— C’est étrange, dit Alice, nous sommes bien loin de Londres, et cet endroit me semble familier.
— C’est ma compagnie, dit Daldry en taquinant Alice.
Le taxi se rangea dans l’arrondi d’une grande avenue pavée. Le Pera Palas Hotel, noble immeuble en pierre de taille, d’architecture française, dominait la rue Meşrutiyet dans le district de Tepebaşi, au cœur du quartier européen.
Six dômes en dalles de verre surplombaient l’immense hall, la décoration intérieure éclectique mariait avec goût boiseries d’Angleterre et mosaïques orientales.
— Agatha Christie avait ici sa chambre attitrée, annonça Daldry.
— Cet endroit est beaucoup trop luxueux, protesta Alice, nous aurions pu nous contenter d’une modeste pension de famille.
— Le taux de change de la livre turque est en notre faveur, rétorqua Daldry, et puis je dois prendre des mesures draconiennes si je veux réussir à gaspiller mon héritage.
— En fait, si je comprends bien, c’est en vieillissant que vous êtes devenu un sale gosse, Daldry.
— Juste retour des choses, ma chère, la vengeance est un plat qui se mange froid et, croyez-moi, j’avais une sacrée revanche à prendre sur mon adolescence. Mais assez parlé de moi. Allons nous installer dans nos chambres et retrouvons-nous au bar d’ici une petite heure.
Et c’est une heure plus tard, en attendant Alice au bar de l’hôtel, que Daldry fit la connaissance de Can. Seul au comptoir, il occupait l’un des quatre tabourets, parcourant du regard la salle déserte.
Can devait avoir trente ans, peut-être une ou deux années de plus. Il portait une tenue élégante, un pantalon noir, une chemise de soie blanche et un gilet sous un veston élégamment coupé. Can avait des yeux couleur d’or et de sable. Le regard vif, dissimulé derrière de petites lunettes rondes.
Daldry s’assit à côté de lui. Il commanda un raki au barman et se tourna discrètement vers son voisin. Can lui sourit et lui demanda dans un anglais plutôt convenable si son voyage avait été agréable.
— Oui, plutôt rapide et confortable, répondit-il.
— Bienvenue à Istanbul, répliqua Can.
— Comment saviez-vous que je suis anglais et que je viens d’arriver ?
— Vos habits sont anglais et vous n’étiez pas là hier, répondit Can, d’une voix posée.
— L’hôtel est agréable, n’est-ce pas ? reprit Daldry.
— Comment savoir… J’habite en haut de la colline de Beyoğlu, mais je viens souvent ici le soir.
— Affaires ou plaisir ? demanda Daldry.
— Et vous, pourquoi un voyage à Istanbul ?
— Oh, je me le demande encore, c’est une drôle d’histoire. Disons que nous faisons des recherches.
— Vous trouverez tout ce que vous voudrez ici. Nous avons beaucoup de richesses. Cuir, caoutchouc, coton, laine, soie, huiles, produits de la mer et d’ailleurs… Dites-moi ce que vous cherchez et je vous donnerai les relations des meilleurs commerçants de la région.
Daldry toussota dans le creux de sa main.
— Il ne s’agit pas de cela, je ne suis pas à Istanbul pour y faire du commerce. D’ailleurs, je n’y connais rien en affaires, je suis peintre.
— Vous êtes artiste ? questionna Can, enthousiaste.
— Artiste, je n’en suis peut-être pas encore là, mais je crois que j’ai un bon coup de pinceau.
— Et vous peignez quoi ?
— Des carrefours.
Et, devant l’air perplexe de Can, Daldry ajouta aussitôt :
— Des intersections, si vous préférez.
— Non je ne préfère pas. Mais je peux vous montrer nos extraordinaires carrefours d’Istanbul si vous le désirez, j’en connais avec piétons, carrioles, tramways, automobiles, dolmuş[1] et autobus, c’est selon votre choix.
— Qui sait ? À l’occasion… Mais je ne suis pas non plus venu pour cela.
— Alors ? chuchota Can, piqué par la curiosité.
— Alors, comme je vous le disais, c’est une longue histoire. Et vous, que faites-vous dans la vie ?
