Cette fois, quand un mauvais rêve l'éveille, Charles congelé dans sa sueur froide ne sait plus où il est. Quelques secondes il s'inquiète de cette molle surface moite où gît son corps, peu sujet d'habitude à la terreur nocturne. Il tend un bras dans le noir, l'extrémité de ses doigts rencontre un abat-jour, descend le long du pied, découvre l'interrupteur: Chantilly. La mémoire lui revient, il grogne, ramasse le livre ouvert à plat ventre sous la lampe. Charles lit quelques lignes, s'étonne de si vite s'assoupir à nouveau. Il éteint puis se rendort, lové dans le nœud des draps.
Il dormait encore lorsque Nicole pria Justine de s'occuper de lui ce matin. Elle devait sortir assez tôt, Charles ne serait peut-être pas encore levé. Tu lui expliques – elle aspira du bout des lèvres un centilitre de thé fumé -, tu en sais autant que moi.
Sous un bref peignoir de soie grise marqué d'un grand idéogramme dans le dos, Justine regardait sa mère en cheveux dans la dentelle froissée. Entre elles une éminence de toasts surplombait la nappe, entourés de tout ce qu'il faut pour étaler dessus, mais elles n'y touchèrent pas. Elles touchèrent à peine au lapsang souchong qui continuait de sourire en paix au fond de leurs tasses, de plus en plus froidement après qu'elles l'eurent laissé. Nicole était partie vers une longue heure de salle de bains, Justine sortit chercher en frissonnant des cigarettes dans l'Austin. Il y avait encore, le matin, de petites choses froides et coupantes dans l'air, et l'intérieur de la voiture fleurait le cuir, le bois, le vétiver, le tabac turc. La jeune femme rentra vite dans la maison, passant d'un trait deux marches bornées par deux autres anges blancs (l'éponge vinaigre, les clous) baignés de rosée, au-delà de quoi l'Austin se mirait irrégulièrement dans les portes-fenêtres, sous les frondaisons respirées.
Vêtue d'un sweat-shirt en éponge de velours, d'un pantalon à impressions de cobra, Justine était revenue plus tard dans la salle à manger où Charles déjeunait lentement; debout près de lui, Boris le regardait faire; il disparut presque aussitôt. Charles avait levé la tête. Il avait rendossé ses vêtements, entre-temps lavés et repassés. Il exhalait un discret alliage de lessive et de lotion.
Justine rappela tout ce qu'avait dit Nicole à propos de Jeff Pons dont Charles conservait un souvenir attendri, étroit d'épaules. On convint de certaines dates, d'une ville au bord de l'océan, Charles refusa l'argent, puis Charles prit la moitié de l'argent. En quittant la villa Fischer, il posa son regard sur la haute pendule de Boulle dans l'entrée: sur ses flancs, deux Cupidons retenus au feuillage de cuivre, veillés par un ange noir armé d'une faux, désignaient onze heures trente. A dix-sept heures trente, Charles se retrouva au cœur du bois de Boulogne, un peu avant la fermeture du Jardin d'acclimatation.
On le sait, toute sorte de manèges se trouvent essaimes là, petits circuits routiers, ferroviaires et aéroportés, bondés d'êtres de petite taille téléguidant des baby-sitters lasses dans l'amusant réseau. Chaque manège est flanqué d'une construction solide qui tient lieu de caisse et de remise pour le matériel – bâches, carnets à souche, sono. On l'a conçue comme un modèle réduit de maison, parfois décorée dans le genre bavarois, basco-béarnais, breton – clochetons, crépi, chaume ou chevrons selon. L'arrangement de ces édicules compose une cité miniature où deux gendarmes confirmés, casernes dans un vivier gris d'inspiration réglementaire, se chargent d'inculquer le code sur voiture à pédales.
Charles avait occupé, pour une nuit d'été, presque tous ces abris. Le parc était une résidence d'accès techniquement aisé. Les exploitants quittaient leur poste de travail après la fermeture sans laisser dans leur pavillon rien de précieux, rien en tout cas qui justifiât la pose d'une serrure plus sophistiquée que le passe simple de l'homme errant.
