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En les voyant passer ainsi, le concierge du Pera Palas sursauta.
— Mademoiselle est très fatiguée, dit Daldry dignement, si je pouvais avoir ma clé et la sienne…
Le concierge proposa son aide, que Daldry refusa.
Daldry étendit Alice sur son lit, lui ôta ses chaussures et la recouvrit d’une couverture. Puis il tira les rideaux, la regarda dormir un instant avant d’éteindre la lumière et de sortir.
*
Il se promenait avec son père, lui parlait de ses projets. Il allait entreprendre la réalisation d’un grand tableau représentant les vastes champs de houblon qui bordaient la propriété. Son père trouvait que c’était une très belle idée. Il faudrait que l’on avance le tracteur pour le faire figurer dans la toile. Il venait d’en acheter un tout neuf, un Fergusson arrivé d’Amérique par bateau. Daldry était perplexe, il avait imaginé des épis couchés par le vent, une immensité de jaune sur la moitié de l’œuvre, contrastant avec les dégradés de bleus figurant le ciel. Mais son père semblait si heureux que son nouveau tracteur soit mis à l’honneur… Il fallait qu’il y réfléchisse, peut-être le représenter par une virgule rouge au bas de la toile surmontée d’un point noir, pour faire apparaître le fermier.
Un champ de houblon avec un tracteur sous le ciel, c’était vraiment une belle idée. Son père lui souriait et le saluait, son visage apparaissait au milieu des nuages. Une sonnerie retentit, une étrange sonnerie qui insistait et insistait encore…
D’un rêve dans la campagne anglaise, le téléphone ramena Daldry vers la pâleur du jour dans sa chambre d’hôtel à Istanbul.
— Par la grâce de Dieu ! soupira-t-il en se redressant dans son lit.
Il se tourna vers la table de chevet et décrocha le combiné.
— Daldry à l’appareil.
— Vous dormiez ?
— Plus maintenant… à moins que le cauchemar se poursuive.
— Je vous ai réveillé ? Je suis désolée, s’excusa Alice.
— Ne le soyez pas, j’allais peindre un tableau qui aurait fait de moi un des grands maîtres paysagistes de la seconde moitié du XXe siècle, il était préférable que je me réveille le plus tôt possible. Quelle heure est-il à Istanbul ?
— Presque midi. Je viens de me lever moi aussi, nous sommes rentrés si tard ?
— Vous tenez vraiment à ce que je vous rappelle votre fin de soirée ?
— Je n’en ai aucun souvenir. Que diriez-vous d’aller déjeuner sur le port avant notre visite au consulat ?
— Un grand bol d’air ne peut pas nous faire de mal. Quel temps fait-il ? Je n’ai pas encore ouvert mes rideaux.
— La ville est baignée de soleil, répondit Alice, dépêchez-vous de vous préparer et retrouvons-nous dans le hall.
— Je vous attendrai au bar, j’ai besoin d’un bon café.
— Qui vous dit que vous y serez le premier ?
— Vous plaisantez, j’espère ?
*
Descendant les escaliers, Daldry aperçut Can, assis sur une chaise dans le hall, bras croisés, qui le regardait fixement.
— Vous êtes là depuis longtemps ?
— Huit heures ce matin, je vous laisse faire les comptes, Votre Excellence.
— Désolé, je ne savais pas que nous avions rendez-vous.
— Il est normal que j’apparaisse à mon travail le matin, Votre Excellence se souvient d’avoir fait appel à mes services ?
— Dites-moi, vous allez continuer longtemps à m’appeler comme ça ? Ça frise le ridicule et c’est agaçant.
— Uniquement lorsque je suis fâché après vous. J’avais organisé un rendez-vous avec un autre parfumeur, mais il est midi passé…
— Je vais prendre un café, nous nous disputerons après, répondit Daldry en abandonnant Can.
— Avez-vous des convoitises particulières pour occuper le reste de votre journée, Excellence ? cria Can dans son dos.
— Que vous me fichiez la paix !
Daldry s’installa au comptoir, incapable de quitter du regard Can qui faisait les cent pas dans le hall. Il abandonna son tabouret et retourna vers lui.
