Alice,
Vous me pardonnerez, je l’espère, ce départ impromptu. Je n’avais pas envie de nous imposer un au revoir de plus. J’y réfléchissais chaque soir cette semaine lorsque je vous quittais devant votre chambre, et l’idée de vous saluer dans le hall de l’hôtel, ma valise à la main, me semblait accablante. J’ai voulu vous l’annoncer hier, et j’y ai renoncé par peur de gâcher ces délicieux instants que je passais en votre compagnie. J’ai préféré que nous gardions le souvenir d’une dernière promenade sur les rives du Bosphore. Vous paraissiez heureuse et je l’étais aussi, qu’espérer de plus à la fin d’un voyage ? J’ai découvert en vous une femme merveilleuse, dont je suis fier d’être devenu l’ami, tout du moins je l’espère. Amie, vous l’êtes pour moi, et ce séjour à Istanbul en votre compagnie restera l’un des plus joyeux moments de ma vie. J’espère de tout mon cœur que vous atteindrez votre but. L’homme qui vous aimera devra s’accoutumer à votre caractère (un ami peut vous dire cela sans vous fâcher, n’est-ce pas ?), mais il aura à ses côtés une femme dont les éclats de rire chasseront tous les orages de sa vie.
Je suis heureux de vous avoir eue pour voisine, et je sais déjà en vous écrivant ces lignes que votre présence, même quand elle se faisait bruyante, me manquera.
Faites bonne route, fille de Cömert Eczaci, courez vers ce bonheur qui vous habille si bien.
Votre ami dévoué,
Daldry
Ethan,
J’ai trouvé votre lettre ce matin. Je vous posterai la mienne cet après-midi et je me demande combien de temps elle mettra à vous parvenir. C’est le bruissement de l’enveloppe quand vous l’avez glissée sous ma porte qui m’a sortie du lit et j’ai compris aussitôt que vous partiez. Je me suis précipitée à la fenêtre, juste à temps pour vous voir monter dans votre taxi ; lorsque vous avez relevé la tête vers notre étage, j’ai reculé d’un pas. Probablement pour les mêmes raisons que vous. Et pourtant, alors que votre voiture s’éloignait dans la rue Isklital, j’aurais voulu vous dire au revoir de vive voix, vous remercier de votre présence. Vous aussi vous avez un sacré caractère (une véritable amie peut vous dire cela sans vous vexer, n’est-ce pas ?), mais vous êtes un homme remarquable, généreux, drôle et talentueux.
D’une façon insolite, vous êtes devenu mon ami, peut-être que cette amitié n’aura vécu que quelques jours, quelques semaines à Istanbul, mais, d’une façon tout aussi insolite, j’avais soudain besoin de vous ce matin.
Je vous pardonne de bon cœur la discrétion de votre départ, je crois même que vous avez bien fait d’agir ainsi, moi non plus je n’aime pas les adieux. Quelque part, je vous envie d’être bientôt à Londres. Notre vieille maison victorienne me manque, mon atelier aussi. Je vais attendre ici que le printemps revienne. Can m’a promis de m’emmener, dès les premiers beaux jours, visiter l’île aux Princes que nous avons tous deux manquée. Je vous en dépeindrai chaque recoin et, si je découvrais un carrefour digne de votre intérêt, je vous le décrirais dans ses moindres détails. Il paraît que, là-bas, le temps s’est arrêté, que lorsqu’on s’y promène on se croirait revenu au siècle dernier. Les engins motorisés y sont interdits, seuls ânes et chevaux ont le droit d’y circuler. Demain, nous retournons voir le vieux parfumeur de Cihangir, je vous écrirai aussi ma visite chez lui et vous tiendrai informé de l’avancement de mes travaux.
J’espère que le voyage n’aura pas été trop éprouvant et que votre mère aura recouvré la santé. Prenez soin d’elle et de vous aussi.
Je vous souhaite de merveilleux moments en sa compagnie.
Votre amie,
Alice
Chère Alice,
Votre lettre aura mis six jours exactement pour me parvenir. Le facteur me l’a portée ce matin alors que je sortais. J’imagine qu’elle aussi a voyagé en avion, mais le tampon de la poste ne dit pas sur quelle ligne, ni même si elle a fait escale à Vienne. Le lendemain de mon arrivée, après avoir remis de l’ordre dans mon appartement, je suis allé faire de même dans le vôtre. Je vous rassure, je n’ai touché à aucune de vos affaires et me suis contenté de chasser la poussière qui s’était autorisée, en votre absence, à s’installer chez vous impunément. Vous m’auriez aperçu, en tablier et fichu sur la tête avec mon balai et mon seau à la main, vous vous moqueriez encore de moi. C’est d’ailleurs ce que doit faire en ce moment même notre voisine du dessous, celle qui vous ennuie parfois avec son piano et que j’ai eu le malheur de croiser ainsi accoutré en descendant les poubelles. Votre logis a retrouvé la clarté du printemps qui, je l’espère, ne se fera pas trop attendre. Vous dire qu’il règne un froid humide sur le royaume d’Angleterre serait d’une banalité évidente et, bien que cela soit l’un de mes sujets de conversation préférés, je ne vous ennuierai pas avec le temps qu’il fait. Sachez toutefois que la pluie n’a cessé depuis mon retour et qu’il a plu tout le mois, d’après ce que j’ai pu entendre dire au pub, où j’ai repris l’habitude d’aller déjeuner chaque jour.
