Chez Bob, le téléphone n'avait même pas sonné, se trouvant hors d'usage. Ses fils étaient arrachés, et l'appareil lui-même était cassé comme la plupart des choses autour de lui. En l'absence de Bob, sur une crise de Van Os vengeur, ses hommes avaient dévasté le studio, brisé tout accessoire, déchiré jusqu'aux annuaires puis conclu leur ouvrage en brûlant dans l'évier quelques ustensiles de plastique choisi. Leur fumée grasse, partout appliquée en épaisse suie collante, ruinait de toute façon l'avenir des rares objets intacts.
Débarquant d'un taxi hélé à Roissy, leur montre encore à l'heure malaise, leur petite mine accusant le décalage, Paul et Bob s'étaient tenus devant la porte poussée, dans le couloir, comme sur le seuil d'une molécule de houille: l'espace était uniformément noir, hérissé de carcasses noires, jonché de débris noirs coupants. Ils n'osèrent pas entrer. Bob n'avait pas trop mal réagi.
– On ne peut pas rester, conclut-il seulement. On va aller chez toi.
– Tu n'y penses pas, dit Paul, c'est peut-être pire. Peut-être qu'ils ont fait pire.
– Tu crois que c'est eux?
– Il ne faudrait pas trop les rencontrer. M'est avis. Les voitures, on ne va pas les reprendre. Tu n'as pas idée d'un endroit, en attendant? Un endroit tranquille.
– Aucune, dit Bob. On peut passer chez Bouc.
Ils passèrent juste prendre un verre, sans intention de consulter. Ils s'assirent pour causer dans les fauteuils de toile pochée, dévidèrent différents sujets qui se présentaient tels que la charcuterie, les orchidées, l'indigo, l'espoir jusqu'à l'apéritif, après quoi Bob sortit faire quelques courses. On dîna de viande rouge, d'oranges et de vin rouge en regardant le journal télévisé, puis le début de ce qui venait après. Bouc Bel-Air se leva pour changer les verres.
– Vous voulez peut-être aussi dormir, supposa-t-il enfin.
– C'est-à-dire que ce serait bien, dit Bob, mais on ne s'impose pas. On ne va pas s'imposer.
Bouc revint avec un carafon de marc et trois godets, tira d'un placard deux lits de camp du même modèle que le sien, Bob et Paul burent à sa santé. Huit jours déjà qu'ils étaient là. On avait toujours un peu froid chez le géomancien, la douche pliante donnait de l'à peine tiède et le chauffage était une petite chose à résistance projetant à vue de nez son haleine de poussière brûlée. Punaisé à la porte, un tract gymnastique figurait les douze rotations et flexions minimum, qu'on regardait plus ou moins chaque matin.
Au début ce n'était que sourires mais on sait comme souvent, dans un espace petit, se précipite semblable situation. Au début tout le monde est content, l'hôte moins seul et ses hôtes à l'abri, mais le temps passe qui banalise et froisse les choses, les susceptibilités, bientôt cela frictionne puis cela pèse. Bouc Bel-Air avait arrêté de rire le premier, rengainant ses répliques en détournant les yeux, manifestant des temps de latence à propos de tout. Dans la journée, Bob et Paul se trouvaient en général assis dans l'une des pièces tandis que lui, dans l'autre, recevait les clients égarés dont l'avenir était son entrecôte. La porte séparant ces deux pièces étant mince, il déplaisait à Bouc que les deux autres l'entendissent, voire l'écoutassent bricoler ses pronostics dont il savait le caractère limité. Lorsqu'il tâchait d'improviser, d'introduire des variantes, c'était gênant d'imaginer leur sourire silencieux. Même si jamais ils n'y firent allusion, il n'aimait pas qu'ils fussent témoins des réactions quelquefois délicates des pratiques.
Bouc se mît donc à faire des coups tels que: boire toute la 33, tout le Tropicana, finir le reblochon; ne jamais rien racheter; perdre le savon, boucher l'évier; le laisser tel quel, sortir sans prévenir, oublier de laisser la clef. De plus en plus souvent dehors pour cause d'oubli de clef, Paul et Bob patientaient à l'abri, souvent dans les grandes surfaces.
– Tu croîs vraiment qu'ils nous cherchent, les Belges, demandait Bob au pied de l'escalator, tu crois qu'ils en ont après nous, toujours? Moi, je dis que c'est fini.
Ils dérivaient dans le rez-de-chaussée, parmi les concessions de parfums, les vendeuses droites et fermes semblaient d'une autre essence que leurs consœurs au milieu des flacons et des sprays. Saisissant les échantillons, Bob se vaporisait le dos de la main.
– On ne peut plus rester chez Bouc, poursuivit-il, ce n'est plus tenable, allons chez toi. Allez, on va chez toi. C'est bien, chez toi. C'est grand.
