3.


La verrière était recouverte d’une fine pellicule soyeuse, la neige avait gagné la ville. Alice se dressa sur son lit, tentant de regarder au-dehors. Elle souleva un pan de la vitre et le referma aussitôt, glacée par le froid.

Les yeux encore embués de sommeil, elle tituba jusqu’à son réchaud et mit la bouilloire sur la flamme. Daldry avait eu la générosité de laisser sa boîte d’allumettes sur l’étagère. Elle sourit en repensant à la soirée de la veille.

Alice n’avait pas envie de se mettre au travail. Un jour de Noël, à défaut de famille à visiter, elle irait se promener au parc.

Chaudement vêtue, elle quitta son appartement sur la pointe des pieds. La maison victorienne était silencieuse, Daldry devait probablement encore dormir.

La rue était d’un blanc immaculé et cette vision l’enchanta. La neige a ce pouvoir de recouvrir toutes les salissures de la ville et même les quartiers les plus tristes trouvent une certaine beauté au creux de l’hiver.

Un tramway approchait, Alice courut vers le carrefour, grimpa à bord, acheta son billet auprès du machiniste et s’assit sur une banquette au fond de la rame.

Une demi-heure plus tard, elle entra dans Hyde Park par Queen’s Gate et remonta l’allée diagonale vers Kensington Palace. Elle s’arrêta devant le petit lac. Les canards glissaient sur l’eau sombre, venant vers elle dans l’espoir de recevoir un peu de nourriture. Alice regretta de n’avoir rien à leur offrir. De l’autre côté du lac, un homme assis sur un banc lui fit un signe de la main. Il se leva. Ses gestes de plus en plus amples l’invitaient à venir le rejoindre. Les canards se détournèrent d’Alice et firent demi-tour, filant à toute vitesse vers l’inconnu. Alice longea la berge, elle s’approcha de l’homme qui s’était accroupi pour donner à manger aux palmipèdes.

— Daldry ? Quelle surprise de vous trouver ici, vous me suiviez ?

— Ce qui est surprenant, c’est qu’un inconnu vous sollicite et que vous couriez à sa rencontre. J’étais ici avant vous, comment aurais-je pu vous suivre ?

— Que faites-vous là ? demanda Alice.

— Le Noël des canards, vous l’aviez oublié ? En sortant prendre l’air, j’ai retrouvé dans la poche de mon manteau le pain que nous avions chipé au pub, alors je me suis dit, quitte à me promener, autant venir nourrir les canards. Et vous, qu’est-ce qui vous amène ici ?

— C’est un endroit que j’aime.

Daldry brisa deux bouts de pain et en partagea les morceaux avec Alice.

— Ainsi, dit Daldry, notre petite escapade n’aura pas servi à grand-chose.

Alice ne répondit pas, occupée à nourrir un canard.

— Je vous ai encore entendue faire les cent pas durant une bonne partie de la nuit. Vous n’avez pas réussi à trouver le sommeil ? Vous étiez pourtant fatiguée.

— Je me suis endormie et réveillée peu de temps après. Un cauchemar, pour ne pas dire plusieurs.

Daldry avait donné tout son pain, Alice aussi, il se redressa et lui tendit la main pour l’aider à se relever.

— Pourquoi ne pas me dire ce que cette voyante vous a révélé hier ?

Il n’y avait pas grand monde dans les allées enneigées de Hyde Park. Alice fit le compte rendu fidèle de sa conversation avec la voyante, évoquant même le moment où celle-ci s’était accusée de n’être qu’imposture.

— Quelle étrange volte-face de sa part. Mais puisqu’elle vous a avoué sa charlatanerie, pourquoi vous entêter ?

— Parce que c’est justement là que j’ai commencé à croire en elle. Je suis pourtant très rationnelle et je vous jure que si ma meilleure amie me racontait le quart de ce que j’ai entendu, je me moquerais d’elle sans retenue.

— Laissez votre meilleure amie tranquille et concentrons-nous sur votre affaire. Qu’est-ce qui vous trouble à ce point ?

