Roses ottomanes, fleurs d’oranger, jasmin, rien qu’en feuilletant les pages, elle avait l’impression de distinguer chacun de ces parfums. Elle s’imagina dans les ruelles du grand bazar, chinant parmi les étals d’épices, humant les senteurs délicates de romarin, de safran, de cannelle, et ce rêve éveillé ravivait ses sens. Elle soupira en reposant le dépliant, son thé lui parut soudain bien fade. Elle s’habilla pour aller frapper à la porte de son voisin. Il lui ouvrit en pyjama et robe de chambre, retenant un bâillement.

— Vous ne seriez pas un tantinet matinale, par hasard ? demanda-t-il en se frottant les yeux.

— Il est sept heures.

— C’est bien ce que je disais, à dans deux heures, dit-il en refermant sa porte.

Alice frappa à nouveau.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? interrogea Daldry.

— Dix pour cent, annonça-t-elle.

— De quoi ?

— Dix pour cent de mes rentes si je trouvais en Turquie la formule d’un parfum original.

Daldry l’observa, impassible.

— Vingt ! répondit-il en refermant sa porte, qu’Alice repoussa aussitôt.

— Quinze, proposa-t-elle.

— Vous êtes un monstre en affaires, dit Daldry.

— C’est à prendre ou à laisser.

— Et en ce qui concerne mes tableaux ? demanda-t-il.

— Là, c’est comme vous voudrez.

— Vous êtes blessante, ma chère.

— Alors disons la même chose, quinze pour cent sur la vente de toutes les toiles que vous peindriez là-bas, ou à votre retour si elles sont inspirées de notre voyage.

— C’est bien ce que je disais, un monstre en affaires !

— Arrêtez de me flatter, ça ne prend pas ! Finissez votre nuit et venez me voir quand vous serez vraiment réveillé pour que nous discutions de ce projet auquel je n’ai pas encore dit oui. Et rasez-vous !

— Je croyais que la barbe m’allait bien ! s’exclama Daldry.

— Alors, laissez-la pousser vraiment, l’entre-deux fait négligé et si nous devons être associés, je tiens à ce que vous soyez présentable.

Daldry se frotta le menton.

— Avec ou sans ?

— Et on dit que les femmes sont indécises, répondit Alice en repartant vers son appartement.


Daldry se présenta chez Alice à midi. Il portait un costume, s’était coiffé et parfumé mais pas rasé. Coupant la parole à Alice, il annonça que, pour la barbe, il se donnait jusqu’au jour du départ pour réfléchir à la question. Il invita sa voisine au pub pour discuter en terrain neutre, précisa-t-il. Mais, en arrivant au bout de la rue, Daldry l’entraîna vers sa voiture.

— Nous n’allons plus déjeuner ?

— Si, répondit Daldry, mais dans un vrai restaurant, avec nappe, couverts et mets délicats.

— Pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ?

— Pour vous en faire la surprise, et puis vous auriez probablement encore discuté et j’ai envie d’une bonne viande.

Il lui ouvrit la portière et l’invita à prendre le volant.

— Je ne crois pas que ce soit une très bonne idée, dit-elle, la dernière fois, les rues étaient désertes…

— Je vous ai promis une deuxième leçon, je tiens toujours mes promesses. Et puis qui sait si, en Turquie, nous n’aurons pas de la route à faire. Je ne veux pas être le seul à devoir conduire. Allez, fermez cette portière et attendez que je sois assis pour mettre le contact.

Daldry fit le tour de l’Austin. Alice était attentive à chacune de ses instructions, dès qu’il lui indiquait de tourner, elle marquait l’arrêt pour s’assurer de ne croiser la route d’aucun autre véhicule, ce qui avait pour effet d’exaspérer Daldry.

— À cette vitesse, nous allons nous faire doubler par un piéton ! C’est à déjeuner que je vous invite, pas à dîner.

— Vous n’avez qu’à conduire vous-même, vous êtes agaçant à râler tout le temps, je fais de mon mieux !