— Je ne voulais pas être désagréable. Pour me faire pardonner, je vous donne votre congé pour la journée. De toute façon, j’ai prévu d’emmener Mlle Alice déjeuner et nous avons ensuite rendez-vous au consulat. Retrouvez-nous ici demain, à une heure civilisée, en fin de matinée, et nous irons rencontrer votre parfumeur.
Et, après avoir salué Can, Daldry regagna le bar.
Alice l’y retrouva un bon quart d’heure plus tard.
— Je sais, dit-il avant même qu’elle ouvre la bouche, je suis arrivé le premier, mais je n’ai aucun mérite, vous n’aviez aucune chance.
— Je cherchais mon chapeau, voilà ce qui m’a mise en retard.
— Et vous l’avez trouvé ? demanda Daldry l’œil plein de malice.
— Bien évidemment ! Il est rangé dans mon armoire, en bonne place sur l’étagère.
— Tiens donc, vous m’en voyez ravi ! Alors, ce déjeuner au bord de l’eau, vous êtes toujours partante ?
— Changement de plans. Je venais vous chercher, Can patiente dans le hall, il nous a organisé une visite du grand bazar, c’est adorable de sa part. Je suis folle de joie, j’en rêvais. Dépêchez-vous, dit-elle, je vous attends dehors.
— Moi aussi, dit Daldry en serrant les dents, alors qu’Alice s’éloignait. Avec un peu de chance, je pourrai trouver un coin tranquille où étrangler ce guide.
En descendant du tramway, ils s’étaient dirigés vers le côté nord de la mosquée de Beyazit. Au fond d’une place, ils avaient emprunté une petite rue étroite, bordée de bouquinistes et de graveurs. Une heure déjà qu’ils chinaient dans les allées du grand bazar et Daldry n’avait toujours pas dit un mot. Alice, radieuse, prêtait la plus grande attention aux anecdotes de Can.
— C’est le plus grand et le plus vieux marché couvert du monde, annonça fièrement le guide. Le mot « bazar » vient de l’arabe. Aux temps jadis, on l’appelait le Bedesten, parce que bedes veut dire « laine » en arabe et que c’était ici le lieu où l’on vendait la laine.
— Et moi je suis le mouton qui suit son berger, marmonna Daldry.
— Vous avez dit quelque chose, Excellence ? demanda Can en se retournant.
— Rien du tout, je vous écoutais religieusement, mon cher, répondit Daldry.
— L’ancien Bedesten est au centre du grand bazar, mais on y trouve maintenant des boutiques d’armes anciennes, des vieux bronzes et de la très exceptionnelle porcelaine. À l’origine il a été entièrement construit en bois. Mais il a été très malheureusement brûlé au début du XVIIIe siècle. C’est presque une ville à ciel couvert par ces grands dômes, vous les découvrirez en levant la tête et non en faisant la tête si certains voient ce que je veux dire ! Vous trouverez de tout ici, des bijoux, des fourrures, des tapis, des objets d’art, beaucoup de copies bien sûr, mais quelques pièces très magnifiques pour un œil expertisé qui saura les défouiller au milieu…
— De ce grand foutoir, râla encore Daldry.
— Mais qu’est-ce que vous avez, à la fin ? protesta Alice, c’est passionnant ce qu’il nous explique, vous avez l’air d’une humeur épouvantable.
— Pas le moins du monde, répliqua Daldry. J’ai faim, c’est tout.
— Il vous faudrait deux bonnes journées pour explorer toutes les ruelles, reprit Can, impassible. Pour vous faciliter une flânerie de quelques heures, sachez que le bazar se divise en quartiers magnifiquement bien entretenus comme vous pouvez le constater, et chaque quartier regroupe les produits par genres. Nous pouvons même aller nous restaurer dans un excellent endroit puisque c’est là que nous trouverons les seules nourritures susceptibles de passionner notre Excellence.
— C’est étrange cette façon qu’il a de vous appeler. Remarquez, ça vous va bien, « Excellence », c’est même assez drôle, vous ne trouvez pas ? chuchota Alice à l’oreille de Daldry.
— Non, pas vraiment, mais puisque cela a l’air de vous amuser tous les deux, je ne vais surtout pas vous gâcher ce plaisir en vous laissant supposer une seconde que son ironie puisse m’atteindre.