— Tout ce que cette voyante m’a dit est choquant, mettez-vous à ma place.

— Et elle vous a parlé d’Istanbul ? Quelle drôle d’idée ! Il faudrait peut-être vous y rendre pour en avoir le cœur net.

— C’est effectivement une drôle d’idée. Vous voulez m’y conduire dans votre Austin ?

— Je crains fort que cela se trouve hors de son rayon d’action. Je disais cela comme ça.

Ils croisèrent un couple qui remontait l’allée. Daldry se tut et attendit qu’ils se soient éloignés pour reprendre sa conversation.

— Je vais vous dire ce qui vous perturbe dans cette histoire. C’est que la voyante vous ait promis que l’homme de votre vie vous attendait au bout de ce voyage. Je ne vous jette pas la pierre, c’est en effet d’un romantisme fou et très mystérieux.

— Ce qui me tracasse, répondit sèchement Alice, c’est qu’elle prétende avec tant d’assurance que je suis née là-bas.

— Mais votre état civil vous prouve le contraire.

— Je me souviens, lorsque j’avais dix ans, d’être passée devant le dispensaire d’Holborn avec ma mère et je l’entends encore me dire qu’elle m’y avait mise au monde.

— Alors, oubliez tout cela ! Je n’aurais pas dû vous conduire à Brighton, je croyais bien faire, mais ce fut tout le contraire et je vous ai poussée à accorder de l’importance à quelque chose qui n’en a pas.

— Il est temps que je me remette au travail, l’oisiveté ne me réussit guère.

— Qu’est-ce qui vous en empêche ?

— J’ai eu la très mauvaise idée hier de m’enrhumer, ce n’est pas bien grave, mais assez invalidant dans mon métier.

— On raconte que si l’on soigne un rhume, il ne dure qu’une semaine et que si l’on ne fait rien, il faut sept jours pour en guérir, dit Daldry en ricanant. Je crains que vous ne deviez prendre votre mal en patience. Si vous avez pris froid, vous feriez mieux de rentrer vous mettre au chaud. Ma voiture est garée devant Prince’s Gate, c’est au bout de ce chemin. Je vous raccompagne.


L’Austin refusait de démarrer, Daldry pria Alice de s’installer au volant, il allait pousser. Dès que la voiture prendrait un peu de vitesse, elle n’aurait qu’à relâcher la pédale d’embrayage.

— Ce n’est pas compliqué, assura-t-il, pied gauche enfoncé, puis un petit coup sur le pied droit quand le moteur sera lancé et ensuite les deux pieds sur les deux pédales de gauche, le tout en gardant bien les roues dans l’axe de la rue.

— C’est très compliqué ! protesta Alice.

Les pneus patinaient sur la neige, Daldry glissa et s’étala de tout son long sur la chaussée. À l’intérieur de l’Austin, Alice, qui avait observé la scène dans le rétroviseur, riait aux éclats. Dans l’euphorie du moment, l’idée lui vint de tourner la clé de contact, le moteur toussa et démarra, et Alice rit de plus belle.

— Vous êtes certaine que votre père était pharmacien et non mécanicien ? demanda Daldry en s’installant à la place du passager.

Son pardessus était couvert de neige et son visage n’avait pas meilleure allure.

— Je suis désolée, ça n’a rien de drôle, mais c’est plus fort que moi, répondit Alice, hilare.

— Eh bien allez-y, grommela Daldry, engagez-vous sur la route puisque cette saleté de voiture semble vous avoir adoptée, nous verrons si elle sera aussi soumise quand vous accélérerez.

— Vous savez que je n’ai jamais conduit, répliqua Alice toujours enjouée.

— Il faut une première fois à tout, répondit Daldry, impassible. Appuyez sur la pédale de gauche, embrayez et relâchez doucement en accélérant un peu.

Les roues chassaient sur le pavé glacé. Alice, agrippée au volant, remit la voiture dans l’axe avec une dextérité qui impressionna son voisin.

En cette fin de matinée de Noël, les rues étaient presque désertes, Alice conduisait en écoutant scrupuleusement les conseils de Daldry. Hormis quelques freinages un peu brusques qui lui valurent de caler deux fois, elle réussit à les ramener chez eux sans le moindre incident.

