre – congélateurs mal jointifs, convecteurs et grille-pain survoltés, téléviseurs bosselés aux labels déroutants, accessoires tels que téléphones de fantaisie (non homologués), services à thé taïwanais (amputés d'un de leurs membres) ou paires de ronds de serviettes en inox (Toi et Moi gravés dedans). Tomaso, qui négociait tout cela, était un homme bref, un faux maigre ficelé dans de la blouse grise. Mordant sur ses gros sourcils, un béret d'une excessive largeur battait au-dessus de ses oreilles translucides, posé sur son crâne comme un rapace près de s'envoler, de ravir le soldeur à l'ancestral plancher.
Paul gara sa voiture devant la boutique vide. Ce vide seyait à Tomaso, qui n'encourageait pas ses voisins à lui acheter des appareils dont ils pourraient vouloir venir se plaindre ensuite; et les autres n'ayant nulle raison de s'adresser à lui, son chiffre d'affaires n'existait qu'à l'état de notion. Les vraies affaires, celles d'où Tomaso tirait ses gros revenus inodores au fisc, se traitaient d'une voix sourde avec des hommes bien mis, parmi les cuisinières et les séchoirs déchus. Humbles, drapant leur gêne sous l'étiquette barrée, ces machines déclassées assistaient aux enchères de leurs consœurs plus rares, plus précises et plus meurtrières, beaucoup mieux entretenues, beaucoup trop bien pour elles.
Pour en arriver là, compte non tenu d'une disposition naturelle, Tomaso avait juste rencontré l'homme qu'il fallait quand il fallut, l'homme qui lui fit rencontrer des grossistes et profiter de la valise diplomatique, d'abord. Ensuite les choses avaient marché toutes seules: sous sa discrète couverture électroménagère, Tomaso n'avait cessé de bénéficier du trafic d'armements, même après la mort violente de l'homme qu'il avait fallu. Dans ce domaine, la routine consistait à nourrir le circuit parallèle d'amateurs, mais il lui arrivait aussi de tenir un rôle intermédiaire dans de gros marchés ouverts sur l'étranger concernant des bazookas P 27, des mortiers M 52 et des canons M 59 A, des fusées AGL, des missiles Super 530, des mines magnétiques M 1, des mines magnétiques M 2, même un jour un char AMX. Tomaso mettait une partie de son argent dans la pierre après l'avoir lavé, le changeant en maisons qu'il ne louait ni ne prêtait, qu'il visitait de temps en temps. Cet argent s'amassait, se laissant quelquefois jouer par grosses sommes aux courses, mais par exemple Tomaso n'aurait jamais acheté un cheval. Cet argent était à la disposition raisonnée de sa femme, servant aussi à l'entretien complet de leur fils Gérard, brave garçon totalement improductif au bout de trente-neuf ans. Cet argent se dissolvait dans de longues cures thermales pour eux trois. Cet argent, Tomaso n'avait pas le sentiment d'en jouir comme il l'aurait rêvé: trop vieux lors de sa rencontre avec l'homme qu'il fallait, trop ancré dans un mode de vie de soldeur, il n'avait pas su se défaire de son réseau d'habitudes, le remplacer par un réseau plus suave. Donc cet argent s'accumulait, principalement en Suisse, avec un fonds de roulement pour la vie quotidienne.
Quotidiennement il mettait un peu d’ordre, dépoussiérait sa marchandise blessée quand Paul poussa la porte, actionnant deux grelots séparés par une quinte diminuée.
– Monsieur Bergman, se réjouit Tomaso. Comment ça va, quoi de neuf.
Paul répondit comme convenu – pas mal, pas plus -, retourna ces questions sans chaleur puis s'expliqua sur ce qui l'amenait. Il eut l'impression de jouer un rôle, sans grosse envie de le tenir, pendant qu'il exposait le problème concret de Pons, évoquait des solutions possibles. Citant Kalashnikov, il voulut savoir ce que l'autre pensait d'une telle prescription. La tête du soldeur pencha sur un côté, tout le béret se déportant dans le mouvement.
– Oui. Pour ce style d'opération, préconisa-t-il, je verrais quelque chose de plus souple. Réduire les pièces trop lourdes, n'est-ce pas, compenser par de l'arme de poing. Naturellement du bon calibre, question de proportion.
– Possible, dit Paul, faites comme vous jugez bon.