– Non, dit Paul, mais j'ai une autre idée. On doit pouvoir téléphoner, d'ici. (On put.) Bonjour, pourrais-je parler à Jean-François? (Il put.) Alors tu es là, dit-il d'une voix chargée. Je me disais bien.
– Depuis hier, fit Pons, j'arrive juste. J'ai essayé de t'appeler, ce matin, tu tombes bien. Il faut qu'on se voie très vite.
– Tu en as de bonnes, dit Paul, tu as vu comme tu nous as laidement laissés tomber, là-bas? On ne parlait même pas la langue. Tu trouves ça correct?
– Tu vois bien que vous êtes là, joua Pons, tu vois bien que vous n'aviez rien à craindre. Moi, s'ils me trouvaient, j'avais des tas d'ennuis. Et Charles avec son vieux passeport, tu as pensé à ça? Tu ne sais pas où il est, au fait?
– Ecoute, l'arrêta Paul, il faudrait que tu nous loges avec Bob. On a un vrai ennui (à cause de lui, souffla Bob, fais-lui comprendre que c'est à cause de lui, l'ennui). Il doit y avoir de la place, là où tu es. Bob dit que c'est grand.
– Ah, fit Pons, je ne crois pas que ce soit possible, passe-moi Bob. (C'est ça, dit Bob, passe-le-moi donc.) Bob, j'ai une personne proche qui a disparu, figure-toi, vous ne pourriez pas m'aider à la trouver? Je te le demande à toi, parce que je sens bien que Paul.
– Vous n'êtes pas sérieux, l'interrompit Bob à son tour, vous montez des histoires sans méthode. Vous n'avez pas le sens commun. Personnellement, je ne marche plus.
– La petite Justine, tu te souviens? (Oui, dit Bob.) Tu l'avais vue à Chantilly, tu te souviens? C'est elle qu'on ne trouve plus, dis donc. Tu vois comme c'est important. (Oui.) Essaie d'expliquer à Paul.
– Il ne la connaît pas, crut se rappeler Bob d'une voix troublée. Peut-être il ne va pas comprendre.
– Essaie, répéta Pons avant de raccrocher, tu me rappelles ensuite.
– Qu'est-ce qui se passe? demanda Paul.
– On va s'asseoir.
Sur la table des matières fixée à l'entrée du grand magasin, Bob chercha l'étage consacré au mobilier. On y choisit parmi les sièges deux crapauds coquille d'œuf dans quoi l'on discuta, puis décida: l'octroi d'une aide, sollicitée par Pons, ne serait envisageable qu'en échange d'un abri sûr. On le rappela. Bon, dit-il, je vais voir ce que je peux faire.
Nicole désespérée ne quittant plus sa chambre, il était difficile de lui exposer discrètement les choses, sans que Boris en profitât. Ça va faciliter les recherches, Nicole, cria Pons à travers la porte. On centralise l'information, comme ça. C'est mieux. Elle ne répondait pas, Pons vit la cause entendue. C'est bon, dit-il, venez. On va s'arranger. Deux heures plus tard, portant sur Paul et Bob une pupille radiographique, Boris leur préparait deux chambres sous les combles, attenantes à ses appartements.
Le lendemain, cela ne servit à rien de se transporter de si bonne heure à Levallois: toute une affaire pour trouver la rue Madame-de-Sanzillon, et dans celle-ci la boîte aux lettres de Charles, et dans celle-ci la carte postale de Pons sous un sédiment d'offres de biens et services – rien pour Vidal. Pons relisait sa carte, on attendit des heures dans l'Austin de Nicole en surveillant la rue. Charles ne parut, ni personne d'autre, sauf une nouvelle bande de boueux lusitano-mauritaniens dans un bruyant camion vert. C'était la fin de la matinée, l'équipe parachevait la collecte en finassant avec des voies aussi excentriques, aussi évaporées que Madame-de-Sanzillon; reposantes, car avares en déchets, elles constituaient plutôt le tour d'honneur des balayures, l'adieu à la valeur d'usage, à la valeur d'échange, avant la décharge puis l'incinération.
On revint déjeuner à Chantilly, penauds, en échangeant des velléités de plans. Rien ne permettait d'agir dans tel sens ou tel autre, on ne savait rien de Justine au fond. On se décourageait. Boris avait mis la table pour quatre.
– Mais puisqu'elle dîne dans sa chambre, Boris, objecta Pons. On n'est que trois, non?
– Je mange avec vous, monsieur.
– Excusez-moi, Boris, appelez-moi donc Jeff.