— Ce fut une expérience épatante, dit-elle en coupant le contact. J’ai adoré conduire.

— Eh bien, nous pourrons vous donner une seconde leçon cette semaine, si le cœur vous en dit.

— Ce sera avec un immense plaisir.

Arrivés sur leur palier, Daldry et Alice se saluèrent. Alice se sentait fébrile et l’idée de se reposer n’était pas pour lui déplaire. Elle remercia Daldry et, une fois chez elle, elle étendit son manteau sur son lit et se blottit sous les draps.


*


Une fine poussière flottait dans l’air, brassée par un vent chaud. Du sommet d’une ruelle en terre, un grand escalier descendait vers un autre quartier de la ville.

Alice avançait, pieds nus, regardant de tous côtés. Les rideaux de fer des petits commerces aux couleurs bariolées étaient tous baissés.

Une voix l’appela dans le lointain. En haut des marches, une femme lui fit signe de se presser, comme si un danger les guettait.

Alice courut pour la rejoindre, mais la femme s’enfuit et disparut.

Une clameur grondait dans son dos, des cris, des hurlements. Alice se précipita vers l’escalier, la femme l’attendait au bas des marches, mais elle lui interdit d’avancer. Elle lui jura son amour et lui fit ses adieux.

Tandis qu’elle s’éloignait, sa silhouette rapetissait jusqu’à devenir minuscule tout en grandissant dans le cœur d’Alice jusqu’à devenir immense.

Alice s’élança vers elle, les marches se lézardaient sous ses pas, une longue fissure fendit l’escalier en deux et le grondement dans son dos devint insoutenable. Alice releva la tête, un soleil rouge brûlait sa peau, elle sentit la moiteur sur son corps, le sel sur ses lèvres, la terre dans ses cheveux. Des nuages de poussière virevoltaient autour d’elle, rendant l’air irrespirable.

À quelques mètres, elle entendit une plainte lancinante, un gémissement, des mots murmurés dont elle ne comprenait pas le sens. Sa gorge se serra, Alice suffoquait.

Une main audacieuse la prit par le bras et la souleva de terre juste avant que le grand escalier ne se dérobe sous ses pieds.

Alice poussa un hurlement, elle se débattit du mieux qu’elle le put, mais celui qui l’empoignait était bien trop fort et Alice sentit qu’elle perdait connaissance, un abandon contre lequel il était inutile de lutter. Au-dessus d’elle, le ciel était immense et rouge.


*


Alice rouvrit les yeux, éblouie par la blancheur de la verrière couverte de neige. Elle grelottait, son front était brûlant de fièvre. Elle chercha à tâtons le verre d’eau qui se trouvait sur sa table de nuit et fut prise d’une quinte de toux en avalant la première gorgée. Elle était à bout de forces. Il fallait qu’elle se lève, qu’elle aille chercher une couverture, de quoi chasser ce froid qui la glaçait jusqu’aux os. Elle essaya de se redresser, en vain, et sombra à nouveau.


*


Elle entendit chuchoter son nom, une voix familière tentait de l’apaiser.

Elle était cachée dans un réduit, recroquevillée, la tête entre les genoux. Une main plaquée sur sa bouche lui interdisait de parler. Elle avait envie de pleurer, mais celle qui la retenait dans ses bras la suppliait de se taire.

Elle entendit le martèlement d’un poing à la porte. Les assauts devenaient plus violents, on donnait maintenant de sérieux coups de pied. Des bruits de pas, quelqu’un venait d’entrer. À l’abri du petit cagibi, Alice retenait son souffle, il lui sembla que sa respiration s’était arrêtée.


*


— Alice, réveillez-vous !

Daldry s’approcha du lit et posa une main sur son front.

— Ma pauvre, vous êtes brûlante.

Daldry l’aida à se soulever, redressa l’oreiller et l’allongea convenablement.

— Je vais appeler un médecin.

Il revint à son chevet quelques instants plus tard.