— Eh bien, continuez en appuyant un peu plus sur la pédale d’accélérateur.

Peu après, il pria Alice de se ranger le long du trottoir, ils étaient enfin arrivés. Un voiturier se précipita vers la portière passager avant de se rendre compte qu’une femme était au volant. Il contourna aussitôt l’Austin pour aider Alice à en descendre.

— Mais vous m’emmenez où ? demanda Alice, inquiète de tant d’attentions.

— Dans un restaurant ! soupira Daldry.

Alice fut subjuguée par l’élégance des lieux. Les murs de la salle à manger étaient habillés de boiseries, les tables alignées dans un ordre parfait, recouvertes de nappes en coton d’Égypte et elles comptaient plus de couverts en argent qu’elle n’en avait vu de sa vie. Un majordome les escorta vers une alcôve et invita Alice à prendre place sur la banquette. Dès qu’il se retira, un maître d’hôtel vint leur présenter les cartes, escorté par un sommelier qui n’eut pas le temps de conseiller Daldry, ce dernier ayant aussitôt commandé un château-margaux 1929.

— Qu’y a-t-il encore ? demanda Daldry en congédiant le sommelier. Vous avez l’air furieux.

— Je suis furieuse ! chuchota Alice pour ne pas attirer l’attention de ses voisins.

— Je ne comprends pas, je vous emmène dans l’un des restaurants les plus fameux de Londres, je vous fais servir un vin d’une finesse rarissime, une année mythique…

— Justement, vous auriez pu me prévenir. Vous, vous êtes en costume, votre chemise est d’un blanc à faire pâlir la meilleure des blanchisseuses et moi, moi, je suis attifée comme une écolière que l’on emmène boire une limonade au bout de la rue. Si vous aviez eu la courtoisie de m’informer de vos projets, j’aurais au moins pris le temps de me maquiller. Les gens autour de nous doivent se dire…

— Que vous êtes une femme ravissante et que j’ai de la chance que vous ayez accepté mon invitation. Quel homme perdrait son temps à observer votre tenue vestimentaire alors que vos yeux peuvent à eux seuls accaparer toute l’attention de la gent masculine. Ne vous inquiétez pas et, par pitié, appréciez ce que l’on va vous servir.

Alice regarda Daldry, dubitative. Elle goûta le vin, grisée par le cru long en bouche et soyeux.

— Vous n’êtes pas en train de flirter avec moi, Daldry ?

Daldry manqua de s’étouffer.

— En vous offrant de vous accompagner en voyage à la recherche de l’homme de votre vie ? Ce serait une drôle de façon de vous faire la cour, vous ne trouvez pas ? Et puisque nous allons nous associer, soyons honnêtes, nous savons tous les deux ne pas être le genre de l’autre. C’est bien pour cela que je peux vous faire cette proposition sans la moindre arrière-pensée. Enfin, presque…

— Presque quoi ?

— C’est justement pour vous entretenir de cela que je voulais que nous déjeunions ensemble. Afin de nous accorder sur un tout dernier détail de notre association.

— Je croyais que nous nous étions mis d’accord sur les pourcentages ?

— Oui, mais j’ai une petite faveur à vous demander.

— Je vous écoute.

Daldry resservit Alice et l’invita à boire.

— Si les prédictions de cette voyante sont avérées, je suis donc la première de ces six personnes à vous mener jusqu’à cet homme. Comme promis, je vous accompagnerai donc jusqu’à la deuxième d’entre elles, et lorsque nous l’aurons trouvée, car je suis sûr que nous la trouverons, j’aurai alors rempli ma mission.

— Où voulez-vous en venir ?

— C’est une manie chez vous de m’interrompre tout le temps ! J’allais précisément vous le dire. Une fois mon devoir accompli, je rentrerai à Londres et vous laisserai poursuivre votre voyage. Je ne vais quand même pas tenir la chandelle au moment de la grande rencontre, ça manquerait de tact ! Bien entendu, selon les termes de notre pacte, je financerai votre voyage jusqu’à son terme.

