16

C'était encore Justine dans sa chambre grise. Dehors, les nuages blancs filtraient le jour suivant – froide lumière de néon scialytique, posée sur toute chose équitablement. Des cris d'enfants récréés montaient d'une cour proche, des pigeons bondissaient tels des sauterelles obèses, impavides parmi les corniches, les barres d'appui, les toits.

Justine entassait dans un sac quelques affaires pour trois jours d'absence. Elle n'était pas à ce qu'elle faisait, s'éparpillait dans des chapelets de petites actions annexes qui la détournaient sans cesse du sac profond. Feuilletant un livre avant de le ranger, elle découvrait entre ses pages une photo, coinçait la photo sous le cadre du miroir dans lequel elle se jugeait un instant, changeait de sweat-shirt en conclusion de cet examen, allumait une Gitane, l'écrasait aussitôt, puis une Benson qui se consumerait seule au bord d'un meuble. Elle traversa l'appartement, revint de la cuisine avec du jus d'orange dans une très grosse bouteille. Elle buvait avec précaution, à même le très gros goulot, une main dans ses cheveux comme pour soutenir sa nuque, son épaule appuyée à la porte de l'atelier: Laure travaillait dans une tempête d'étoffes, de patrons amoncelés qui déferlaient au pied de la machine à coudre.

– Je serai là mardi, rappela Justine, mardi soir. Tu en veux?

– Et le type? fit Laure en prenant la bouteille.

– Le type.

– Celui qui téléphone. Qu'est-ce que je dis?

– Tu ne sais pas quand je reviens, tu ne lui dis pas mon nom. Appelle-moi chez ma mère s'il insiste trop mais ne lui donne pas le numéro. Je n'ai pas tellement envie d'y aller, chez ma mère.

Mais j'y vais: une heure plus tard, ayant roulé à vive allure sur l'autoroute du Nord, Justine rejoignait la maison de Chantilly. Des éclats de voix provenaient du salon vert, où Pons brossait pour Nicole quelques tableaux de la vie malaise, ses fémurs croisés vers la cheminée dont Boris venait de faire le plein. Il cessa de parler à l'entrée de la jeune femme, l'inventoria d'un regard trouble et voulut se lever.

– C'est Jeff, c'est Jean-François, dit Nicole à sa fille avant de marcher vers la porte pour instruire Boris – par l'embrasure on voyait l'homme de peine qui s'élevait vers l'étage en diagonale décousue, traînant après lui le sac profond.

– J'ai vu, dit Justine, une photo de vous. Je me souviens.

– L'usure, invoqua Pons coquet, je suis méconnaissable. Les tropiques font vieillir.

Nicole revint puis Boris reparut, signalant que pour manger c'était quand on voulait. Justine sortit la première du salon. Belle fille, souffla Pons, elle tient de toi. C'est tout toi.

A table il se montra jovial, assez insoucieux des affaires qui motivaient son voyage et dont il semblait quelque peu perdre de vue l'objet. Boris faisait le service, compromettant au-dessus des têtes l'avenir des saucières, évitant le malheur par miracles. Qu'est-ce que c'est que ce type, s'enquit Pons entre mâche et daube, il est malade?

– Un ami de Charles, dit Nicole. Il vivait comme Charles, tu sais (Pons leva l'œil au ciel), il en a eu assez. Tu as vu qu'il ne tient pas bien droit? Il cherchait niielque chose. Une réinsertion, si tu veux. Il est calme, il est propre, il s'entend bien avec madame Bœuf.

– Ah, fit Pons. Et Charles, au fait?

Nicole eut un regard vers Justine avant de ne pas répondre.

– Il faut que je te dise. J'ai parlé de toi, tu sais. Ceux du Perfect, tu te souviens, il y en a que je revois de temps en temps.

– Je ne te comprends pas, grogna Pons.

– Si tu as besoin qu'on t'aide, fit-elle. Alors je me suis dit, je leur ai demandé.

Le duc fit venir son sourire froid d'aventurier, lointainement amer, dont trop peu d'occasions d'user se présentaient.

– Ils se sont défilés, supposa-t-il avec justesse. Mais je n'ai besoin de personne, pas besoin d'eux.

– Je dois dire qu'à part Charles, hésita Nicole.

– J'aimais Charles et je le craignais, poursuivit Pons sur le même ton, mais cette vie de rat. Je ne vois pas qu'il puisse beaucoup m'aider.

– Bon, fit Nicole sans oser parler plus.

– Tu n'as pas dit trop de choses, évidemment. Cette histoire, quand même, si ça s'ébruite on aura des ennuis. J'aurais des ennuis, moi, là-bas. Il faudra que j'appelle, d'ailleurs, savoir un peu ce qui se passe en mon absence.

– J'aimerais mieux, dit Nicole, que tu appelles de la poste. Le prix de l'unité, je ne sais pas si tu vois.