— Je crains que vous n’ayez attrapé bien plus qu’un rhume. Le docteur sera là bientôt, reposez-vous, je reste auprès de vous.

Daldry s’assit au pied du lit et fit exactement ce qu’il avait promis. Le médecin arriva dans l’heure. Il examina Alice, prit son pouls, écouta attentivement les battements de son cœur et sa respiration.

— Son état n’est pas à prendre à la légère, c’est très probablement la grippe. Qu’elle reste au chaud et qu’elle transpire. Faites-la boire, dit-il à Daldry, de l’eau tiède légèrement sucrée et des tisanes, par petites quantités chaque fois, mais le plus souvent possible.

Il confia de l’aspirine à Daldry.

— Voilà qui devrait faire retomber sa fièvre. Si ce n’était le cas d’ici à demain, conduisez-la à l’hôpital.

Daldry paya le médecin et le remercia de s’être déplacé un jour de Noël. Il alla chercher chez lui deux grandes couvertures dont il recouvrit Alice. Il repoussa au milieu de la pièce le fauteuil qui se trouvait devant la longue table de travail et s’y installa pour la nuit.

— Je me demande si je ne préférais tout de même pas lorsque vos bruyants amis me tenaient éveillé ; au moins, j’étais dans mon lit, grommela-t-il.


*


Dans la chambre, le bruit a cessé. Alice repousse la porte du placard où elle s’est réfugiée. Tout n’est plus que silence et absence. Les meubles sont renversés, le lit est défait. Par terre gît un cadre brisé. Alice écarte délicatement les éclats de verre et remet le dessin à sa place, sur la table de chevet. C’est un dessin à l’encre de Chine où deux visages lui sourient. La fenêtre est ouverte, un air doux souffle au-dehors et soulève les rideaux. Alice s’approche, le rebord de la fenêtre est trop haut, il lui faut grimper sur un tabouret pour voir la rue en contrebas. Elle se hisse, la lumière du jour est vive, elle plisse les yeux.

Sur le trottoir, un homme la regarde et lui sourit, un visage bienveillant, plein d’amour. Elle aime cet homme d’un amour sans retenue. Elle l’a toujours aimé ainsi, elle l’a toujours connu. Elle voudrait s’élancer vers lui, qu’il la prenne dans ses bras, elle voudrait le retenir, crier son prénom, mais elle n’a plus de voix. Alors Alice lui fait un petit signe de la main ; en réponse, l’homme agite sa casquette, lui sourit, avant de disparaître.


*


Alice rouvrit les yeux. Daldry la soutenait, portant un verre d’eau à ses lèvres en la suppliant de boire lentement.

— Je l’ai vu, murmura-t-elle, il était là.

— Le médecin est venu, dit Daldry. Un dimanche et jour de Noël, il faut qu’il soit consciencieux.

— Ce n’était pas un médecin.

— Il en avait pourtant tout l’air.

— J’ai vu l’homme qui m’attend là-bas.

— Très bien, dit Daldry, nous en reparlerons dès que vous irez mieux. En attendant, reposez-vous. J’ai l’impression que vous avez déjà un peu moins de fièvre.

— Il est bien plus beau que je ne l’imaginais.

— Je n’en doute pas une seconde. Je devrais attraper la grippe moi aussi, Esther Williams viendrait peut-être me rendre visite… Elle était irrésistible dans Emmenez-moi au bal.

— Oui, murmura Alice dans un demi-délire, il m’emmènera au bal.

— Parfait, pendant ce temps-là je pourrai dormir tranquille.

— Je dois partir à sa recherche, chuchota Alice, les yeux clos, il faut que j’aille là-bas, je dois le retrouver.

— Excellente idée ! Je vous suggère néanmoins d’attendre quelques jours. Je ne suis pas tout à fait certain que, dans votre état, le coup de foudre soit réciproque.

Alice s’était rendormie. Daldry soupira et reprit place dans son fauteuil. Il était quatre heures du matin, il avait le dos meurtri par la position inconfortable qu’il occupait, sa nuque lui faisait un mal de chien, mais Alice semblait reprendre des couleurs. L’aspirine agissait, la fièvre retombait. Daldry éteignit la lumière et pria pour que le sommeil le gagne.


