Alice découvrit un immense avion, une passerelle grimpait vers l’arrière de la carlingue. Une hôtesse de l’air, vêtue d’une tenue seyante, accueillait les passagers sur la dernière marche. Son sourire rassura Alice. Quel incroyable métier faisait-elle, songea Alice en entrant dans le DC-4.
L’habitacle était plus vaste qu’elle ne l’avait supposé. Alice prit place dans un fauteuil, aussi confortable que celui qu’elle avait chez elle, à ceci près qu’il était équipé d’une ceinture de sécurité. L’hôtesse lui montra comment l’attacher et l’ouvrir en cas d’urgence.
— Quel genre d’urgence ? s’inquiéta Alice.
— Je n’en ai aucune idée, répondit l’hôtesse en souriant de plus belle, je n’en ai jamais connu. Soyez tranquille, madame, lui dit-elle, tout va très bien se passer, je fais ce voyage tous les jours et je ne m’en lasse pas.
La porte arrière se referma. Le pilote vint saluer chacun des passagers et retourna à son poste, où le copilote effectuait la check-list. Les moteurs pétaradèrent, une gerbe de flammes illumina chaque aile et les hélices tournoyèrent dans un vacarme assourdissant ; bientôt, leurs pales devinrent invisibles.
Alice s’enfonça dans son fauteuil et planta ses ongles dans les accoudoirs.
La carlingue vibrait, on ôta les cales de roues, l’avion longeait déjà la piste. Assise au deuxième rang, Alice ne perdait rien des communications entre le poste de pilotage et la tour de contrôle. Le radiomécanicien écoutait les instructions des aiguilleurs et les transmettait aux pilotes, il accusait réception des messages dans un anglais qu’Alice n’arrivait pas à décrypter.
— Ce type a un accent épouvantable, dit-elle à Daldry, les gens à qui il parle ne doivent rien comprendre de ce qu’il leur dit.
— Si vous me le permettez, l’important est qu’il soit bon aviateur et non expert en langues étrangères. Détendez-vous et profitez de la vue. Pensez à Adrienne Bolland, nous allons voler dans des conditions incomparables à celles qu’elle a connues.
— Je l’espère bien ! dit Alice en se tassant davantage encore dans son fauteuil.
Le DC-4 s’alignait pour le décollage. Les deux moteurs gagnaient en puissance, la carlingue vibrait encore plus. Le commandant libéra les freins et l’appareil prit de la vitesse.
Alice avait collé son visage au hublot. Les infrastructures de l’aéroport défilaient, elle ressentit soudain une sensation inconnue, les roues avaient quitté le sol et l’avion se balançait au vent, prenant lentement de l’altitude. La piste rapetissait à vue d’œil, avant de s’effacer pour laisser place à la campagne anglaise. Et, alors que l’avion grimpait, les corps de fermes qui apparaissaient au loin semblaient rétrécir.
— C’est magique, dit Alice. Vous pensez que nous allons traverser les nuages ?
— Je nous le souhaite, répondit Daldry en ouvrant son journal.
À la campagne succéda bientôt la mer. Alice avait voulu compter les crêtes des vagues qui apparaissaient sur l’immensité bleue.
Le pilote annonça que l’on apercevrait les côtes françaises d’un instant à l’autre.
Le vol dura moins de deux heures. L’avion s’approchait de Paris et l’excitation d’Alice redoubla quand elle crut voir la tour Eiffel au loin.
L’escale à Orly fut brève, un employé de la compagnie escorta Alice et Daldry sur le tarmac jusqu’à un autre appareil ; Alice n’écoutait pas un mot de ce que lui disait Daldry, elle ne pensait qu’à une seule chose, le prochain décollage.
Le vol Air France de Paris à Vienne fut plus mouvementé que celui de Londres. Alice s’amusait des soubresauts qu’elle faisait sur son siège chaque fois que l’avion traversait une zone de turbulences. Daldry semblait moins à son aise. Après un copieux repas, il alluma une cigarette et en offrit une à Alice qui la refusa. Plongée dans la lecture d’un magazine, elle rêvassait en découvrant les dernières collections des couturiers parisiens. Elle remercia Daldry pour la énième fois, jamais elle n’aurait imaginé vivre un pareil moment et jamais, jura-t-elle, elle n’avait été aussi heureuse. Daldry répondit qu’il s’en réjouissait et l’invita à prendre un peu de repos. Ce soir, ils dîneraient à Vienne.
L’Autriche était recouverte de neige. Les étendues blanches semblaient courir à l’infini sur la campagne et Alice fut subjuguée par la beauté du paysage. Daldry avait dormi pendant une bonne partie du vol, il se réveilla alors que le DC-4 faisait son approche.