— Voyage que je vous rembourserai au shilling près, dussé-je travailler pour vous jusqu’à la fin de ma vie.

— Arrêtez vos enfantillages, je ne vous parle pas d’argent.

— Alors de quoi ?

— De ce dernier petit détail justement…

— Eh bien dites-le une fois pour toutes !

— Je voudrais qu’en votre absence, quelle qu’en soit la durée, vous m’autorisiez à venir chaque jour travailler sous votre verrière. Votre appartement sera vide et vous n’en aurez aucune utilité. Je vous promets de l’entretenir, ce qui, de vous à moi, ne lui ferait pas de mal.

Alice dévisagea Daldry.

— Vous ne seriez pas en train de me proposer de me conduire à des milliers de kilomètres de chez moi et de m’abandonner en des terres lointaines pour avoir enfin le loisir de peindre sous ma verrière ?

À son tour, Daldry regarda gravement Alice.

— Vous avez de beaux yeux, mais vraiment mauvais esprit !

— D’accord, dit Alice. Mais uniquement lorsque nous aurons fait la connaissance de cette fameuse deuxième personne et à condition qu’elle nous donne des raisons de poursuivre l’aventure.

— Évidemment ! s’exclama Daldry en levant son verre. Alors trinquons, maintenant que notre affaire est conclue.

— Nous trinquerons dans le train, rétorqua Alice, je me laisse encore le droit de changer d’avis. Tout cela est assez précipité.

— J’irai chercher nos billets cet après-midi et je m’occuperai aussi de notre hébergement sur place.

Daldry reposa son verre et sourit à Alice.

— Vous avez le regard joyeux, dit-il, et cela vous va bien.

— C’est le vin, murmura-t-elle. Merci, Daldry.

— Ce n’était pas un compliment.

— Ce n’est pas pour cela que je vous remerciais. Ce que vous faites pour moi est très généreux. Soyez assuré qu’une fois à Istanbul je travaillerai jour et nuit à créer ce parfum qui fera de vous le plus heureux des investisseurs. Je vous promets de ne pas vous décevoir…

— Vous dites n’importe quoi. J’ai autant de plaisir que vous à quitter la grisaille londonienne. Dans quelques jours nous serons au soleil et quand je vois la pâleur de mon visage dans le miroir derrière vous, je me dis que ce ne sera pas du luxe.

Alice se retourna et se regarda à son tour dans le miroir. Elle fit une grimace complice à Daldry qui l’épiait. La perspective de ce voyage lui donnait le vertige, mais, pour une fois, elle en goûtait l’ivresse, sans aucune retenue. Et, fixant toujours Daldry dans le miroir, elle lui demanda conseil pour annoncer à ses amis la décision qu’elle venait de prendre. Daldry réfléchit un instant et lui fit remarquer que la réponse se trouvait dans la question. Il suffirait de leur dire qu’elle avait pris une décision qui la rendait heureuse ; si c’étaient de vrais amis, ils ne pourraient que l’encourager.

Sur ces paroles, Daldry renonça à commander un dessert et Alice lui proposa d’aller faire quelques pas.

Au cours de leur promenade, Alice ne cessa de penser à Carol, Eddy, Sam et surtout à Anton. Quelles seraient leurs réactions ? Elle eut l’idée de les convier tous à dîner chez elle. Elle les ferait boire plus que d’habitude, attendrait qu’il soit tard et, l’alcool aidant, leur parlerait de ses projets.

Elle repéra une cabine téléphonique et demanda à Daldry de bien vouloir l’attendre un instant.

Après avoir passé quatre appels, Alice eut l’impression qu’elle venait de faire les premiers pas d’un long voyage. Sa décision était prise, elle savait qu’elle ne reculerait plus. Elle rejoignit Daldry qui l’attendait, adossé à un réverbère, en fumant une cigarette. S’approchant de lui, elle l’agrippa et le fit tourner sur lui-même en l’entraînant dans une ronde improvisée.