— Il s’est passé quelque chose entre vous deux ? Vous avez l’air de vous entendre comme chien et chat.
— Pas du tout ! répondit Daldry avec l’air d’un enfant puni au coin d’une salle de classe.
— Vous avez vraiment un fichu caractère ! Can est d’une dévotion totale. Si vous avez faim à ce point, allons manger. Je renonce à cette promenade si cela peut vous aider à retrouver le sourire.
Daldry haussa les épaules et accéléra le pas, distançant Can et Alice.
Alice s’arrêta devant un magasin d’instruments de musique, une vieille trompette en cuivre avait attiré son regard. Elle demanda la permission au commerçant de la regarder de plus près.
— Armstrong avait la même, dit le marchand plein de joie. Une pièce unique, je ne sais pas en jouer, mais un ami l’a essayée et il voulait absolument l’acheter, c’est une affaire exceptionnelle, ajouta-t-il.
Can examina l’instrument et se pencha vers Alice.
— C’est du toc. Si vous cherchez à acheter une belle trompette, je connais l’endroit qu’il vous faut. Reposez celle-ci et suivez-moi.
Daldry leva les yeux au ciel en voyant Alice suivre Can, attentive aux conseils qu’il lui donnait.
Can l’accompagna vers une autre boutique d’instruments de musique, dans une ruelle voisine. Il demanda au commerçant de présenter à son amie ses plus beaux modèles, sans qu’ils soient pour autant les plus chers, mais Alice avait déjà repéré une trompette derrière une vitrine.
— C’est une vraie Selmer ? demanda-t-elle en la prenant en mains.
— Elle est tout à fait authentique, essayez-la si vous en doutez.
Alice ausculta le cornet.
— Une Sterling Silver à quatre pistons, elle doit être hors de prix !
— Ce n’est pas exactement comme cela qu’il faut s’y prendre pour négocier dans le bazar, mademoiselle, dit le marchand, riant de bonne grâce. J’ai aussi une Vincent Bach à vous proposer, le Stradivarius de la trompette, la seule que vous trouverez en Turquie.
Mais Alice n’avait d’yeux que pour la Selmer. Elle se souvenait d’Anton, admirant des heures durant dans le froid ce même modèle exposé dans la vitrine d’un marchand de Battersea, tel un passionné d’automobiles tombé en pâmoison devant un coupé Jaguar ou une belle italienne. Anton lui avait tout appris sur les trompettes, la différence entre celles à pistons et celles à clavettes, les vernies ou les argentées, l’importance des alliages qui influaient sur les sonorités.
— Je peux vous la vendre à un prix raisonnable, dit le marchand du bazar.
Can prononça quelques mots en turc.
— À un très bon prix, rectifia l’homme, les amis de Can sont aussi mes amis. Je vous offre même l’étui.
Alice paya le marchand et, devant un Daldry plus circonspect que jamais, repartit avec son achat.
— Je ne savais pas que vous étiez experte en trompettes, dit-il en la suivant. Vous avez l’air de vous y connaître.
— Parce que vous ne savez pas tout de moi, répondit Alice, moqueuse, en accélérant le pas.
— Je ne vous ai pourtant jamais entendue en jouer et Dieu sait que nos murs mitoyens ne sont pas épais.
— Et vous, vous ne jouez toujours pas de piano, n’est-ce pas ?
— Je vous l’ai déjà dit, c’est la voisine du dessous. Enfin quoi ? Vous allez me raconter que vous allez souffler dans votre instrument sous les ponts de chemin fer pour ne pas déranger le voisinage ?
— Je croyais que vous aviez faim, Daldry ? Je vous pose cette question parce que je vois devant nous un petit boui-boui, comme vous aimez les appeler, qui n’a pas l’air mal du tout.
Can entra le premier dans le restaurant et leur obtint aussitôt une table, bravant la file de clients qui guettaient leur tour.
— Vous êtes actionnaire du bazar ou votre père en était le fondateur ? demanda Daldry en s’asseyant.
— Simplement guide, Votre Excellence !
— Je sais, et le meilleur d’Istanbul…
— Je suis ébloui que vous le reconnaissiez sincèrement enfin. Je vais aller commander pour vous, le temps tourne et vous avez bientôt rendez-vous au consulat, répondit Can en se dirigeant vers le comptoir.