On allait donc fermer, les enfants s'agrippaient fermement aux sièges des véhicules, opposant à l'exaspération des mères une résistance passive et giratoire. Enfin, vu l'heure, chacun cessa son manège et s'en fut. Charles s'était caché dans un bouquet bordant la Rivière enchantée où flottent de plates barques sans rames, voiturées par le seul mouvement d'eau perpétuel. A travers les feuillages il aperçut les gardes en uniforme un peu lâche, il les entendit rabattre à coups de sifflet les petits êtres vers la sortie.
Le silence rétabli, Charles enfermé dans le parc inspecta les maisonnettes familières, spécialement celle de l'Express Railway où il avait aménagé une cache au-dessous de la caisse. Il désassembla quatre carreaux qui tenaient sans jointoiement comme des pièces de puzzle, et sous lesquels patientait une enveloppe de vieux plastique épais, pareil à de l'huile solide où luttaient âprement l'opaque et le translucide. En feuilletant le passeport Charles croisa son image, sans connivence, puis il replia son identité dans sa housse.
Plus tard il déambulait dans le parc vide à la recherche de son dîner. Non loin d'une panoplie d'agrès qui se détendaient, deux poubelles se montrèrent correctement garnies de reliefs de sandwiches et de gâteaux secs dont Charles élimina les bords souillés, rassemblant le reste dans une serviette en papier presque vierge. Ayant même découvert une boîte aux deux tiers pleine de soda dégazé, il s'installa dans un petit avion vert, tranquille au bout de son bras mécanique. La place était étroite, Charles pliait ses genoux contre sa poitrine, de part et d'autre du minuscule volant, son arlequin disposé devant lui sur le nez luisant de l'appareil. Il mâchait lentement tout en regardant le ciel noircir.
Il s'endormit derrière les miroirs déformants, puis quitta le parc d'attractions bien avant l'ouverture. C'était en semaine et peu de public viendrait s'y divertir. Vers la porte d'Auteuil, des enfants pensifs se pressaient, leur sacoche tressautant contre leurs omoplates. Au bout d'une demi-heure de marche, Charles s'arrêta dans une petite rue calme, devant deux étages pleins de lierre séparés du trottoir par une grille basse et vingt mètres carrés de rosiers.
Charles poussa le portail, sonna à la porte et Gina de Beer vint lui ouvrir. Lèvres roses, trois tours de perles roses au cou, heureux sourire de veuve reposée, ses yeux et ses dents produisaient un éclat distingué, sa salive était sans doute sucrée.
– C'est toi, s'élargit son sourire. Entre.
Salon tiède et net troué de miroirs, taché de fleurs dans l'odeur de la cire, des cadres en bois doré contiennent des aquarelles sans importance. Une porte ouverte, au fond, laisse voir un lit un peu défait. Charles plie sa parka sur le dossier luisant d'une chaise. Je ne te dérange pas?
– Installe-toi bien, tu es fatigué.
– Non, dit-il en prenant la chaise, non.
– Quelque chose de chaud, tu veux prendre une douche? Je vais te faire couler un bain.
– Je veux bien, dit Charles. Quoique j'en ai pris un hier, déjà.
– Ça détend, dit Gina de Béer, ça va te détendre, mets-toi mieux. Installe-toi tout à fait bien, je reviens. Tu as soif, tu sais où sont les choses.