— Partons aussi vite que possible. Je voudrais fuir l’hiver, Londres et mes habitudes, je voudrais que nous soyons déjà au jour du départ. Je vais visiter Sainte-Sophie, les ruelles du grand bazar, m’enivrer de senteurs, voir le Bosphore, vous regarder croquer les passants au carrefour de l’Occident et de l’Orient. Je n’ai plus peur, et je suis heureuse, Daldry, tellement heureuse.

— Même si je vous suspecte d’être un peu soûle, c’est un ravissement de vous voir aussi joyeuse. Je ne dis pas cela pour vous séduire, chère voisine, c’est sincère. Je vous accompagne à un taxi, de mon côté je vais m’occuper de l’agence. Au fait, vous avez un passeport ?

Alice fit non de la tête, comme une petite fille prise en faute.

— Un grand ami de mon père occupait un poste important au ministère des Affaires étrangères. Je lui passerai un appel, il fera accélérer la procédure, j’en suis certain. Mais, avant tout, changement de programme : nous allons faire des photos d’identité, l’agence attendra, et, cette fois, je prends le volant.

Alice et Daldry se rendirent chez un photographe de quartier. Pendant qu’elle se recoiffait, pour la troisième fois, devant une glace, Daldry lui fit remarquer que la seule personne qui ouvrirait son passeport serait un douanier turc pour apposer un tampon. Il était fort probable qu’il ne fasse pas grand cas de quelques mèches rebelles. Alice finit par s’asseoir sur le tabouret du photographe.

Ce dernier venait de s’équiper d’un tout nouvel appareil qui fascina Daldry. Il tira une feuille du boîtier, la sépara en deux, et quelques minutes plus tard Alice y découvrit son visage qui apparaissait en quatre exemplaires. Puis ce fut au tour de Daldry de prendre place sur le tabouret. Il fit un sourire béat et retint sa respiration.

Leurs documents en poche, ils se rendirent au service des passeports, à St. James. Devant le préposé, Daldry fit part de l’imminence de leur voyage, exagérant son souci de voir des affaires importantes compromises s’ils ne pouvaient pas partir en temps voulu. Alice était effarée du culot dont il faisait preuve. Daldry n’hésita pas à se recommander d’un parent haut placé au gouvernement, mais dont il préférait, par discrétion, taire le nom. Le préposé promit de faire diligence. Daldry le remercia et poussa Alice vers la sortie, craignant qu’elle ne compromette sa supercherie.

— Rien ne vous arrête, dit-elle en redescendant vers la rue.

— Si, vous ! Avec la tête que vous faisiez pendant que je plaidais notre cause, vous n’étiez pas loin de tout ficher en l’air.

— Excusez-moi d’avoir ri quand vous avez juré à ce pauvre homme que si nous n’étions pas à Istanbul dans quelques jours, l’économie anglaise convalescente ne s’en remettrait pas.

— Les journées de ce fonctionnaire doivent être d’une monotonie épouvantable. Grâce à moi, le voilà investi d’une mission qu’il considérera comme des plus importantes, je ne vois là que de la bienveillance de ma part.

— C’est bien ce que je disais, vous avez tous les culots du monde.

— Je suis bien d’accord avec vous !


En sortant de la préfecture, Daldry salua le policier de faction et fit entrer Alice dans l’Austin.

— Je vous raccompagne et je file à l’agence.

L’Austin roulait bon train dans les rues de la capitale.

— Ce soir, dit-elle, je retrouve mes amis au pub, au bout de notre rue, si vous voulez vous joindre à nous…

— Je préfère vous épargner ma présence, répondit Daldry. À Istanbul vous n’aurez d’autre choix que de me supporter en permanence.

Alice n’insista pas, Daldry la déposa chez elle.