Le Bosphore et sa surprenante douceur hivernale me semblent bien loin.
Hier, je suis allé me promener le long de la Tamise. Vous aviez raison, je n’y ai retrouvé aucune odeur semblable à celles que vous vous amusiez à me faire découvrir lors de nos balades près du pont de Galata. Même le purin des chevaux semble différent ici, et, écrivant cela, je me demande si j’ai choisi le meilleur exemple pour illustrer mon propos.
Je me sens coupable d’être parti sans vous saluer, mais j’avais le cœur un peu lourd ce matin-là. Allez savoir pourquoi, allez savoir ce que vous m’aviez fait. Vous ne pourriez jamais comprendre ce qu’il en est d’être moi, mais d’une certaine façon, cette dernière nuit où nous nous promenions dans Istanbul, vous êtes devenue mon amie. Comme le dit une chanson, vous m’avez frôlé l’âme et vous m’avez changé, comment vous pardonner d’avoir fait naître en moi l’envie d’aimer et d’être aimé ? D’une façon très étrange, vous avez fait de moi un meilleur peintre, peut-être même un homme meilleur. Ne vous méprenez pas, cela n’est nullement de ma part l’aveu de sentiments troublés que je vous porterais, mais une sincère déclaration d’amitié. De telles choses peuvent se dire entre amis, n’est-ce pas ?
Vous me manquez, chère Alice, et le plaisir d’avoir posé mon chevalet sous votre verrière n’en est que redoublé, car ici, en vos murs, au milieu de tous ces parfums que vous m’avez appris à reconnaître, je sens un peu votre présence et elle me donne le courage de peindre un certain carrefour d’Istanbul que nous avons étudié ensemble. La tâche est ambitieuse et j’ai déjà jeté bon nombre de croquis que je trouvais trop faibles et bien insuffisants, mais je saurai être patient.
Prenez soin de vous et transmettez mes meilleures salutations à Can. Non, d’ailleurs, ne les lui transmettez pas et gardez-les entières pour vous.
Daldry
Cher Daldry,
Je viens de recevoir votre lettre et je vous remercie de ces mots si généreux que vous m’adressez. Il faut que je vous raconte la semaine qui vient de s’écouler. Le lendemain de votre départ, Can et moi avons pris l’autobus qui se rend de Taksim à Emirgan et passe par Nişantaşı. Nous avons visité tous les établissements scolaires du quartier, hélas sans aucun résultat. Chaque fois la même scène, ou presque, se répétait ; cours et préaux d’écoles identiques, des heures entières passées à éplucher de vieux registres, sans y trouver mon nom. Parfois, la visite était plus courte, parce que les archives n’existaient plus, ou parce que ces écoles n’accueillaient pas encore de filles du temps de l’Empire. C’est à croire que mes parents ne m’ont jamais scolarisée lorsque nous étions à Istanbul. Can pense qu’ils avaient peut-être choisi de ne pas le faire, en raison de la guerre. Mais de ne figurer nulle part, ni sur les registres du consulat, ni dans ceux d’aucune école, me fait parfois me demander si seulement j’existais. Je sais que cette pensée n’a aucun sens, et j’ai décidé avant-hier de cesser ces recherches qui me sont devenues pénibles.
Depuis, nous sommes retournés voir le parfumeur de Cihangir, et les deux dernières journées passées en sa compagnie furent bien plus captivantes que les précédentes. Grâce aux excellentes traductions de Can, dont l’anglais s’est grandement amélioré depuis votre départ, je lui ai tout expliqué de mes projets. Au début, l’artisan a pensé que j’étais folle, mais, pour le convaincre, j’ai usé d’un petit stratagème. Je lui ai parlé de mes concitoyens, de tous ceux qui n’auront pas la chance de visiter Istanbul, ceux qui ne grimperont jamais en haut de la colline de Cihangir, ceux qui ne marcheront pas dans les ruelles empierrées qui descendent vers le Bosphore, ceux qui ne verront qu’en carte postale les reflets argentés de la lune sur ses eaux tumultueuses, ceux qui n’entendront jamais la corne des vapeurs voguant vers Üsküdar. Je lui ai dit qu’il serait merveilleux de leur offrir la possibilité d’imaginer la magie d’Istanbul dans un parfum qui leur raconte toutes ses beautés. Et comme notre vieux parfumeur aime sa ville plus que tout, il a cessé de rire et m’a soudain prêté toute son attention. J’ai recopié sur une feuille la longue liste des odeurs que j’avais perçues dans les ruelles de Cihangir, et Can lui en a fait la lecture. Le vieil homme a été très impressionné. Je sais que ce projet est d’une ambition folle, mais je me suis prise à rêver éveillée, à rêver qu’un jour, dans la vitrine d’une parfumerie de Kensington ou de Piccadilly, se trouvera un flacon de parfum baptisé Istanbul. Je vous en supplie, ne vous moquez pas de moi, j’ai réussi à convaincre l’artisan de Cihangir et j’ai besoin de tout votre soutien moral.
