Une femme, effrayée par une averse soudaine, et qui voulait probablement mettre à l’abri son chignon ridicule, traverse sans prendre garde. Une carriole tirée par deux chevaux fait une terrible embardée pour l’éviter. Le cocher a du talent, car la dame en question s’en tire avec une belle frousse, mais les tonneaux qu’il transporte basculent sur la chaussée et le tramway qui arrive en sens inverse ne peut rien faire pour les éviter. L’un des fûts explose littéralement sous l’impact. Un torrent de Guinness se répand sur le pavé. J’ai vu deux soûlards prêts à s’allonger par terre pour étancher leur soif. Je vous passe l’altercation entre le conducteur du tramway et le propriétaire de la carriole, les passants qui s’en mêlent, les policiers qui tentent de mettre un peu d’ordre au milieu de cette cohue, le pickpocket profitant de la confusion pour faire ses affaires de la journée et la principale responsable de ce chaos qui s’enfuit sur la pointe des pieds, honteuse du scandale provoqué par son insouciance.
— Et vous avez peint tout cela ? demanda Alice stupéfaite.
— Non, pour l’instant, je me suis contenté de peindre le carrefour, j’ai encore beaucoup de travail devant moi. Mais j’ai tout mémorisé, c’est l’essentiel.
— Jamais l’idée ne m’est venue en traversant une rue de prêter attention à tous ces détails.
— Moi, j’ai toujours eu la passion des détails, de ces petits événements, presque invisibles, autour de nous. Observer les gens vous apprend tant de choses. Ne vous retournez pas, mais, à la table derrière vous, il y a une vieille dame. Attendez, levez-vous si vous le voulez bien, et changeons de place, comme si de rien n’était.
Alice obéit et s’assit sur la chaise qu’occupait Daldry tandis que lui s’installait sur la sienne.
— Maintenant qu’elle se trouve dans votre champ de vision, dit-il, regardez-la attentivement et dites-moi ce que vous voyez.
— Une femme d’un certain âge qui déjeune seule. Elle est plutôt joliment habillée et porte un chapeau.
— Soyez plus attentive, que voyez-vous d’autre ?
Alice observa la vieille dame.
— Rien de particulier, elle s’essuie la bouche avec sa serviette de table. Dites-moi plutôt ce que je ne vois pas, elle va finir par me remarquer.
— Elle est maquillée, n’est-ce pas ? De façon très légère, mais ses joues sont poudrées, elle a mis du rimmel sur ses cils, un peu de rouge sur ses lèvres.
— Oui, en effet, enfin je crois.
— Regardez ses lèvres maintenant, sont-elles immobiles ?
— Non, en effet, dit Alice étonnée, elles remuent légèrement, un tic dû à l’âge probablement ?
— Pas du tout ! Cette femme est veuve, elle parle à son défunt mari. Elle ne déjeune pas seule, elle continue de s’adresser à lui comme s’il se trouvait en face d’elle. Elle s’est mise en beauté parce qu’il fait toujours partie de sa vie. Elle l’imagine présent à ses côtés. N’est-ce pas quelque chose de tout à fait touchant ? Imaginez l’amour qu’il faut pour réinventer sans relâche la présence de l’être aimé. Cette femme a raison, ce n’est pas parce que quelqu’un vous a quitté qu’il cesse d’exister. Avec un peu de fantaisie à l’âme, la solitude n’existe plus. Plus tard, au moment de payer, elle repoussera de l’autre côté de la table la coupelle contenant son argent, parce que son mari réglait toujours l’addition. Lorsqu’elle s’en ira, vous verrez, elle attendra quelques instants sur le trottoir avant de traverser, parce que son mari s’engageait toujours, comme il se doit, le premier sur la chaussée. Je suis certain que chaque soir avant de se coucher elle s’adresse à lui et fait de même le matin en lui souhaitant une bonne journée, où qu’il soit.
— Et vous avez vu tout cela en quelques instants ?
Alors que Daldry souriait à Alice, un vieil homme mal fagoté et au bord de l’ivresse entra d’un pas mal assuré dans le restaurant, il s’approcha de la vieille dame et lui fit comprendre qu’il était temps de s’en aller. Elle régla la note, se leva et quitta la salle dans le sillage de son ivrogne de mari qui devait sans doute revenir du champ de courses.
Daldry, dos tourné à la scène, n’avait rien vu.
— Vous aviez raison, dit Alice. Votre vieille dame a fait exactement ce que vous aviez prédit. Elle a repoussé la coupelle de l’autre côté de la table, s’est levée et, en sortant du restaurant, j’ai cru la voir remercier un homme invisible qui lui tenait la porte.
Daldry avait l’air heureux. Il engloutit une cuillère de porridge, s’essuya la bouche et regarda Alice.
