Une heure plus tard, en compagnie de figurants des deux sexes, Laure et Justine étaient serrées autour d'un guéridon, parmi d'autres guéridons dans un parallélipipède opaque, bleu fumée piqueté de rouge mégot, avec un bar sur le côté, devant une scène minuscule où se produisait un quintette. Les instruments conglomérés rejetaient les lumières, mêlant leurs reflets métalliques, plastiques, laqués, qui allumaient de petits éclairs d'or sur les fausses dents du public. Au bar étaient trois solitaires tournés devant leurs bières, pris à revers par la musique, ainsi que Toon et Plankaert, celui-ci moins petit que celui-là, chacun sous son chapeau.
– Alors, demandait Toon, tu t'es bien remis?
Par une illusion parente de celle qui veut que deux segments semblables, pennés en sens inverse, paraissent d'inégale longueur, leur disparité de taille était aggravée par ces chapeaux mêmes: celui de Plankaert le grandissait vraiment, comme d'un étage supplémentaire, alors que Toon semblait écrasé sous le sien dont il rabattait le bord. Plankaert avait une allure assez conventionnelle, placide. Son chapeau subsidiaire mis à part il était habillé, disons, comme le père fondateur d'une petite entreprise familiale d'auto-école, il avait l'air patient comme un moniteur d'auto-école; il avait l'air intéressé par la musique.
– Ça va mieux, répondait-il sans regarder Toon. Quoique j'aie peur d'avoir un peu repris froid, l'autre jour, en vous cherchant la maison.
Les musiciens brodaient sur un air du Cap-Vert. A contretemps, du bout de sa semelle, Plankaert écrasait les bouts filtres qui jonchaient le carreau. Saluant du sourcil telle syncope bien venue, il suivait les solistes véloces de toute son attention, comme au volant d'un bolide sur une étroite route de montagne pleine de lacets, riche en ravins.
– Tu aimes ça, toi, fit Toon d'une voix résignée.
– C'est une époque, dit Plankaert, c'est une esthétique. Tu crois qu'elles vont rester jusqu'à la fin?
Justine et Laure restèrent après que le quintette eut arpenté le Cap-Vert, puis célébré Laura sur un tempo inhabituellement fiévreux. Rétif, Toon montrait de l'impatience, passait d'un pied sur l'autre en se plaignant de ses jambes. On reprend quelque chose, proposa Plankaert, ça fait passer le temps. Le barman déposa deux bières devant eux, Plankaert paya tout de suite par habitude professionnelle.
– Tu es sûr qu'elle est avec Bergman, s'inquiéta-t-il. Si elle n'est pas avec lui, ça ne sert à rien d'être là.
– Je ne dis pas qu'elle est avec Bergman, rappela Toon, je dis que Bergman lui court après. Si on lui court après aussi, on finira par se croiser, enfin je me comprends. Voilà ce que je dis. Ça m'a l'air de finir, non?
Ça finissait, on bissa les artistes qui conclurent en exécutant Work, ensuite c'était vraiment fini. Un brouhaha froissait la salle. Justine et Laure se passèrent leur sac en se levant, deux figurants mâles étaient aussitôt debout pour reculer leur chaise. L'un d'eux, figurant plus intelligent, récita sa réplique inaudible à Justine, qui lui sourit. Tu vas voir qu'elle part avec celui-là, dit Plankaert. Non, dit Toon, tu vas voir que non.
– Elle marche bien, cette voiture, trouvait ensuite Plankaert au volant du 4 x 4 qu'il menait prudemment ménageant une centaine de mètres vides derrière celle de Justine.
– Pourquoi tu peux la conduire, toi? demanda Toon, moi il ne me laisse jamais.
Plankaert ne voulut pas répondre. Un temps.
– C'est comme un autre truc, aussi, reprit Toon. Il te dit vous, à toi. Moi c'est toujours tu. Pourquoi, tu crois?
L'un derrière l'autre, les deux véhicules descendaient le Faubourg-Saint-Denis vers le tunnel qui mène au Châtelet. De là, direction Bastille. Toon produisit un bruit de vieille porte:
– Regarde, elles rentrent chez elles, ça n'a servi à rien. Pas plus de Bergman que de. Heureusement que ça t'a plu, la musique. Qu'est-ce qu'on pourrait faire, maintenant. Il y a bien le copain de Bergman, là, celui qui s'appelle Bob. Si on allait le voir.