Il n'a pas soif, il écoute le déroulement de l'eau courante à l'autre bout de l'appartement, d'où bientôt parviennent des effluves de sels puis la voix de Gina qui appelle. Il se lève, disparaît, l'eau cesse de courir au loin, le salon est vide. Silence, Gina de Beer revient, traverse le salon vers la chambre dont elle ferme la porte sur elle. Long silence, Charles ne chante ni ne siffle dans son bain, il reparaît au salon seulement vêtu d'un grand slip à poche très propre, avec encore les plis du fer aux hanches, Il marche vers la chambre, ouvre la porte. Déshabillée sur le lit entrouvert, Gina de Beer est penchée vers la lampe, elle dispose un foulard autour de l'abat-jour. Elle se tourne, elle remonte le drap. Tu fermerais la porte, sourit-elle, s'il te plaît. Charles s'est assis de l'autre côté du lit, il passe un doigt entre ses orteils où c'est encore mouillé, il regarde Gina de Beer. Gentil petit rire gêné de Gina, qu'est-ce que tu as, tu ne veux pas? Bien sûr que si, dit Charles en se soulevant juste assez pour faire glisser le slip avec ses pouces. Attends, dit-elle, ça ne t'ennuie pas de pousser la porte?
Après le déjeuner, Charles pria Gina de réunir quelques effets laissés chez elle. Secret de son assez bonne allure, il possédait en effet un peu de rechange qu'elle transportait volontiers au pressing entre ses visites. En revanche il refusa les bagages, serviettes ou mallettes d'un cuir exagéré, qu'elle lui proposa. Un petit sac ferait mieux l'affaire, un petit sac de gymnastique en toile que Gina retrouva au fond d'un placard, tout recroquevillé, tout résigné, tout espoir perdu qu'on voulût bien lui mettre quelque chose dedans.
– Toutes tes affaires, s'inquiéta Gina. Tu t'en vas?
– Peut-être, dit Charles en passant à son épaule la courroie du sac comblé. Quelques jours.
– Tu ne vas pas revenir, s'embrasa-1-elle soudain. C'est ça, tu ne vas pas revenir.
– Bien sûr que si, dit Charles doucement. Enfin, Gina, bien sûr que je reviendrai.
L'affichage s'était modifié depuis deux semaines qu'il n'était plus passé à Saint-Ambroise; des promesses neuves s'incurvaient le long de la voûte de la station, mais la caisse n'avait pas bougé. Charles arrivé par le métro la repéra tout de suite en bout de quai, avant même que le conducteur eût commencé de freiner – une grande caisse cadenassée servant de boîte à outils aux réparateurs du réseau. Deux personnes à quai attendaient la rame. Deux autres n'attendaient plus rien: une femme également proche de trente et soixante ans, endormie sous un patchwork froissé de sacs en plastique vides ou presque vides; un jeune homme déchu de son éclat dodelinant sur son séant, lesté par un flacon bleu nuit serré dans le creux de sa main. L'éther badigeonnait l'espace d'effluves crus, qui firent bondir la paire d'usagers dans le tiède giron de la deuxième classe.
Celle-ci rentrée dans son terrier, Charles remonta le quai vers la grande caisse où il entreposait quelques autres possessions, deux paquets de tabac moite et deux grosses boîtes de conserve sans étiquette, conditionnées pour collectivités. Les uns dans ses poches, les autres sous le bras, il referma la caisse et revint sur ses pas, dépassant le jeune homme enclos dans sa bulle anesthésique. Il s'arrêta près de la femme sous les sacs, se pencha vers elle, toucha son épaule.
– Ghislaine, prononça-t-il.
Ghislaine leva sa paupière sur un œil fixement méfiant, strié de rais polychromes. Charles sortit de sa poche un des paquets de tabac qu'il lui tendit avec une boîte – des petits pois, je crois. La paupière de la marginale fit un rapide aller-retour, dont Charles n'établit pas s'il dénotait la connivence ou le désordre neurologique, puis Ghislaine agrippa les présents d'une griffe instantanée, avec une vivacité d'insecte. Elle les enfouit dans un des sacs et ses yeux redevinrent fixes. Comme si, morte, il les lui fermait, Charles passa doucement la main sur son visage avant de sortir à l'air libre.