— Je suis guide et interprète. Le meilleur de la ville. Dès que j’aurai le dos tourné, le barman vous dira le contraire, mais uniquement parce qu’il a un petit business, vous comprenez. Les autres guides lui reversent un pourcentage incognito. Avec moi, pas de bakchichs, j’ai une morale. Ce n’est pas possible pour un touriste ou si vous êtes dans les affaires de se débrouiller ici sans un guide et un interprète d’excellence. Et, comme je vous le disais, je suis…
— Le meilleur d’Istanbul, interrompit Daldry.
— Ma réputation a déjà voyagé jusqu’à vous ? demanda Can, plein d’orgueil.
— Il se pourrait bien que j’aie besoin de vos services.
— Il serait préférable de vous voir réfléchir. Choisir son guide est une chose importante à Istanbul et je ne veux pas que vous ayez de regrets, je n’ai que des clients satisfaits.
— Pourquoi changerais-je d’avis ?
— Parce que, tout à l’heure, ce satané barman vous dira des malhonnêtetés sur moi et vous aurez peut-être envie de le croire. Et puis vous ne m’avez toujours pas dit vos recherches.
Daldry aperçut Alice sortant de l’ascenseur et traversant le hall.
— Nous en reparlerons demain, dit Daldry en se levant précipitamment. Vous avez raison, la nuit porte conseil. Retrouvez-moi ici au petit déjeuner, disons vers huit heures si cela vous convient. Non, huit heures c’est un peu tôt ; avec le décalage horaire, je serai encore au milieu de ma nuit ; disons neuf heures. Et si cela ne vous dérange pas, je préférerais que nous nous voyions ailleurs, dans un café par exemple.
Daldry parlait de plus en plus vite au fur et à mesure qu’Alice approchait, Can lui sourit malicieusement.
— J’ai eu dans le passé quelques clients étranges, dit le guide. Il y a un salon de thé et de pâtisseries de grands plaisirs, rue Isklital, au 461, dites au taxi de vous conduire chez Lebon, c’est incommensurable, tout le monde connaît. Je vous y attendrai.
— Parfait, maintenant il faut que je vous laisse, à demain, dit Daldry en se précipitant vers Alice.
Can resta assis sur son tabouret, observant Daldry qui conduisait Alice vers la salle à manger de l’hôtel.
*
— J’ai pensé que vous préféreriez dîner ici ce soir, je vous sens fatiguée après ce long voyage, dit Daldry en s’installant à table.
— Non, pas trop, répondit Alice. J’ai dormi dans l’avion et puis il est deux heures de moins à Londres. Je n’arrive pas à croire qu’il fasse déjà nuit.
— Les décalages horaires sont déroutants lorsqu’on n’a pas l’habitude de voyager. Demain, vous aurez besoin de faire une grasse matinée. Je propose que nous nous retrouvions vers midi.
— C’est très prévoyant de votre part de penser à demain, Daldry, mais la soirée n’a même pas encore commencé.
Le maître d’hôtel leur présenta les cartes, il y avait au menu de la bécasse et quantité de poissons du Bosphore. Alice avait peu de goût pour le gibier, elle hésita à choisir le lüfer[2] que le maître d’hôtel lui conseillait, mais Daldry leur commanda des langoustines. On les disait excellentes dans la région.
— À qui parliez-vous ? demanda Alice.
— Au maître d’hôtel, répondit Daldry, plongé dans la carte des vins.
— Lorsque je suis arrivée au bar, vous sembliez être en pleine conversation avec un homme.
— Ah, lui ?
— Par ce « lui », j’imagine que vous désignez la personne avec qui je vous voyais discuter.
— C’est un guide interprète qui racole le client en traînant ses guêtres au bar. Il prétend être le meilleur de la ville… mais son anglais est épouvantable.
— Nous avons besoin d’un guide ?
— Peut-être pour quelques jours, ce n’est pas idiot d’y réfléchir, cela nous ferait gagner du temps. Un bon guide saura vous aider à trouver les plantes que vous recherchez, et pourquoi pas nous conduire vers des régions plus sauvages où la nature pourrait vous réserver des surprises.
— Vous l’avez déjà engagé ?
— Mais non, nous avons à peine échangé quelques mots.
— Daldry, la cage d’ascenseur est en verre, je vous voyais avant même d’arriver au rez-de-chaussée et vous sembliez en pleine discussion.
— Il essayait de me vendre ses services, je l’écoutais. Mais, s’il ne vous plaît pas, je peux demander au concierge de nous trouver quelqu’un d’autre.