Plankaert était d'accord pour aller visiter le copain Bob, bien qu'il fût beaucoup plus de minuit – au contraire, cela ne mettrait le copain Bob que plus à l'aise. Et Bob conçut en effet quelque gêne en découvrant Toon derrière sa porte à cette heure-ci, drapé dans son manteau, affichant une expression choisie.
– Bonsoir, fit Toon, on voudrait voir Bergman. On le cherche.
– C'est qu'il n'est pas là, dit Bob. Tiens, Plankaert, ça faisait longtemps.
– J'ai été fatigué, dit Plankaert. Vous n'auriez pas vu Bergman?
– Il n'est pas là, répéta Bob.
– Ça ne fait rien, décida Toon, on entre un moment.
Plankaert resta près de la porte, que Bob ne ferma pas tout de suite. Odieusement nonchalant, Toon visitait déjà le studio, retournant des papiers, penchant une bouteille, écartant les cintres dans la penderie. Il n'eut pas un regard pour le duc Pons dans son fauteuil, qui le regardait faire avec indécision, surpris tout affalé devant un film de la télévision dans lequel Burt Reynolds, à contre-emploi, tenait un rôle d'avocat déchu.
– Alors, fît Toon comme pour lui-même. Où est-ce qu'il est, Bergman, s'il n'est pas là.
– Allez voir chez lui, dit Bob. Je ne sais pas, moi. Vous m'emmerdez, n'est-ce pas, je ne sais pas si vous vous rendez bien compte.
– Vous vous foutez de moi, dit Toon. Il n'est plus chez lui. Où est-ce qu'il pourrait bien être, dites-moi.
– Je vous trouve vraiment, hésita Bob, je ne trouve pas le mot.
– Ça va vous revenir, dit Toon. Notez bien que j'ai mon pistolet.
Heureux de n'être pas pris dans la conversation, tout à fait concentré sur son film, Pons s'efforçait de ne plus du tout regarder les Belges, comme s'ils n'existaient pas, tâchant ainsi, lui-même à leurs yeux, de n'exister pas. Vous mentez, entendit-il s'exclamer Toon, je dois punir de tels mensonges. Pons tenta de se fondre absolument en Burt Reynolds, contraint par les circonstances de la vie à défendre la blonde même qui est la cause de sa déchéance, et que l'on juge pour le meurtre de son ami, son meilleur ami à lui Burt Reynolds. Toon pénétra dans la périphérie de son champ visuel, s'arrêta devant le téléviseur comme pour suivre le film, considérant quelques instants l'image de haut, dans une plongée de guingois, puis il frappa très brutalement du pied contre le flanc de l'appareil qui sursauta sous le choc. Le duc sursauta aussi. Presque aussitôt il se mit à neiger sur Burt Reynolds, puis Burt lui-même devint de la neige, sa délicate plaidoirie s'exaspérant en sifflement violent cependant qu'un gros fil blanc commençait de fumer depuis les entrailles du téléviseur. Toon se retourna vers Bob avec un nonchalant sourire d'excuse, odieux. Bob paraissait fatigué. Voyou, souffla le duc dans une impulsion.
– C'est peu de chose, reconnut Toon, mais c'est le geste qui compte.
Plankaert se penchait avec lenteur pour débrancher la prise du téléviseur. On ne va pas foutre le feu pour autant, fit-il calmement observer. Voyou, siffla Pons derechef, petit con. Comme s'il venait de le découvrir, Toon se tourna vivement vers lui en le frappant dans le mouvement, du dos de la main, Pons versa sur son siège à la renverse en se tenant le nez. Bob avait voulu faire un geste, mais Plankaert venait de lui prendre le bras.
– On va revenir, annonça Toon, et ça sera pire si on ne trouve pas Bergman. Ça sera pire si on revient.
Ils disparurent. Une ligne d'hémoglobine suintait du nez de Pons, et son regard était éperdu. Bob le remit d'abord d'aplomb dans le fauteuil, lesté par un verre autour duquel il fit se plier ses doigts, son autre main fermée en bigorneau sur son appendice. Le veilleur de l'hôtel mit ensuite beaucoup de temps à répondre, sa voix laissait entendre elle aussi le plus absolu désappointement de tout.