– Oui, poursuivit Tomaso, j'ai eu quelqu'un l'année passée, c'était un peu le même problème. C'est ce que je lui ai conseillé, il s'en est trouvé bien. De toute façon je n'ai pas ce modèle que vous dites, là, mais j'ai du Herstal en ce moment. Le calibre est pratique, c'est performant. C'est belge, c'est très sérieux. Ça plaît.
– Faites au mieux, répéta Paul. Ce serait bien pour la semaine prochaine. Si vous avez du stock en ce moment, je peux vous envoyer du monde. Il y a Van Os qui cherche terriblement.
– J'aime autant pas, dit Tomaso. Monsieur Van Os j'aime mieux ne pas faire mes affaires avec lui. J'ai les vieux habitués, des gens sérieux, c'est calme, on sait se tenir. Enfin je ne dis pas ça pour vos amis. Vous, je le fais pour vous, monsieur Bergman, je le fais parce que c'est vous.
– C'est gentil, manifesta Paul. La petite radio, là, elle fait combien?
– Je ne vous conseille pas, grimaça le soldeur, je vous en ferais bien cadeau mais ce n'est pas un cadeau. Ce qui est ici, vous savez (il eut un geste en forme de toc). Par contre, si vous cherchez du bon matériel dans le genre, j'ai un collègue, je vais vous mettre l'adresse sur un papier.
Après le départ de Paul, Tomaso sortît de sa boutique sans verrouiller la porte. Un café se tenait à cent mètres: au bar il se permit un marc pour fêter la nouvelle commande, au sous-sol il descendit téléphoner pour l'honorer. C'était le premier creux de l'après-midi, succédant au départ vers les bureaux, les ateliers. Un homme seul près de la caisse enregistreuse consultait Nice-Matin qu'un vieillard de western parcourait également par-dessus son épaule, mâchouillant un tuyau de pipe entre ses molaires brunes, crachotant par sa canine absente. Coupé du monde par un paravent de verre granuleux, un assez disgracieux couple hétérosexuel se considérait sans émettre un seul mot, donnant les signes d'un humble et parfait contentement – l'un d'eux bougeait un peu sa tète, de temps en temps, pour changer d'angle. Tomaso revint se poster au comptoir, vis-à-vis du barman courbé vers le bac de rinçage. C'était un pâle barman aux cheveux fins, aux lunettes inquiètes, aux manches relevées, porteur d'une chevalière en or à initiales, d'une gourmette en or incrustée de son prénom (Jean-Claude) et d'une montre en plaqué professionnellement étanche.
– Je vous ai parlé de celle qui a le chien? se demanda-t-il.
– Oui, fit Tomaso d'une voix sceptique.
– On m'en a parlé d'une autre encore plus dégueulasse.
– Un chien, aussi?
– Vous n'imaginez pas ce qu'elle fait, supposa le barman avec amertume. Mais je peux vous dire.
– Non non, dit Tomaso.
– Il y en a une le mercredi, tous les mercredis. Elle reste une heure pile et vous savez ce qu'elle fait? Son quart Vittel, et puis elle regarde les types, elle n'arrête pas de regarder les types, c'est tout ce qu'elle fait.
– Incroyable, reconnut Tomaso. Elle te regarde, toi?
– Je suis le barman, rappela le barman elliptiquement.
Tomaso vida son marc d'un trait, souffla bruyamment depuis le fond de sa gorge puis il sortit. Dans la rue, la proportion du peuple et sa composition correspondaient à celles du bar: peu de monde ni de bruit, deux voitures passèrent calmement, puis un jeune homme strident sur une mobylette, son casque rouge déchirant l'air maussade, Tomaso était calme dans son cœur. Merde, songea-t-il, et cela se mit à battre un peu plus vite lorsque réintégrant la boutique il reconnut un homme de dos, entré en son absence, penché sur un présentoir du côté du petit matériel, vêtu d'un manteau vaste dont les pans ondulaient au moindre geste comme un dais. Au revers de ce dos était la poitrine creuse de Toon, derrière l'occipital rasé ses yeux anxieux mangeaient un lot de calculatrices de poche. L'une après l'autre Toon les manipulait, tentait de les affoler par des opérations perverses façon racine de moins un. Le jeune Brabançon faisait évidemment de son mieux pour détraquer les petits circuits, jubilant avec méthode comme lorsqu'il arrachait, enfant, la patte et puis l'aile d'un insecte. Tomaso voulut recouvrer son calme: il ne se pouvait pas que Toon eût surpris sa conversation avec Paul. Il toussota.