*


Un lancinant ronflement réveilla Alice. Ses membres étaient encore endoloris, mais le froid avait quitté son corps pour laisser place à une douce tiédeur.

Elle rouvrit les yeux et découvrit son voisin, affalé dans le fauteuil, une couverture à ses pieds. Alice s’amusa de ce que le sourcil droit de Daldry se levait et retombait au rythme de sa respiration. Elle comprit enfin que son voisin avait passé la nuit à la veiller, et cela la mit dans un terrible embarras. Elle souleva délicatement la couverture, s’enroula dedans et se dirigea discrètement vers le réchaud. Elle prépara un thé, usant de mille précautions pour ne pas faire de bruit, et attendit devant le réchaud. Les ronflements de Daldry avaient redoublé, si fort qu’il en fut gêné dans son sommeil. Il se tourna sur le côté, glissa et s’étala de tout son long sur le parquet.

— Qu’est-ce que vous faites debout ? dit-il en bâillant.

— Du thé, répondit Alice en le versant dans les tasses.

Daldry se releva et s’étira en se frottant les reins.

— Voulez-vous aller vous recoucher tout de suite.

— Je vais beaucoup mieux.

— Vous me faites penser à ma sœur et ce n’est pas un compliment. Aussi têtue et insouciante. À peine avez-vous récupéré quelques forces que vous vous exposez au froid. Allez, pas de discussion, filez au lit ! Je vais m’occuper de votre thé. Enfin, si mes bras veulent bien coopérer, ce ne sont plus quelques fourmis qui me parcourent le corps, mais une colonie tout entière.

— Je suis confuse du mal que vous vous êtes donné, répondit Alice en obéissant à Daldry.

Elle s’assit dans son lit et accueillit le plateau qu’il déposa sur ses genoux.

— Vous avez un peu d’appétit ? demanda-t-il.

— Non, pas vraiment.

— Eh bien vous allez manger quand même, c’est nécessaire, dit Daldry.

Il traversa le palier et revint avec une boîte de biscuits en métal.

— Ce sont de vrais shortbreads ? demanda-t-elle. Je n’en ai pas goûté depuis une éternité.

— Aussi vrais que possible, ils sont faits maison, dit-il fièrement en trempant un biscuit dans sa tasse de thé.

— Ils ont l’air délicieux, dit Alice.

— Évidemment ! Puisque je vous dis que je les ai faits moi-même.

— C’est fou…

— Qu’est-ce que mes shortbreads peuvent donc avoir de fou ? s’offusqua Daldry.

— … comme certaines saveurs vous rappellent votre enfance. Ma mère en préparait le dimanche, nous les mangions avec un chocolat chaud, chaque soir de la semaine, aussitôt mes devoirs terminés. À l’époque, je ne les appréciais pas beaucoup, je les laissais fondre au fond de ma tasse, et maman ne voyait rien à mon manège. Plus tard, pendant la guerre, alors que nous attendions dans les abris que les sirènes se taisent, le souvenir des shortbreads m’envahissait. Au fond d’une cave ébranlée par les bombes qui tombaient à proximité, j’ai si souvent rêvé à ces goûters.

— Je crois que je n’ai jamais eu le bonheur de vivre un moment aussi intime avec ma mère, dit Daldry. Je ne prétendrai pas que mes biscuits égalent ceux de vos souvenirs, mais j’espère qu’ils sont à votre goût.

— Pourrais-je vous en redemander un ? dit Alice.

— À propos de rêves, vous avez fait de sérieux cauchemars cette nuit, marmonna Daldry.

— Je sais, je m’en souviens, je me promenais pieds nus dans une ruelle surgie d’un autre temps.

— Le temps n’a pas de prise dans les rêves.

— Vous ne comprenez pas, j’avais l’impression de connaître cet endroit.

— Probablement quelques réminiscences. Tout s’emmêle dans les cauchemars.

— C’était un mélange effrayant, Daldry, j’avais encore plus peur que sous les V1 allemands.