Les boutiques venaient de rouvrir dans le bas du Faubourg-du-Temple et cela sentait violemment le poisson, le jambon, le gaz d'échappement, le fromage et la pâte à pain, en un peu moins frais qu'au matin. Charles traversa le carrefour vers le profil de Frederick Lemaître: comme à l'accoutumée, des pékins désœuvrés, adossés au comédien, suivaient l'évolution d'une péniche dans le sas. Passé l'écluse elle emprunterait le tunnel jusqu'à l'Arsenal, où l'eau canalisée revoit fugitivement le jour avant de s'abolir dans le fleuve. Charles profita de ce qu'elle absorbait l'attention de l'éclusier pour esquiver la grille, feinter la porte en fer barrant l'accès aux quais du canal souterrain.
Vite l'entrée n'était plus derrière lui qu'une tache laiteuse, un point blême en suspens dans le noir, à peine reflété par l'eau goudronneuse dont le clapotis semblait, par écho, provenir de toutes parts. Bientôt naquit un autre point dans le sens opposé, d'un orangé mobile, dévoyé de rouge et d'un peu de blanc, cela sentait drôle. Entre ces points régnait l'obscurité déformant la durée, Charles progressait à tâtons, le plus loin possible du bord, frôlant la paroi de ses mains, s'égratignant contre les mallons bruts jusqu'à ce que l'orange fût assez proche en même temps que l'odeur drôle.
Celle-ci provenait d'un feu sourd autour duquel se tassaient quatre personnes. La lumière brune et l'ombre avare jouaient sur les visages creux, la division des sexes n'était pas bien sensible. Charles reconnut Vidal endormi à sa casquette verte – soi-disant arrachée à l'une de ses victimes, anonyme marinier dont on se serait ensuite nourri – ainsi qu'à la serviette SNCF toujours nouée autour de son cou: c'était lui le chef de cette fraction farouche de déclassés. Un blond assis près de lui se crispa en devinant l'ombre qui approchait, dès qu'il eut identifié celle de Charles il lâcha l'objet lourd qu'il venait de saisir. Une femme se retourna.
– Charles, fit Jeanne-Marie. Tu as un nouveau pantalon.
– Un vieux que j'ai pu faire reprendre, dit Charles. Voilà des petits pois, je crois.
Jeanne-Marie prit la boîte et se mit à fouiller dans le monceau de détritus sur quoi s'était établi le quatuor. Monceau d'aspect volcanique: le foyer au fond du cratère chauffait un chaudron noir, sans anses, d'où provenait cette odeur. Détritus d'origines très diverses: on s'expliquait mal leur cheminement jusqu'en un coin aussi reculé de la ville. Elle les remua en quête d'un ouvre-boîte, Charles finit par lui tendre son couteau suisse. Vidal entrouvrait les yeux.
– Charles, dit Vidal. Tu es venu avec une boîte.
– Des petits pois, répéta Charles, je crois.
– Des flageolets, rectifia Jeanne-Marie tout en vidant la boîte dans le chaudron. Ça ira bien avec la viande.
Charles s'assit près d'un homme nommé Henri, qui se tenait un peu en retrait derrière Vidal. N'ayant qu'une jambe, cet homme dormait. J'ai aussi du tabac, dit Charles en se fouillant. C'est gentil, estima Vidal, parce qu'on ne sort plus beaucoup ces jours-ci, tu sais. On s'arrange pour manger. Il y a du passage, ajouta-t-il en désignant le canal.
Il ricana, le blond se mit à ricaner aussi, mais Charles était sceptique. A l'aide d'un fil de fer crochu, Jeanne-Marie touillait le contenu du chaudron, en retirant des choses qu'elle déposa sur un morceau de grillage. On se servit. Charles comme les autres mastiquait sa chose qui n'évoquait aucune saveur animale précise: mi-chair mi-poisson, cela renvoyait surtout au pneu brûlé, au plastique brûlé, au carton mouillé brûlé, à d'autres déchets imputrescibles se consumant sans flamme. Charles doutait qu'il s'agît réellement de chair humaine, ce pouvait être de bas morceaux de dernier ordre, sauvés de justesse dans une décharge d'équarrisseurs, et qu'une cuisson de plusieurs jours débarrassait de leurs miasmes en même temps que de leur identité. Vidal ricana derechef en crachotant un petit fragment dur.
– Tu es passé au courrier?