– Je vois, s'assombrit Pons, bon. Mais je m'arrangerai tout seul. J'ai pris des contacts à Paris, de bons contacts. De très bons contacts et tout va très bien se passer.

Un moment oubliée, cette perspective mit du lest dans ses mouvements, dans son raisonnement. Ce rappel au réel le fit se taire et poser son couteau sur le bord de l'assiette, prendre son verre sans le porter à ses lèvres, regarder par la fenêtre: adoucis par les voilages, les arbres griffaient la lumière de leurs ongles émondés. Le silence parut avec ses habitants, dialogue d'aboiements sourds, klaxon musical sur la route, jeu des 1 000 francs dans la cuisine où chaque jour, face aux questions bleues et rouges, l'encyclopédique Boris ne laissait pas de surprendre madame Bœuf, trio de passereaux dans les hauteurs, solo de motoculteur au loin, sonnerie du téléphone au salon, Justine se leva.

– Bien sûr, dit Nicole, que ça va bien se passer.

Justine traverse l'entrée puis le salon vert, décroche; allô, dit-elle. Allô, se hasarde une voix d'homme que Justine reconnaît aussitôt. C'est encore vous, fait-elle assez fraîchement, à l'entendre on ne devinerait pas qu'elle sourit. Silence bref, puis la voix dit pardon, je crois que c'est une erreur, autre silence puis on raccroche.

A l'autre bout du fil coupé, Paul J. Bergman ne sourit pas. Lui n'a pas reconnu Justine, ne se souvient pas assez d'elle sauf les yeux; l'accueil hostile d'une inconnue ne lui remonte à présent pas le moral. Fâché, Paul relit les chiffres griffonnés sur le morceau de journal par Pons, qui se sera trompé – ravages de l'alcool sur la mémoire, dès un certain âge. Par acquis de conscience, Paul les compose encore sur le cadran, plus lentement: cette fois c'est occupé.

– Non, répond en effet Laure à Justine, il n'a pas appelé. Je n'aurais pas donné le numéro, de toute façon. Tu as confondu, ça ne peut pas être lui.

Lui, rappelle cinq minutes après. Ce n'est plus occupé. Cela décroche aussitôt, la même voix féminine dit allô, moins assurée, on ne sent toujours aucun sourire à l'intérieur.

– Pourrais-je parler à Jean-François, dit rapidement Paul plein d'urbanité, comme si de rien n'avait été. S'il est là.

Nouveau silence bref, Justine fait venir un petit peu de sa lèvre entre ses dents. Ne quittez pas, dit-elle avant de poser doucement le combiné sur la tablette en cuir du secrétaire, revenant à contrecœur vers la salle à manger. C'est pour vous, dit-elle à Pons qui se dresse promptement, arrache la serviette endormie sur ses genoux, file au salon d'un pas martial. Justine reprend sa place, regarde sa mère. Ses contacts, dit-elle, qu'est-ce que c'est? Il a dit, tu sais, qu'il avait des contacts, il t'en a parlé? Mais Nicole ronge une miette en rêvant: contacts, réagit-elle enfin, quels contacts.

Cependant qu'à son tour il traversait l'entrée, le duc se ressaisit. Depuis quelques heures qu'il se trouvait à Chantilly, l'urgence de sa mission risquait de s'être émoussée dans la tiède compagnie de Nicole, compagnie ronde et molle comme un pouf dans lequel on aurait oublié, quand même, quelques épingles. Cet appel opportun l'extirpait de la réplétion, de cette torpeur de serre menaçant d'enliser sa conscience. Le téléphone rétablissait d'un trait la prise sur le monde de sa virilité, il fonça sur lui tout en respirant fort, le dos droit. Il retrouvait ses forces.

– C'est toi, petit?

– Je voulais te dire que je vais voir un type.

– Quel genre, fit Pons, quel genre de type?

– Je l'ai appelé hier soir, il aurait peut-être quelque chose pour toi, il faut voir. Je vais voir. C'était juste pour te dire.

– Parfait, dit Pons, continue de me tenir au courant. Il y a ici (il baissa la voix), là où je suis, une petite magnifique, j'aimerais que tu la voies.

– Ah bon, fit Paul. Celle qui répond au téléphone?

– Mh, suggéra Pons. Je te la présenterai si tu veux.

– Oui, dit Paul, bon. Elle m'a paru un peu bizarre.

– Paul, comment ça se passe avec les filles, voulut approfondir soudain le duc, est-ce que tu en vois souvent? Est-ce que tu en vois assez? Je te dis ça parce que. (Seul au sommet de sa tour, Paul J. Bergman poussa un rire sans joie.) Il m'a semblé que tu.

– Est-ce que tu t'es bien remis du voyage, demanda Paul, est-ce que tu te reposes comme il faut.

– J'étais fatigué ce matin, se souvint le duc en posant une main sur son front, mais je crois que ça va tout à fait bien maintenant.

– Repose-toi bien comme il faut, dit Paul.

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