— Ils faisaient peut-être aussi partie de votre cauchemar ?

— Non, je me trouvais bien ailleurs. On me traquait, on me voulait du mal. Et, lorsqu’il est apparu, la peur s’est effacée, j’avais la sensation que plus rien ne pouvait m’arriver.

— Lorsque qui est apparu ?

— Cet homme dans la rue, il me souriait. Il m’a saluée avec sa casquette et puis il est parti.

— Vous l’évoquez avec une émotion troublante de vérité.

Alice soupira.

— Vous devriez aller vous reposer, Daldry, vous avez une mine de papier mâché.

— C’est vous la malade, mais je reconnais que votre fauteuil n’est pas très confortable.

On frappa à la porte. Daldry alla ouvrir, et trouva Carol sur le palier, un gros panier en osier à la main.

— Qu’est-ce que vous faites là ? Ne me dites pas qu’Alice vous dérange aussi quand elle est seule ? demanda Carol en entrant dans la pièce.

Puis elle vit son amie au lit et s’en étonna.

— Votre copine a contracté une bonne grippe, répondit Daldry en défroissant sa veste, un peu gêné devant Carol.

— Alors, j’arrive à point nommé. Vous pouvez nous laisser, je suis infirmière, Alice est entre de bonnes mains maintenant.

Elle raccompagna Daldry à la porte, le pressant de quitter les lieux.

— Allez, dit-elle, Alice a besoin de repos, je vais m’occuper d’elle.

— Ethan ? appela Alice depuis son lit.

Daldry se hissa sur la pointe des pieds pour la voir par-dessus l’épaule de Carol.

— Merci pour tout, souffla Alice.

Daldry lui fit un sourire forcé et se retira.

La porte refermée, Carol s’approcha du lit, posa sa main sur le front d’Alice, lui palpa le cou et lui ordonna de tirer la langue.

— Tu as encore un peu de fièvre. Je t’ai rapporté plein de bonnes choses de la campagne. Des œufs frais, du lait, de la confiture, de la brioche que maman a faite hier. Comment te sens-tu ?

— Comme au milieu d’une tempête depuis que tu es arrivée.

— « Merci pour tout, Ethan », minauda Carol en remplissant la bouilloire. Votre relation a drôlement évolué depuis notre dernier dîner chez toi. Tu as quelque chose à me raconter ?

— Que tu es idiote et que tes sous-entendus sont déplacés.

— Je n’ai fait aucun sous-entendu, je constate, c’est tout.

— Nous sommes voisins, rien d’autre.

— Vous l’étiez la semaine dernière et il te servait du « mademoiselle Pendelbury » et toi du « monsieur le grincheux qui vient troubler la fête ». Il s’est bien passé quelque chose qui vous a rapprochés ainsi.

Alice se tut. Carol l’observait, la bouilloire à la main.

— À ce point-là ?

— Nous sommes retournés à Brighton, soupira Alice.

— C’était lui ta mystérieuse invitation de Noël ? Tu as raison, quelle idiote je suis ! Et moi qui croyais que tu avais inventé une sortie pour donner le change devant les garçons. Toute la soirée de Noël, je m’en suis voulu de t’avoir laissée seule à Londres et de ne pas avoir insisté pour que tu viennes chez mes parents. Et, pendant ce temps-là, mademoiselle batifolait avec son voisin au bord de la mer. Je suis vraiment la reine des buses.

Carol posa une tasse de thé sur le tabouret près du lit d’Alice.

— Il ne t’est jamais venu à l’idée d’acheter des meubles, une vraie table de nuit par exemple ? Attends, attends, mademoiselle la cachottière, poursuivit-elle tout excitée, ne me dis pas que, la dernière fois, l’intrusion de ton voisin était un petit numéro que vous aviez concocté pour nous mettre dehors et finir la soirée ensemble ?

— Carol ! chuchota Alice, en montrant le mur mitoyen de l’appartement de son voisin. Tais-toi et assieds-toi ! Tu es plus épuisante que la pire des grippes.