– Rien pour toi, répondit Charles, mais tu as le bonjour de Boris.
Chacun, s'étant resservi de légumes, se mit sur ses coudes pour digérer. L'unijambiste Henri dormait toujours. Le blond jetait quelques graviers dans l'eau. Jeanne-Marie s'était rapprochée du foyer en dessoudant les pages moisies d'un magazine, parcourant ensuite les jolies personnes et les conseils pratiques de lavage en basse température. Le feu prêtait toujours de petites lueurs réticentes aux visages.
– Tu restes un peu avec nous?
– Cette nuit seulement, dit Charles. J'ai à faire demain.
Il tira trois de ses dés de sa poche et l'on fit des 421, usant de capsules de Gévéor comme jetons de charge et de décharge. Ils parlaient un peu tout en jouant, parlèrent du monde comme depuis l'intérieur d'une caverne jusqu'à ce que Vidal montrât des signes de fatigue. Comme il s'étirait fort, Jeanne-Marie vint se blottir contre lui, le blond contre l'unijambiste. Charles s'endormit seul, à l'écart des anthropophages.
Il s'éveilla le premier, battit le Zippo. Un alliage de puanteurs froides et tièdes se dégageait des corps étreints près du foyer. Charles ramassa le petit sac de Gina qui lui avait servi d'oreiller, le passa en bandoulière et se remit en marche vers un point de jour naissant. Lâchées des grilles scellées le long de l'allée centrale du boulevard Richard-Lenoir, de pâles colonnes de lumière s'écrasent en larges taches à la surface du canal souterrain. Au sortir du tunnel, de grandes vedettes de plaisance vides baptisées Clipperton ou Wanderlust s'alignent le long du bassin de l'Arsenal, il y a même une Abigail's daughter à vendre. Charles s'assit sur un poste de secours aux noyés pour lire toute la pancarte: la description du bateau, son prix. Puis il longea la capitainerie en se dirigeant vers la dernière des neuf écluses du canal. Comme toujours il emprunterait les passages réservés au service, dominant l'eau sale où surnagent des continents de polystyrène expansé, des bouteilles vides, d'innombrables vieilleries. Une âcreté légère flotte sur le bassin, cela sent un tout petit peu la mer, les plaisanciers sans doute ont rapporté de croisière quelques molécules de sel et d'iode fondues dans le mazout, bues par la corde.
Contournant l'Institut médico-légal, Charles rejoignit le fleuve qu'il longea vers l'amont jusqu'au port de la Râpée. Des lots de matières premières attendent là d'être chargés: briques, tubes, grillage et carrelage, caoutchouc de synthèse et sable de rivière; l'isolant thermique, le béton cellulaire avoisinent l'acétylène, l'argon. Des camions bleus porteurs de bétonnières orange, des camions rouges à bétonnière blanche sont parqués en ligne, non loin de chariots élévateurs Fenwick jaunes et Clark verts. Un triple train de péniches endormies s'est enchaîné au quai, nommées Francine ou Mékong, battant pavillon déchiré de trusts pétroliers, de marques de bière. Les vitres des cabines encombrées de plantes vertes laissent voir des objets familiers, jouets, linge de corps, casseroles, cendriers pleins. Charles s'assura que tout le monde y était encore couché. Quelques voitures passaient vite dans le sens unique bordant la Seine; œil humide sous pare-brise embué, leurs conducteurs étaient inattentifs. Charles parcourut le port en inspectant les piles de caisses, de sacs, les moteurs sous les bâches, les tas de choses disposés sur palettes. Contre chaque lot s'appuyait une planchette peinte en noir, signalant à la craie sa nature, sa destination, le nom de la péniche et l'heure du départ. Avisant un amas de galets massif comme une 4 CV, en partance pour Le Havre à neuf heures, Charles réfléchit un peu puis se retourna, découvrit un fagot de tuyaux en plastique de toutes tailles. Il chercha son couteau dans sa poche.