— Alors, ce porridge ? Fameux, non ?
— Vous croyez à la voyance ? demanda Alice.
— Je vous demande pardon ?
— Est-ce que vous croyez que l’on puisse prédire l’avenir ?
— Vaste question, répondit Daldry en faisant signe à la serveuse de lui resservir du porridge. L’avenir serait déjà écrit ? L’idée serait ennuyeuse, non ? Et le libre arbitre de chacun ! Je crois que les voyants ne sont que des gens très intuitifs. Mettons de côté les charlatans et accordons un certain crédit aux plus sincères d’entre eux. Sont-ils pourvus d’un don qui leur permette de voir en nous ce à quoi nous aspirons, ce que nous finirons par entreprendre tôt ou tard ? Après tout, pourquoi pas ? Prenez mon père, par exemple, sa vue est parfaite et pourtant il est tout à fait aveugle, ma mère en revanche est myope comme une taupe et voit tant de choses que son mari serait bien incapable de deviner. Elle savait depuis ma première enfance que je deviendrais peintre, elle me le disait souvent. Remarquez, elle voyait aussi mes toiles exposées dans les plus grands musées du monde. Je n’ai pas vendu un tableau en cinq ans ; que voulez-vous, je suis un piètre artiste. Mais je vous parle de moi et je ne réponds pas à votre question. D’ailleurs, pourquoi me posiez-vous une telle question ?
— Parce que, hier, il m’est arrivé une chose étrange, à laquelle je n’aurais jamais cru pouvoir accorder la moindre attention. Et pourtant, depuis, je ne cesse d’y penser au point de trouver cela presque dérangeant.
— Commencez donc par m’expliquer ce qui vous est arrivé hier et je vous dirai ce que j’en pense.
Alice se pencha vers son voisin, lui fit le récit de sa soirée à Brighton et plus particulièrement de sa rencontre avec la voyante.
Daldry l’écouta sans l’interrompre. Quand elle eut terminé de lui relater son insolite conversation de la veille, Daldry se retourna vers la serveuse, demanda l’addition et proposa à Alice d’aller prendre l’air.
Ils sortirent du restaurant et firent quelques pas.
— Si j’ai bien compris, dit-il faussement contrarié, il vous faudrait croiser la route de six personnes avant de pouvoir enfin rencontrer l’homme de votre vie ?
— Celui qui comptera le plus dans ma vie, précisa-t-elle.
— C’est la même chose, j’imagine. Et vous ne lui avez posé aucune question concernant cet homme, son identité, l’endroit où il pouvait bien se trouver ?
— Non, elle m’a juste affirmé qu’il était passé derrière moi alors que nous parlions, rien d’autre.
— C’est bien peu de chose en effet, poursuivit Daldry songeur. Et elle vous a parlé d’un voyage ?
— Oui, je crois, mais tout cela est absurde, je suis ridicule de vous raconter cette histoire à dormir debout.
— Mais cette histoire à dormir debout, comme vous dites, vous a tenue éveillée une bonne partie de la nuit.
— J’ai l’air si fatigué ?
— Je vous ai entendue faire les cent pas chez vous. Les murs qui nous séparent sont vraiment faits de papier mâché.
— Je suis désolée de vous avoir dérangé…
— Bien, je ne vois qu’une solution pour que nous retrouvions tous les deux le sommeil, je crains que le Noël de nos canards ne doive attendre jusqu’à demain.
— Pourquoi cela ? questionna Alice alors qu’ils arrivaient devant chez eux.
— Montez vous chercher un lainage et une bonne écharpe, je vous retrouve ici dans quelques minutes.
« Quelle drôle de journée ! » se dit Alice en grimpant l’escalier. Cette veille de Noël ne se déroulait pas du tout telle qu’elle l’avait imaginée. D’abord ce petit déjeuner impromptu avec son voisin qu’elle supportait à peine, ensuite leur conversation plutôt inattendue… et pourquoi lui avoir confié cette histoire qu’elle jugeait absurde et inconséquente ?
Elle ouvrit le tiroir de sa commode, il avait dit un lainage et une bonne écharpe, elle eut un mal fou à en choisir qui s’accordent. Elle hésita devant un cardigan bleu marine qui lui faisait une jolie silhouette et une veste en laine à grosses mailles.
Elle se regarda dans le miroir, remit un peu d’ordre dans ses cheveux, renonça à rajouter la moindre touche de maquillage, puisqu’il ne s’agissait là que d’une simple promenade de courtoisie.
Elle sortit enfin de chez elle, mais, quand elle arriva dans la rue, Daldry n’était pas là. Peut-être avait-il déjà changé d’avis ; après tout, l’homme était plutôt original.
Deux petits coups de klaxon, et une Austin 10, couleur bleu nuit, se rangea le long du trottoir.