— Non, je ne veux pas vous faire dépenser inutilement de l’argent. Je suis certaine qu’avec un peu de méthode, nous pourrons nous débrouiller. Nous devrions plutôt acheter un guide touristique ; au moins, nous n’aurions pas à lui faire la conversation.
Les langoustines étaient à la hauteur des promesses du maître d’hôtel.
Daldry se laissa tenter par un dessert.
— Si Carol me voyait dans cette salle à manger somptueuse, dit Alice en goûtant son premier café turc, elle serait verte de jalousie. D’une certaine façon, c’est aussi un peu à elle que je dois ce voyage. Si elle n’avait pas insisté pour que j’aille consulter cette voyante à Brighton, rien de tout ça ne serait arrivé.
— Alors nous devrions trinquer à votre amie Carol.
Daldry demanda au sommelier de les resservir.
— À Carol, dit-il en faisant tinter le cristal.
— À Carol, répéta Alice.
— Et à l’homme de votre vie que nous trouverons ici, s’exclama Daldry en levant à nouveau son verre.
— Au parfum qui fera votre fortune, répondit Alice avant de boire une gorgée de vin.
Daldry jeta un regard au couple qui dînait à la table voisine. La femme, vêtue d’une robe noire élégante, était ravissante, Daldry lui trouva un air de ressemblance avec Alice.
— Qui sait, vous avez peut-être de la famille éloignée qui s’est installée dans cette région.
— De quoi parlez-vous ?
— Nous parlions de la voyante, que je sache. Ne vous a-t-elle pas dit que vous aviez des origines turques ?
— Daldry, une fois pour toutes, cessez de penser à ces histoires de voyance. Les propos de cette femme n’avaient aucun sens. Mes deux parents étaient anglais et mes grands-parents l’étaient aussi.
— Figurez-vous que j’ai un oncle grec et une cousine éloignée vénitienne. Et, pourtant, toute ma famille est native du Kent. Les alliances réservent bien des surprises lorsque l’on étudie sa généalogie.
— Eh bien, ma généalogie est tout ce qu’il y a de plus britannique et je n’ai jamais entendu parler d’un aïeul qui ait vécu à plus de cent miles de nos côtes. Ma grand-tante Daisy, la plus éloignée de mes parentes, je parle en termes de distance géographique, vit sur l’île de Wight.
— Mais, en arrivant à Istanbul, vous m’avez déclaré que vous aviez ressenti une impression familière.
— Mon imagination me joue parfois des tours. Depuis que vous m’avez proposé ce voyage, je n’ai cessé de me demander comment serait cette ville, j’ai feuilleté tant de fois la brochure touristique que j’ai dû mémoriser inconsciemment des images.
— Je l’ai parcourue plusieurs fois également, et les deux seules photos qui s’y trouvaient étaient une vue de Sainte-Sophie en couverture et du Bosphore au milieu du fascicule, rien à voir avec les faubourgs que nous avons traversés en venant de l’aéroport.
— Vous trouvez que j’ai le type turc ? demanda Alice dans un grand éclat de rire.
— Vous avez la peau plutôt mate pour une Anglaise.
— Vous dites cela parce que vous êtes blanc comme un linge. Vous feriez bien d’aller vous reposer d’ailleurs, vous avez vraiment mauvaise mine.
— Charmant ! Moi qui suis hypocondriaque au possible, parlez-moi encore de la pâleur de mon teint et je vous fais un petit malaise au milieu du restaurant.
— Alors, allons marcher au grand air. Une petite promenade digestive vous fera le plus grand bien, vous avez mangé comme un ogre.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Je n’ai pris qu’un seul dessert…
Daldry et Alice descendirent à pied le grand boulevard. Le soir tombé sur la ville semblait l’avoir enveloppée tout entière, les lampadaires n’éclairaient pas grand-chose, à peine faisaient-ils luire le pavé. Lorsqu’un tramway passait, on voyait son phare tel un œil de cyclope sillonner la nuit opaque.
— Demain, j’entreprendrai des démarches pour nous obtenir un rendez-vous au consulat, dit Daldry.
— Pourquoi cela ?
— Afin de savoir si vous avez de la famille en Turquie, ou si vos parents s’y sont un jour rendus.
— J’imagine que ma mère m’en aurait parlé, répondit Alice, elle se plaignait sans cesse de n’avoir que très peu voyagé dans sa vie. Elle me disait toujours combien cela lui avait manqué. Je crois que c’était un regret sincère. Maman aurait aimé faire le tour du monde, mais je sais qu’elle n’est jamais allée plus loin que Nice. C’était avant que je vienne au monde, mon père l’y avait emmenée pour une escapade amoureuse. Elle en gardait un souvenir impérissable et me racontait ses promenades au bord d’une mer bleu azur, comme s’il s’était agi du plus beau des voyages.