De fait Boris mangea peu, prélevant plutôt les marges des nourritures, croûte ou couenne qu'il mâchait longtemps. Il leur parla, ils écoutèrent sa voix porter une ardeur grave, Boukharine en Chaliapine ressuscité. Seuls, ils ne retrouveraient pas Justine, leur prédit-il, alors qu'avec Charles ce serait possible. Il paraissait admirer beaucoup Charles. Mais seuls, poursuivît-il, ils ne sauraient pas retrouver Charles non plus. Il paraissait aussi douter beaucoup de leurs moyens. Trouver Charles, peut-être que lui pouvait. Il se leva, superposant les assiettes sales qu'il remplaça, puis il revint avec la suite. On mange la suite, conclut-il, je trouve Charles après.
L'après-midi se passa à le suivre dans les stations de métro, les dessous de pont, les squares, enfin le canal voûté. Ils contournèrent les grilles, glissèrent sur la vase à l'entrée du tunnel, faillirent basculer dans le Styx venimeux qui courait à leurs pieds. Ils avaient froid, non sans peur dans l'humidité noire, sur le quai étroit, se tenant par leurs vêtements derrière la lampe de poche dévoltée de Boris. Celui-ci marchait beaucoup plus droit que d'habitude, et de plus en plus vite comme s'il touchait au but. Une lumière en effet grossit au loin: du feu dans un bidon, quatre cannibales autour à la verticale de Chemin-Vert. Trois se levèrent à leur approche.
Boris parut très excité de retrouver Vidal. Il n'était plus le même homme, parlait avec entrain comme retour d'Afrique, des souvenirs firent écho sous la voûte. Vidal voulut savoir; Boris allait-il mieux. N'était-ce pas trop dur à Chantilly, cette nouvelle vie pour lui, avait-il vu Charles. Justement, dit Boris, je le cherche.
– Ça ne sera pas facile, dit Vidal, tu sais comme il est. Tu as regardé à Saint-Ambroise? Il y a Levallois, il y va quelquefois. C'est là qu'on a la boîte, tu sais.
– Ils y sont passés, dit Boris en donnant du pouce vers les autres.
– Ah, fit Vidal sans les regarder, il n'y avait rien pour moi?
– Non, répondit Pons intimidé, je ne crois pas.
– Ça ne fait rien. Vous ne voulez pas vous asseoir?
On s'assit, les habitués franchement par terre, les autres accroupis sur leurs talons prudents. En s'installant, Boris identifia l'unijambiste Henri, seul à ne s'être pas levé.
– Je ne bouge pas, dit Henri, rapport à ma jambe volée.
Une plaque avec douze vis, montra-t-il, ça n'est pas compliqué, c'est vrai que c'est vite fait, En plein jour à Jaurès, pendant qu'il dormait, devant tout le monde, ça ne l'avait pas réveillé. Il n'avait même pas vu les types. J'en ai plus ou moins commandé une autre, dit l'unijambiste en montrant ses béquilles, mais ça traîne comme tu peux imaginer. Et toujours ces douleurs dans le membre fantôme, que l'humidité n'arrangeait sûrement pas. Tu n'aurais pas vu Charles? interrogea Boris.
– Je sais qu'il dort dans le dix-septième, des fois. Je ne sais plus exactement où, par exemple. C'est assez grand, le dix-septième, c'est assez vaste comme arrondissement.
– Brochant?
– Brochant, peut-être bien, dit Henri. Tu connais?
– Il m'a mené une fois, se souvenait Boris.
Passé minuit, l'Austin roulait donc vers Brochant.
Boris eut un peu de mal à retrouver la rue, puis on était enfin devant chez Gina de Béer. Les fenêtres étaient obscures derrière les volets clos, derrière la trame de la claire-voie délimitant le polygone de rosiers.
– C'est éteint, dit Boris, on ne peut pas déranger. On va attendre là.
– Là? fit-on sceptiquement.
– Ici, précisa-t-il. On ne peut pas le rater, comme ça.
Lorsque le jour et ses rumeurs se levèrent, les quatre hommes dans l'Austin étaient pleins de buée, de sueur et de rosée, de courbatures. Bob renonça le premier à simuler le sommeil, il sortit chercher le journal, des croissants s'il s'en trouvait dans le coin. A son retour, Paul et Boris causaient voiture à l'avant de la voiture, seul Pons s'obstinait à feindre. Bob distribua les croissants, ouvrit le journal en bâillant, y jeta ses yeux qui s'agrippèrent aux premières lignes venues ainsi qu'un chat lancé dans un rideau, puis descendirent le long d'elles en déchiffrant mécaniquement un reportage sur Monaco. On avait baissé les vitres, on mordait la pâtisserie sèche. Séparé de Bob par le journal dressé, Pons lisait les titres au verso.
Grincement de poignée, grincements de charnières: les regards convergèrent sur les volets du rez-de-chaussée, qui s'ouvrirent sur Charles nu. Des mains sortirent de l'Austin, s'agitèrent sur son tour comme des nageoires. Charles cligna, fit le point, reconnut les visages sous les mains, fit un signe en refermant la fenêtre. Le temps qu'il se prépare, Bob avait pu finir un autre article sur l'Etat d'Andorre.