– Monsieur Toon, fit-il, comment ça va. Quoi de neuf.
L'autre tourna la tête sans répondre. Quoi de neuf dit-il à son tour, troussant ses lèvres blanches sur une ligne brisée d'émail jaune.
– Comme vous voyez.
– Je me fous de ce que je vois, dit Toon, je n'y crois pas. Toujours rien?
– Hélas, gémit Tomaso, c'est devenu très dur. Pour ainsi dire il n'y a plus de rotation. Toujours pareil, n'est-ce pas, la demande excède l'offre et les prix montent. Ça décourage le monde, ça bloque.
– Ça va, dit Toon, ça va. Vous les faites à combien, vos petites calculatrices, là?
– Choisissez-en une, sourit Tomaso. Cadeau de la maison.
A deux rues de là, Van Os patientait dans le 4 x 4 en écoutant son programme favori sur ondes courtes. Véhicule 133, grésillait une mâle voix, quelle est votre position. Assise, clamait un chœur hilare, amplifié par les parois de métal de la bétaillère. Van Os ne sourit pas, trop habitué aux rites récréatifs des forces de l'ordre. Toon portant deux coups d'ongle sur la vitre, Van Os débloqua la portière. Alors?
– Rien, dit Toon. Je n'arrive pas à comprendre s'il n'a vraiment rien ou s'il se fout de nous.
– Normal, tu es idiot. Ton crâne est creux.
– Allez-y vous-même, protesta Toon, vous verrez bien.
– Je ne peux pas, se rembrunit Van Os, je sais qu'il ne m'aime pas. Il a peur de moi. Il a tort.
– Quand même, objecta Toon, il vous louait la maison de Craponne, l'été dernier (on était bien dans cette maison), il n'avait pas fait d'histoires pour louer. Il ne loue jamais, d'habitude.
– Oui, dit Van Os, justement. C'est parce qu'il a peur de moi.
Ils empruntèrent le périphérique intérieur jusqu'à la porte de Sèvres, et de là direct via Balard vers Javel. Envoyez Plankaert, alors, continuait de protester Toon, vous verrez bien. Van Os raffermit ses lunettes sur son nez: il est malade, Plankaert, tu le sais qu'il est malade. Il y avait un peu de monde sur les quais, pour cause d'hydroglisseurs sur l'eau du fleuve. Leurs couleurs vives étouffées sous les publicités, les hydroglisseurs poussaient des arcs d'écume beige autour de deux bouées; les gens regardaient. Toon aurait bien voulu regarder. Mais Van Os lui fit signe d'aller devant, comme ils se dirigeaient vers la tour de Paul.
Tout en haut de l'immeuble, Paul se changeait les idées en regardant les hydroglisseurs lorsqu'on sonna chez lui: sans doute Pons, déjà, qui accourait aux nouvelles. Il sortit une bouteille préventive qu'il posa sur la table basse avant d'aller ouvrir: Van Os. Une seconde de suspens. Van Os entra, suivi de Toon qui évitait le regard de Paul.
– Vous buvez seul, Bergman? s'inquiéta Van Os en désignant la bouteille. C'est que ça n'est pas bon, ça, hein.
– J'attendais quelqu'un, précisa Paul.
– On vous dérange, bien sûr. (A son tour Paul désigna, interrogativement, l'alcool.) Non, merci, si vous aviez par contre un peu de café.
– La machine est cassée, dit Paul. C'est entartré, ça ne marche plus. Le calcaire.
– Tant pis, dit Van Os. De toute façon je n'aime pas trop ça, le café en machine, c'est meilleur dans les cafetières d'avant. Vous devriez. Vous avez la Cona, par exemple, qui n'est pas mal. Evidemment c'est un peu fragile. J'aime mieux la bonne vieille italienne, vous savez, celle qu'on dévisse par le milieu, vous en avez de petites individuelles qui sont très bien. Je m'assieds un moment, on ne va pas tarder.
Paul s'assit après lui. Toon resta debout, d'abord derrière son chef comme il convenait à son état, puis il recula en direction de la fenêtre, dans une progression à peine sensible vers les hydroglisseurs. Paul cherchait une réplique aux cafetières.