— Voilà qui n’arrange pas nos recherches.
— Daldry, je vous assure que vous perdez votre temps, si j’avais de la famille ici, même très éloignée, je le saurais.
Ils avaient bifurqué dans une rue secondaire, encore plus mal éclairée que la grande artère. Alice leva la tête vers la façade d’une demeure en bois, dont l’encorbellement fragile semblait prêt à s’effondrer.
— Quel malheur que ce ne soit pas mieux entretenu ! déplora Daldry. Ces palais devaient être superbes dans le temps, soupira-t-il. Ce ne sont plus que les fantômes de splendeurs passées.
Et Daldry distingua dans la froideur du soir le visage défait d’Alice qui fixait la façade noircie de l’édifice.
— Qu’est-ce qui vous arrive, on dirait que vous avez croisé la Sainte Vierge ?
— J’ai déjà vu cette maison, je connais cet endroit, murmura Alice.
— Vous en êtes certaine ? interrogea Daldry surpris.
— Peut-être pas celle-ci, mais une autre tout à fait semblable. Elle apparaissait dans chacun de mes cauchemars et se trouvait dans une ruelle au bout de laquelle un grand escalier descendait vers le bas de la ville.
— Je serais bien tenté de poursuivre plus avant notre promenade pour en avoir le cœur net, mais il serait préférable d’attendre demain. Cette ruelle s’enfonce dans une noirceur peu engageante, un vrai coupe-gorge.
— Il y avait des bruits de pas, poursuivit Alice, perdue dans ses pensées, des gens nous pourchassaient.
— Nous ? Avec qui étiez-vous ?
— Je l’ignore, je ne voyais qu’une main, elle m’entraînait dans une fuite terrifiante. Partons d’ici, Daldry, je ne me sens pas bien.
Daldry saisit Alice et l’emmena vite jusqu’à la grande avenue. Un tramway approchait, Daldry fit de grands signes au chauffeur qui ralentit sa machine. Il aida Alice à grimper sur la plate-forme arrière et la fit s’asseoir sur une banquette. À l’intérieur de la rame, Alice renoua avec la vie. Les passagers échangeaient quelques paroles, un vieux monsieur en costume sombre lisait son journal, trois jeunes hommes chantonnaient en chœur. Le machiniste actionna la manivelle et la rame se remit en mouvement. Le tram remontait vers l’hôtel. Alice ne parlait plus, les yeux fixés sur le dos du conducteur derrière la vitre indigo qui l’isolait des voyageurs.
Le Pera Palas était en vue, Daldry posa sa main sur l’épaule d’Alice, elle sursauta.
— Nous sommes arrivés, dit-il, il faut descendre.
Alice suivit Daldry. Ils traversèrent la grande avenue et entrèrent dans l’hôtel.
Daldry raccompagna Alice jusqu’à la porte de sa chambre. Elle le remercia de l’excellent dîner et s’excusa de sa conduite, ne sachant expliquer elle-même ce qui lui avait pris un peu plus tôt.
— Avoir l’impression de revivre un cauchemar quand on est éveillé est assez troublant, dit Daldry, la mine sombre. Aussi têtue que vous soyez, j’essaierai quand même demain de prendre des renseignements auprès du consulat.
Il lui souhaita une bonne nuit et disparut dans sa chambre.
*
Alice s’assit sur le rebord de son lit et se laissa tomber en arrière, jambes ballantes. Elle observa le plafond un long moment, se redressa d’un bond et se rendit à la fenêtre. Les derniers Stambouliotes se pressaient pour rentrer chez eux, semblant traîner la nuit dans leur sillage. Une pluie froide avait succédé à la bruine du soir, faisant luire les pavés de la rue Isklital. Alice tira le rideau et alla s’asseoir derrière le petit bureau où elle commença la rédaction d’une lettre.