— Ce n’est pas la grippe, c’est juste un gros coup de froid, répondit Carol, furieuse de s’être fait rabrouer.

— Cette escapade n’était pas prévue. Un acte de générosité de sa part. Et arrête avec ce petit air narquois, il n’y a rien d’autre entre Daldry et moi qu’une sympathie polie et réciproque. Ce n’est pas du tout mon type d’homme.

— Pourquoi es-tu retournée à Brighton ?

— Je suis épuisée, laisse-moi me reposer, supplia Alice.

— C’est touchant de voir combien ma sollicitude te bouleverse.

— Fais-moi goûter un peu de cette brioche au lieu de dire des âneries, répondit Alice, juste avant d’éternuer.

— Tu vois, c’est un gros rhume.

— Il faut que je m’en débarrasse et que je me remette au travail au plus vite, dit Alice en se redressant sur son lit. Je vais devenir folle à rester sans rien faire.

— Tu vas devoir prendre ton mal en patience. Ce petit séjour à Brighton te coûtera une bonne semaine sans odorat. Bon, tu vas enfin me dire ce que vous êtes allés faire là-bas ?

Plus Alice avançait dans son récit, plus Carol semblait sidérée.

— Eh bien, siffla-t-elle, moi aussi je serais terrifiée à ta place, ne cherche pas pourquoi tu es tombée malade en rentrant.

— Très drôle, répondit Alice en haussant les épaules.

— Enfin Alice, c’est grotesque, ce ne sont que des balivernes. Qu’est-ce que ça veut dire : « Rien de tout ce que tu croyais être n’est réalité » ? En tous les cas, c’est une belle attention de la part de ton voisin d’avoir fait autant de kilomètres pour te faire entendre de telles stupidités. Même si je connais d’autres garçons qui en auraient fait bien plus pour te promener dans leur voiture. La vie est vraiment injuste, c’est moi qui ai de l’amour à revendre et c’est toi qui plais aux hommes.

— Quels hommes ? Je suis seule du matin au soir et ce n’est pas mieux la nuit.

— Tu veux que l’on reparle d’Anton ? Si tu es seule, c’est uniquement de ta faute. Tu es une idéaliste qui ne sait pas prendre du bon temps. Mais c’est peut-être toi qui as raison dans le fond. Je crois que j’aurais aimé connaître un premier baiser sur des chevaux de bois, reprit Carol d’une voix triste. Il faut que j’y aille, je vais être en retard à l’hôpital. Et si ton voisin revenait, je ne voudrais surtout pas vous déranger.

— Ça suffit, je te dis qu’il n’y a rien entre nous.

— Je sais, ce n’est pas ton genre d’homme ; et puis, maintenant qu’un prince charmant t’attend quelque part dans une contrée lointaine… Tu devrais peut-être prendre des vacances et partir à sa recherche. Si j’en avais les moyens, je t’accompagnerais volontiers. Je me moque de toi, mais un voyage entre filles, ce serait une sacrée aventure… Il fait chaud en Turquie, les garçons doivent avoir la peau dorée.

Alice s’était assoupie. Carol prit la couverture au pied du fauteuil et l’étendit sur le lit.

— Dors, ma belle, chuchota-telle, je suis une peau de vache, jalouse, mais tu es ma meilleure amie et je t’aime comme une sœur. Je repasserai te voir demain à la fin de ma garde. Tu vas guérir vite.

Carol mit son manteau et s’en alla sur la pointe des pieds. Elle croisa Daldry sur le palier, il sortait faire des courses. Ils descendirent ensemble. Une fois dans la rue, Carol se tourna vers lui.

— Elle sera bientôt remise, dit-elle.

— Heureuse nouvelle.

— C’est gentil à vous de vous être occupé d’elle ainsi.

— C’était la moindre des choses, répondit-il, entre voisins…

— Au revoir, monsieur Daldry.

— Une dernière chose, mademoiselle. Même si cela ne vous regarde pas, sachez, pour votre gouverne, qu’elle n’est pas non plus mon type de femme, mais alors pas du tout !

Et Daldry s’éclipsa sans saluer Carol.

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