– Alors, trouva-t-il, ça c'est bien terminé l'autre jour, à Vanves?
La main de Van Os voleta près de sa tempe, chassant l'échauffourée de l'histoire universelle:
– Ce n'était rien, peu de chose. Des types, je ne travaille pas avec, des connaissances. Mais on s'aide un peu, vous savez ce que c'est, on se donne des coups de main.
Il ôta ses lunettes, posa son haleine dessus puis les nettoya minutieusement sans les regarder, ses yeux plissés vers la reproduction d'une peinture sur le mur, intitulée Sept heures du matin: au coin d'une rue vide, derrière la vitrine presque vide d'un magasin fermé, une pendule au milieu du tableau marque en effet sept heures. C'est principalement bleu clair, vert clair, blanc. Des frondaisons plus vertes frissonnent à gauche sous un triangle de ciel beaucoup plus bleu. C'est joli, dit Van Os. Vous avez repensé à ce que je vous ai dit?
– Non, fit Paul, c'est-à-dire oui, je veux dire qu'il n'y a rien, décidément rien. On ne trouve pas, en ce moment.
– C'est vrai qu on ne trouve pas grand-chose, c’est assez préoccupant. Vous n'êtes pas le seul à qui je demande.
– Je m'en doute bien.
– Personne n'a rien. Dufrein n'a rien, Omar n'a rien, Labrouty n'a rien. Vous me direz d'essayer avec Chonnebrolles, mais pas moyen de lui mettre la main dessus, Chonnebrolles. Personne ne sait où il est. Tomaso, rien non plus. Vous connaissez Tomaso?
– Je ne vois pas bien, déglutit Paul. Les autres non plus, d'ailleurs. Sauf Chonnebrolles, naturellement, mais seulement de réputation.
– Je suis ennuyé, dit Van Os, je suis très ennuyé. J'ai tellement besoin de matériel en ce moment. J'ai du trop petit calibre, on ne fait rien avec ça. Vous ne me racontez pas d'histoires, au moins?
Paul remua la tête.
– Ça me ferait de la peine si c'était des histoires, poursuivit l'autre en regardant ses mains d'un air peiné, je le prendrais mal. On a toujours eu, vous et moi, des rapports très confiants, ça me ferait du mal. J'aurais du mal.
Paul remuait sa tête dans l'autre sens, perpendiculairement, lorsque Toon s'exclama: l'un des hydroglisseurs venait de verser, son pilote pataugeait à présent sous son casque, dans l'eau riche en virus. Holà le type, laissa échapper Toon. Van Os sourit avec attendrissement en désignant du pouce son homme de main. C'est un enfant, dit-il doucement, c'est impulsif, ça n'a pas sa conscience. Comme il dépliait son squelette, Paul se leva après lui, Toon se détachait à regret de la fenêtre.
– Au plaisir, dit Van Os, prévenez-moi. Promettez-moi de me prévenir. Je repasserai, de toute façon.
Ils sortent, accompagnons-les jusqu'à leur véhicule: j'en ai assez de ce type, exprime Toon, j'en ai assez de le suivre, moi. La fille de l'autre jour, par contre, je ne l'ai plus vue. Il m'avait l'air bien accroché, pourtant.
– Bon, dit Van Os, tu continues à le suivre. Et tâche de surveiller cette fille aussi.
– Non mais, s'indigne Toon, vous vous représentez le travail?
Leur véhicule démarre, laissons-les s'en aller. Revenons chez Paul qui a refermé sans bruit la porte sur eux, rapporté la bouteille à sa place dans le placard, qui se tient près du placard un moment, immobile, sans une pensée pour les hydroglisseurs. Quand le téléphone recommence à sonner, Paul reste près du placard. Il laisse sonner, cela va se décourager. Cela surenchérit au contraire, les sonneries acides rayent l'espace avant qu'il se décide. L'appareil suspendu à deux doigts, suivi de son fil, Paul décroche en prenant le chemin de la fenêtre. Ce doit être Bob. Je savais que c'était toi, s'apprête à dire Paul, devine qui sort d'ici.
Mais non, c'est Justine qui ne dit toujours pas son nom, cette fois Paul a tout de suite reconnu sa voix. C'est inattendu. Elle veut le rencontrer, voilà qui est très inattendu. Elle propose une date, une heure, un bar-tabac. Oui, dit Paul, je vais venir. Bien sûr. Je vais venir de tout mon cœur.