*


Le soir se faisait attendre, Alice avait beau s’appliquer à sa table de travail, il lui était impossible de coucher sur le papier la moindre formule. Elle trempait une bandelette dans un flacon d’essence de rose, et ses pensées filaient vers des jardins orientaux qu’elle imaginait magnifiques. Soudain, elle entendit la mélodie d’un piano. Elle aurait juré qu’elle provenait de l’appartement de son voisin. Elle voulut en avoir le cœur net et traversa la pièce, mais, dès qu’elle ouvrit sa porte, la mélodie s’arrêta et la maison victorienne replongea dans le plus grand silence.


*


Lorsque Alice poussa la porte du pub, ses amis étaient déjà là, en pleine discussion. Anton la vit entrer. Elle remit un peu d’ordre dans ses cheveux et avança vers eux. Eddy et Sam lui prêtèrent à peine attention. Anton se leva pour lui offrir une chaise avant de reprendre le cours de sa conversation.

Carol dévisagea Alice, elle se pencha pour lui demander discrètement au creux de l’oreille ce qui lui était arrivé.

— De quoi tu parles ? chuchota Alice.

— De toi, répondit Carol pendant que les garçons poursuivaient un âpre débat sur la gouvernance du Premier ministre Attlee.

Eddy souhaitait ardemment le retour de Churchill aux affaires, Sam, fervent partisan de son opposant, lui prédisait la disparition de la classe moyenne en Angleterre si le seigneur de la guerre remportait les prochaines élections. Alice voulut donner son avis, mais elle se sentit d’abord obligée de répondre à son amie.

— Il ne m’est rien arrivé de particulier.

— Menteuse ! Tu as quelque chose de changé, ça se voit sur ta figure.

— Tu dis n’importe quoi ! protesta Alice.

— Cela fait longtemps que je ne t’ai pas vue aussi radieuse, tu as rencontré quelqu’un ?

Alice rit aux éclats, ce qui fit taire les garçons.

— C’est vrai que tu as quelque chose de changé, dit Anton.

— Mais enfin qu’est-ce qui vous prend ? Commande-moi plutôt une bière au lieu de dire des âneries, j’ai soif.

Anton se rendit au bar, invitant ses deux camarades à le suivre. Il y avait cinq verres à remplir et il n’avait que deux mains.

Restée seule en compagnie d’Alice, Carol en profita pour poursuivre son interrogatoire.

— Qui est-ce ? À moi, tu peux le dire.

— Je n’ai rencontré personne, mais, si tu veux tout savoir, il n’est pas impossible que cela m’arrive d’ici peu.

— Tu sais d’avance que tu vas rencontrer quelqu’un dans peu de temps ? Tu es devenue voyante ?

— Non, mais j’ai décidé de croire celle que vous m’avez forcée à écouter.

Carol, au comble de l’excitation, prit les mains d’Alice dans les siennes.

— Tu pars, c’est ça ? Tu vas faire ce voyage ?

Alice acquiesça et désigna du regard les trois garçons qui revenaient vers elles. Carol se leva d’un bond et leur ordonna de retourner au bar. Elle les préviendrait quand elles auraient fini leur conversation de filles. Les trois garçons restèrent interdits, haussèrent les épaules de concert et tournèrent les talons puisqu’on venait de les chasser.

— Quand ? demanda Carol plus excitée que sa meilleure amie.

— Je ne sais pas encore, mais c’est l’affaire de quelques semaines.

— Si tôt que ça ?

— Nous attendons nos passeports, nous sommes allés en faire la demande cet après-midi.

— Nous ? Tu pars accompagnée ?

Alice rougit et révéla à Carol le marché qu’elle avait passé avec son voisin de palier.

— Es-tu certaine qu’il ne fait pas tout cela pour te séduire ?

— Daldry ? Grand Dieu, non ! Je lui ai même posé la question, aussi ouvertement que ça.

— Tu as eu ce toupet ?