— Dites-moi que je n’ai pas ronflé, supplia-t-il en ouvrant les yeux.
— Moins fort que les moteurs, répondit Alice en souriant.
Les roues venaient de toucher la piste, l’appareil se rangea devant un hangar, on approcha une passerelle et les passagers purent descendre.
Un taxi les conduisit en centre-ville. Daldry précisa au chauffeur qu’ils se rendaient à l’hôtel Sacher. Alors qu’ils approchaient d’Heldenplatz, une camionnette glissa sur une plaque de verglas et se mit en travers de la route avant de se coucher sur le côté.
Le chauffeur de taxi évita de justesse la collision. Des piétons se précipitèrent pour porter assistance au conducteur qui sortit indemne de sa cabine, mais la circulation était bloquée. Daldry jeta un coup d’œil à sa montre et marmonna à maintes reprises : « Nous allons arriver trop tard », sous le regard étonné d’Alice.
— Nous venons d’échapper à un accident et vous vous inquiétez de l’heure ?
Sans même lui prêter attention, Daldry demanda au chauffeur de taxi de trouver une solution pour les sortir de cet embouteillage. L’homme, ne parlant pas un mot d’anglais, se contenta de hausser les épaules en montrant le chaos devant eux.
— Nous allons arriver trop tard, répéta encore une fois Daldry.
— Mais où allons-nous arriver trop tard ? s’emporta Alice.
— Vous le verrez en temps voulu, enfin, si toutefois nous ne restons pas prisonniers ici toute la nuit.
Alice ouvrit la portière et descendit du taxi sans dire un mot.
— C’est ça, faites votre mauvaise tête ! rouspéta Daldry en se penchant à la vitre.
— Vous ne manquez pas de culot ! Vous ne cessez de râler et vous n’êtes même pas fichu de me dire ce qui vous rend aussi impatient.
— Parce que je ne peux pas vous le dire, voilà tout !
— Eh bien quand vous le pourrez, je remonterai à bord !
— Alice, cessez vos enfantillages et revenez vous asseoir, vous allez attraper froid et puis ce n’est pas la peine de compliquer une situation qui l’est déjà suffisamment comme ça. C’est bien ma veine, il fallait que cette stupide camionnette se renverse devant nous.
— Quelle situation ? demanda Alice, mains sur les hanches.
— La nôtre, nous sommes bloqués dans cet embouteillage, alors que nous devrions déjà être à l’hôtel en train de nous changer.
— Nous allons au bal ? demanda Alice d’un ton ironique.
— Presque ! répondit Daldry, et je ne vous en dirai pas plus. Maintenant remontez, j’ai l’impression que cela se dégage enfin.
— J’ai un bien meilleur point de vue que vous, qui êtes assis dans cette voiture, et je peux vous assurer que rien n’est dégagé. Nous allons à l’hôtel Sacher, n’est-ce pas ?
— En effet, pourquoi ?
— Parce que, de là où je me trouve, monsieur le râleur, j’en aperçois l’enseigne. J’imagine qu’à pied il doit se trouver à cinq minutes d’ici.
Daldry regarda Alice, stupéfait. La course du chauffeur étant réglée par la compagnie aérienne, il sortit du véhicule, attrapa les deux valises dans le coffre et pria Alice de bien vouloir le suivre.
Les trottoirs glissants n’empêchaient pas Daldry de marcher d’un pas pressé.
— Nous allons finir par nous casser la figure, dit Alice en se rattrapant à la manche de Daldry. Qu’est-ce qu’il y a de si urgent, bon sang ?
— Si je vous le dis, ce ne sera plus une surprise. Dépêchons, je vois l’auvent de l’hôtel, plus que trois cents pieds et nous y serons.
Le portier de faction vint à leur rencontre, il récupéra les bagages et leur ouvrit la porte.
Alice admira le grand lustre en cristal suspendu par une longue tresse au milieu du hall. Daldry avait réservé deux chambres, il remplit les fiches de police et se fit remettre les clés par le concierge. Il regarda l’heure à la pendule du bar que l’on apercevait depuis la réception et afficha une mine consternée.
— Et voilà, c’est trop tard !
— Puisque vous le dites, répondit Alice.
— Tant pis, allons-y ainsi, de toute façon, avec nos manteaux, ils n’y verront que du feu.
Daldry lui fit traverser la rue au pas de course. Devant eux se dressait un magnifique édifice d’architecture néo-Renaissance. De chaque côté du frontispice s’élevaient les statues de deux cavaliers noirs prêts à s’élancer au galop. Le dôme en cuivre qui surplombait l’Opéra était immense.