Il découpa trente centimètres d'un tube large de trois, puis grimpa sur cette éminence et se mit à creuser sous lui. Il s'enterra comme un insecte, prenant garde à ne pas trop modifier l'arrangement spontané des galets, à bien lui conserver sa forme de tas. Il s'y enfouit jusqu'à ce que sa tête seule dépassât, enfonça d'une main le tuyau dans sa bouche puis se mit à pédaler en pivotant, se vissant dans le galet, disparaissant à l'intérieur de lui, l'autre extrémité du tube saillant discrètement à l'air libre.
Six heures du matin comme chaque jour, tout est semblable au bord du fleuve à cet homme vivant près, serré dans la matière. Un peu de vent cellulite la surface de l'eau, bascule un squelette de feuille morte, pousse un bout de papier sec dans une flaque, lève la poussière avec un peu de sable. Charles bouge quelquefois, respire trop fort, entend alors quelques pierres qui dévalent comme si c'était à l'intérieur de lui, trouve le temps long malgré son habitude des situations vides.
On dut approcher de neuf heures puisqu'un doux moteur de Fenwick se précisait: l'élévateur véhicula le tas sur sa palette vers une grue de même couleur que lui, la grue happa la marchandise, la suspendit à travers l'air vers les cales de l’Anthrax, deux pigeons voletèrent alentour en braillant, s'effaçant devant une mouette prioritaire. En même temps que l'air, le tuyau conduisait à l'intérieur de Charles les bruits amplifiés de la manœuvre, les cris, les appels croisés sous les froissements de galets; il percevait tout cela, dans sa grosse robe matelassée d'enterré vif. La palette toucha de guingois le fond plat de la péniche, vomit brutalement une partie de sa charge: souffle coupé, l'homme errant se crut perdu. Là encore, quoique sur tempo plus serré, la chose parut interminable – puis le tas récupéra son équilibre de tas. Charles souffla de soulagement, si longuement qu'il en perdit son propre rythme, respira de travers, ce fut douloureux de s'empêcher de tousser dans ce tube. Il recouvra d'autant plus vite son calme qu'on s'affairait à disposer près de lui d'autres matières premières qui rendirent un son clair, d'abord. Ensuite ce furent sans doute des sacs, des sacs sûrement très lourds qui tombaient vite par terre avec des bruits de ventouses. Puis on referma le pont, le noir envahit le tube. Il y eut encore quelques bruits étouffés au-delà du plancher amovible, des propos inintelligibles, des accents, Charles attendait qu'on actionnât le moteur. Dès que celui-ci battit, l'homme errant s'ébroua vers la surface du tas, ondulant et nageant de tous ses membres dans la pierre, mordant le tube très fort, par étapes extrait du galet comme son aïeul d'un limon.
Il passa ses mains sur son visage, longtemps, il frotta longtemps ses oreilles et son cou, plongea profond sous le col roulé de son vêtement. Ensuite il se frotta longtemps les mains puis se frotta tout entier en s'attardant aux chevilles, longtemps aux genoux, longtemps aux épaules, puis il recommença de se frotter les yeux, tout était très obscur. Il eut un peu de mal à cesser de se frotter. Il dut se contraindre à rester immobile, debout, les yeux grands ouverts dans le noir et le diesel, redécouvrant le rythme de son souffle, frissonnant comme nu.
Revenu à lui, Charles vida ses poches de l'excédent de galets jusqu'au niveau de ses affaires personnelles, à commencer par le Zippo. Zippo: alentour en effet des sacs mais aussi des socs, de grosses lames neuves de socs sous film plastique bleuté, et qui sonnaient si clairement tout à l'heure. Dispersant ses vapeurs dans celles du fuel, le Zippo se sentait en famille olfactive; Charles s'époussetait encore un peu d'une main en le promenant autour de lui. Ce ne fut pas dur de découvrir une planche parmi d'autres planches, que Charles tira près des galets. Assis sur ses pieds, adossé au tas, il dressa le briquet sur la planche et tira tous ses dés de sa poche pour entreprendre une série de figures en trois coups. Juste comme lui tombait sec un full d'as par les six, l’Anthrax bougea dans la direction de l'ouest.