– On ne passe plus les chambres à cette heure-ci, s'expliqua-t-il anxieusement. On ne peut plus, ce n'était plus possible.
– C'est extrêmement urgent, plaida Bob. C'est très très très important, c'est la chambre 24.
– La 24, il n'est plus là de toute façon. Il est parti, le monsieur du 24.
– C'est impossible, dit Bob. Vérifiez, vous allez voir que non.
– Vous croyez quoi, demanda le concierge de nuit, que je raconte des salades? Je ne raconte pas de salades. Je fais mon métier, je connais mon métier.
– Oui, dit Bob, bon.
– Je le fais correctement, comme il faut. Il est parti, je vous dis. Ils sont passés le prendre vers minuit, des types du port.
En effet, le Boustrophédon se trouvait en pleine mer à présent, Paul était à son bord, personne ne lui parlait. Sans s'expliquer sur les raisons qui avaient précipité le départ, Garlonne l'avait trop vite conduit puis laissé seul dans sa cabine, qui se révéla obscure. Paul en avait exploré les cloisons du bout des doigts, à l'aveuglette, cherchant non sans se cogner partout l'interrupteur dans ses plus improbables coins; mais une fois cet objet trouvé, la lumière ne fut pas plus qu'avant, Paul regagna le bat-flanc à tâtons et s'y assit, son sac seul compagnon fidèle couché contre ses pieds, au cœur du squelette sombre du cargo, parmi les odeurs crues du sel, du gas-oil, de la peinture fraîche. On devait être au courant du problème puisque le matelot Gomez parut bientôt, une lampe de poche à la main, une ampoule de rechange dans la poche.
Ayant fait le tour de sa cabine, Paul descendit sur le pont. Classique bande-son d'appareillage. Les ombres des marins le frôlaient. On défit les amarres dès qu'Illinois eut regagné le bord, s'enfermant aussitôt dans son appartement – Paul n'avait eu le temps d'apercevoir qu'une ombre trapue s'engouffrant dans un triangle jaune immédiatement refermé tel une trappe. Garlonne dirigeant la manœuvre, sourdes soupapes et lourds pistons poussaient bientôt le cargo vers la sortie de la rade. Civilisées, correctes, les eaux portuaires se tinrent tranquilles jusqu'aux deux phares dressés comme une paire d'obélisques ouvrant à la haute mer; dès lors elles se permirent des allusions à leur puissance, dès lors cela commença de s'agiter. Sous l'effet du mouvement, des premiers entrechocs, des frissons nerveux parcourant la carcasse du navire, les timbres se dévissèrent sur les guidons chinois qui bientôt firent troupeau, sonnaillant désordonnément.
Paul demeura toute la nuit sur le pont, sachant qu'il ne dormirait pas. Il fallait d'abord beaucoup de temps pour allumer les Senior Service, et ensuite elles n'avaient pas leur goût normal. Il y avait peu d'activité dans le coin où il s'était abrité, sous le réseau de passerelles du château arrière, encorbellements arachnéens luisant de toute leur blancheur fraîche dans l'ombre. Les marins continuaient de ne pas le regarder, lorsqu'ils passaient près de lui pour se rendre d'un poste de travail à un autre, Garlonne lui-même ne parlait plus du tout, et le capitaine était toujours porté Achab. Peut-être aussi ne voyait-on pas Paul dans le noir, dans le roulis, dans la froide absence de repères. Beaucoup plus tard une lueur diffuse situa l'orient, dissolvant quelques premières étoiles. Puis le soleil émergea, découvrant Paul tout seul sur le pont du Boustrophédon, la crainte dans le cœur, une crainte ivre au cœur d'une grande fatigue. Ensuite il s'était accoudé à la rambarde du gaillard d'avant, considérant l'eau déchirée par l'étrave, s'étonnant de ce que ce déchirement éveillait en lui d'inusable, d'inépuisable intérêt, un intérêt presque réflexe, indéfiniment renouvelé par automatisme, proche de celui que procurent aussi le spectacle du feu, le spectacle de l'orage et le spectacle du passage des piétons.