— Je n’ai pas réfléchi, c’est venu dans la conversation, et il m’a fait remarquer qu’accompagner une femme jusque dans les bras de l’homme de sa vie ne serait pas très futé pour quelqu’un qui voudrait lui faire la cour.

— Je l’admets, dit Carol. Alors son intérêt est vraiment d’investir dans tes parfums ? Il a sacrément confiance en ton talent.

— Apparemment plus que toi ! Je ne sais pas ce qui le motive le plus, dépenser un héritage dont il ne veut pas, faire un voyage, ou peut-être simplement profiter de ma verrière pour peindre. Il paraît qu’il en rêve depuis des années et je lui ai promis de lui laisser mon appartement pendant mon absence. Il rentrera bien avant moi.

— Tu comptes partir si longtemps que ça ? demanda Carol, dépitée.

— Je n’en sais rien.

— Écoute, Alice, je ne veux pas jouer les rabat-joie, surtout que j’ai été la première à t’encourager, mais, maintenant que cela devient concret, ça me semble tout de même un peu fou de partir aussi loin juste parce qu’une voyante t’a prédit le grand amour.

— Mais je ne pars pas à cause de ça, grande asperge. Je ne suis pas désespérée à ce point. Seulement, je tourne en rond dans mon atelier, cela fait des mois que je n’ai plus rien créé ; j’étouffe dans cette ville, dans cette vie. Je vais goûter l’air du large, m’enivrer de nouvelles senteurs et de paysages inconnus.

— Tu m’écriras ?

— Bien sûr, si tu crois que je passerai à côté d’une telle occasion de te rendre jalouse !

— En attendant, c’est toi qui me laisses les trois garçons pour moi seule ! rétorqua Carol.

— Qui te dit qu’absente je n’occuperai pas encore plus leurs esprits ? Tu n’as jamais entendu dire que le manque intensifiait le désir ?

— Non, je n’ai jamais entendu dire quelque chose d’aussi stupide et je n’ai jamais eu non plus l’impression que tu étais leur principal centre d’intérêt. Quand comptes-tu leur dire que tu pars ?

Alice évoqua le dîner qu’elle voulait organiser chez elle le lendemain. Mais Carol lui répondit qu’elle n’avait pas besoin de faire tant d’histoires ; après tout, elle n’était fiancée à aucun des garçons ! Elle n’avait d’autorisation à demander à personne.

— Une autorisation pour quoi ? demanda Anton en s’asseyant sur la banquette.

— Pour aller visiter des archives secrètes, répondit aussitôt Carol, sans savoir d’où lui venait une telle idée.

— Des archives ? interrogea Anton.

Sam et Eddy s’assirent à leur tour. La bande était au complet. Alice arrêta son regard sur Anton et annonça sa décision de partir en Turquie.

Un long silence s’installa.

Eddy, Sam et Anton, bouche bée, dévisageaient Alice, incapable de sortir le moindre mot ; Carol tapa du poing sur la table.

— Elle ne vous a pas dit qu’elle allait mourir, mais qu’elle partait en voyage, vous pouvez respirer maintenant ?

— Tu étais au courant ? demanda Anton à Carol.

— Depuis un quart d’heure, répondit-elle, irritée. Désolée, je n’ai pas eu le temps de vous envoyer un télégramme.

— Et tu t’absentes longtemps ? demanda Anton.

— Elle n’en sait rien, répondit Carol.

— Partir aussi loin toute seule, demanda Sam, c’est vraiment prudent ?

— Elle voyage avec son voisin de palier, le grincheux qui avait fait irruption chez elle l’autre soir, précisa Carol.

— Tu pars avec ce type ? Il y a quelque chose entre vous ? demanda Anton.

— Mais non, répondit Carol, ils se sont associés, c’est un voyage d’affaires. Alice va chercher à Istanbul de quoi créer de nouveaux parfums. Si vous voulez contribuer au coût du voyage, il est peut-être encore temps de devenir actionnaire de sa future grande compagnie. Si l’envie vous en dit, messieurs, n’hésitez pas ! Allez savoir si dans quelques années vous ne siégerez pas au conseil d’administration de Pendelbury & associés.