Anton,
Hier, de Vienne, j’écrivais à Carol, mais c’est à toi que je pensais en rédigeant une lettre que j’ai fini par brûler. Je doute de te poster celle-ci, mais qu’importe, j’ai besoin de te parler. Me voici à Istanbul, installée dans un palace d’un luxe que ni toi ni moi n’avons jamais connu. Tu serais fou de ce petit bureau en acajou d’où je t’écris. Tu te souviens quand nous étions adolescents, lorsque nous passions devant les portiers en livrée des grands hôtels et que tu me prenais par la taille comme si nous étions un prince et une princesse en visite à l’étranger ? Je devrais être comblée par cet incroyable voyage, mais Londres me manque, et toi dans Londres, tu me manques aussi. Du plus loin que je m’en souvienne, tu es mon meilleur ami, même si je m’interroge parfois sur la nature de notre amitié.
Je ne sais pas ce que je fais ici, Anton, ni vraiment pourquoi je suis partie. À Vienne j’ai hésité à prendre cet autre avion qui m’éloignait plus encore de ma vie.
Pourtant, dès mon arrivée, j’ai ressenti un sentiment étrange, une sensation qui ne me quitte pas. Celle d’avoir déjà visité ces rues, de reconnaître les bruits de la ville et, plus troublant encore, le souvenir de l’odeur des bois vernis dans un tramway que j’ai pris tout à l’heure. Si tu étais là, je pourrais te confier tout cela, et cela me rassurerait. Mais tu es loin. Quelque part au fond de moi, je suis heureuse de penser que Carol t’a désormais tout à elle. Elle est dingue de toi, et toi, vieil imbécile, tu ne te rends compte de rien. Ouvre les yeux, c’est une fille formidable, même si je suis sûre que de vous voir ensemble me rendrait folle de jalousie. Je sais ce que tu penseras, que j’ai la tête mal faite, mais que veux-tu Anton, je suis comme ça. Mes parents me manquent, être orpheline est un abîme de solitude dont je ne guéris pas. Je t’écrirai encore demain, ou peut-être à la fin de la semaine. Je te raconterai mes journées et, qui sait, si je finis par te poster une de ces lettres, peut-être me répondras-tu.
Je t’envoie de tendres pensées depuis ma fenêtre qui surplombe les rives du Bosphore que je verrai demain dans la clarté du jour.
Prends soin de toi.
Alice
Alice replia la lettre en trois parties égales avant de la ranger dans le tiroir du petit bureau. Puis elle éteignit la lampe, se dévêtit et se glissa dans ses draps, attendant le sommeil.
*
Une main ferme la soulève de terre. Elle devine le parfum de jasmin dans le jupon où son visage est blotti. Les larmes coulent sur ses joues sans qu’elle puisse les retenir. Elle voudrait tant étouffer ses sanglots, mais la peur est trop forte.
L’œil d’un tramway surgit des ténèbres. On l’entraîne sous le chambranle d’une porte cochère. Tapie dans l’ombre, elle voit passer la rame illuminée qui file déjà vers un autre quartier. Le son crissant des roues s’efface au loin et la rue redevient silencieuse.
— Viens, ne reste pas là, dit la voix.
Ses pas précipités glissent, butent parfois sur les pavés irréguliers, mais, dès qu’elle manque de trébucher, la main la rattrape.
— Cours, Alice, je t’en prie, sois courageuse. Ne te retourne pas.
Elle aimerait s’arrêter pour reprendre son souffle. Au loin, elle aperçoit une longue colonne d’hommes et de femmes que l’on escorte.
— Pas par là, il faut trouver un autre passage, dit la voix.
Elle rebrousse chemin, recomptant les pas qui lui ont coûté tant d’efforts. Au bout de la rue file un immense cours d’eau, les reflets de lune se promènent sur les flots tourmentés.
— Ne t’approche pas du bord, tu risquerais de tomber. Nous y sommes presque, encore un effort et nous pourrons bientôt nous reposer.
Alice longe la berge, elle contourne une demeure dont les soubassements plongent dans les eaux noires. Soudain l’horizon s’obscurcit, elle relève la tête, une lourde pluie s’abat sur elle.
Alice se réveilla en hurlant, un cri presque animal, celui d’une petite fille en proie à la pire des terreurs. Elle se redressa, paniquée, et alluma la lumière.
Il fallut un long moment avant que les battements de son cœur s’apaisent. Elle enfila un peignoir et avança à la fenêtre. Un orage grondait, déversant des torrents d’eau sur les toits d’Istanbul. Le dernier tramway descendait l’avenue Tepebaşi. Alice repoussa le rideau, décidée à annoncer dès le lendemain à Daldry qu’elle souhaitait rentrer à Londres.