— J’ai une question, interrompit Eddy qui n’avait rien dit jusque-là. En attendant qu’Alice devienne présidente d’une multinationale, est-ce qu’elle peut encore s’exprimer toute seule ou il faut désormais passer par toi pour s’adresser à elle ?

Alice sourit et caressa la joue d’Anton.

— C’est vraiment un voyage d’affaires, et comme vous êtes mes amis, au lieu de vous laisser chercher mille bonnes raisons de m’empêcher de partir, je vous invite chez moi vendredi, pour fêter mon départ.

— Tu t’en vas si tôt ? interrogea Anton.

— La date n’est pas encore fixée, répondit Carol, mais…

— Dès que nous aurons nos passeports, intervint Alice. Je préfère éviter les grands adieux, autant se dire au revoir un peu trop tôt. Et puis, comme ça, si vous me manquiez dès samedi, je pourrais encore passer vous voir.

La soirée s’acheva sur ces mots. Les garçons n’avaient plus le cœur à la fête. Ils s’embrassèrent sur le trottoir devant le pub. Anton attira Alice à l’écart.

— Je t’écrirai, je te promets de te poster une lettre chaque semaine, dit-elle avant même qu’il parle.

— Qu’est-ce que tu vas chercher là-bas que tu ne trouves pas chez nous ?

— Je te le dirai en revenant.

— Si tu reviens.

— Mon Anton, ce n’est pas que pour ma carrière que j’entreprends ce voyage, j’en ai besoin, tu comprends ?

— Non, mais j’imagine que j’aurai désormais tout le temps d’y réfléchir. Bon voyage, Alice, prends soin de toi et ne m’écris que si tu en as vraiment envie.

Anton tourna le dos à son amie et repartit tête basse, mains dans les poches.

Ce soir-là, les garçons renoncèrent à raccompagner les filles. Alice et Carol remontèrent la rue ensemble, sans un mot.


De retour chez elle, Alice n’alluma pas la lumière, elle ôta ses vêtements, se glissa nue sous ses draps et regarda le croissant de lune qui brillait au-dessus de la verrière ; un croissant, se dit-elle, presque semblable à celui qui figurait sur le drapeau de la Turquie.


*


Le vendredi, en fin d’après-midi, Daldry frappa à la porte d’Alice. Il entra dans l’appartement, agitant fièrement les deux passeports.

— Et voilà, dit-il, nous sommes en règle, bons pour l’étranger !

— Déjà ? demanda Alice.

— Et avec les visas ! Ne vous avais-je pas dit que j’avais quelques relations bien placées ? Je suis passé les chercher ce matin, et je me suis aussitôt rendu à l’agence pour mettre au point les derniers détails du voyage. Nous partirons lundi, soyez prête dès huit heures.

Daldry déposa le passeport d’Alice sur sa table de travail et s’en alla aussitôt.

Elle en tourna les pages, rêveuse, et le posa sur sa valise.


*


Au cours de la soirée, chacun fit bonne figure, mais l’envie n’y était pas. Anton leur avait fait faux bond ; depuis qu’Alice avait annoncé son départ, la bande d’amis n’était déjà plus la même. Il n’était pas minuit quand Eddy, Carol et Sam décidèrent de rentrer.

On se serra dans les bras, se dit maintes fois au revoir dans de longues embrassades. Alice promit d’écrire souvent, de rapporter une foule de souvenirs du bazar d’Istanbul. Sur le pas de sa porte, Carol, en larmes, lui jura de s’occuper des garçons comme de sa propre famille et de raisonner Anton.

Alice resta sur le palier jusqu’à ce que la cage d’escalier redevienne silencieuse, avant de rentrer chez elle, le cœur lourd et la gorge nouée.

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