Nos approches sont différentes, il ne pense qu’en absolus, moi en chimiste, mais sa façon de travailler me ramène à l’essentiel, elle m’ouvre des horizons nouveaux. Nos démarches deviennent chaque jour un peu plus complémentaires. Recréer un parfum ne se fait pas qu’en mélangeant des molécules, mais en commençant par écrire tout ce que notre sens olfactif nous dicte, toutes les impressions qu’il grave en nos mémoires comme l’aiguillon d’un enregistreur grave une musique dans la cire d’un microsillon.
Maintenant, mon cher Daldry, si je vous raconte tout cela, ce n’est pas dans le seul but de vous parler de moi, bien que ce soit un exercice auquel je prenne goût, mais aussi pour savoir, à mon tour, où vous en êtes de vos travaux.
Nous sommes associés, et il est hors de question que je sois la seule à me mettre au travail. Si vous n’avez rien oublié de l’accord que nous avions scellé dans un merveilleux restaurant de Londres, vous vous souvenez sans doute que vous deviez, vous aussi, affirmer votre talent en peignant le plus beau des carrefours d’Istanbul. Je serais bien heureuse de lire dans votre prochaine lettre la liste la plus exhaustive possible de ce que vous notiez pendant que je vous attendais sur le pont de Galata. Je n’ai rien oublié de cette journée et j’espère que vous non plus, car je voudrais qu’il ne manque aucun détail sur votre tableau. Prenez cela comme une interrogation écrite et ne levez pas les yeux au ciel… même si je vous imagine déjà le faire. J’ai un peu trop fréquenté les écoles ces derniers jours.
Si vous le préférez, comprenez que par cette requête, mon cher Daldry, je vous lance un défi. Lorsque je rentrerai à Londres, je vous promets de venir vous remettre le parfum que j’aurai créé et, en le respirant, vous revisiterez tous les souvenirs que vous avez emportés avec vous. J’espère bien qu’en retour vous me présenterez votre tableau achevé. Ils auront un point commun, puisque chacun à sa façon racontera les journées que nous passions à Cihangir et à Galata.
À mon tour de vous demander pardon, pour cette façon détournée de vous faire deviner que je vais rester ici plus longtemps.
J’en ressens le besoin et l’envie. Je suis heureuse, Daldry, vraiment heureuse. Je me sens plus libre que jamais, je crois même pouvoir affirmer que je n’ai jamais connu une telle liberté et qu’elle m’enivre. Pour autant, je ne veux pas être une charge financière qui consume votre héritage. Vos mandats hebdomadaires m’ont permis de vivre dans des conditions bien trop privilégiées et je ne n’ai pas besoin d’un tel confort ni d’un tel luxe. Can, dont la compagnie est précieuse, s’est arrangé pour me trouver une jolie chambre dans une maison d’Üsküdar, non loin de chez lui. C’est l’une de ses tantes qui me la louera. Je suis folle de joie, je vais quitter l’hôtel demain et commencer à vivre la vie d’une vraie Stambouliote. Il me faudra presque une heure chaque matin pour me rendre chez notre parfumeur, un peu plus le soir pour rentrer, mais je ne m’en plains pas, au contraire, traverser deux fois par jour le Bosphore à bord d’un vapur, comme ils le disent ici, n’est pas aussi pénible que de s’engouffrer dans les profondeurs de notre métro londonien. La tante de Can m’a proposé un emploi de serveuse dans le restaurant qu’elle tient à Üsküdar, c’est le meilleur du quartier et les touristes y viennent de plus en plus nombreux. Pour elle, employer une anglophone est un avantage. Can m’apprendra à déchiffrer la carte et à savoir dire en turc de quoi sont composés les plats préparés par le mari de Mama Can qui règne en maître sur la cuisine du restaurant. J’y travaillerai les trois derniers jours de la semaine et mon salaire sera amplement suffisant pour subvenir aux besoins d’une vie certes plus modeste que celle que nous avons partagée, mais à laquelle j’étais habituée avant de vous connaître.
Mon cher Daldry, la nuit est tombée depuis longtemps sur Istanbul, ma dernière dans cet hôtel, et je vais profiter avant de dormir du luxe de ma chambre. Chaque soir, en passant devant celle que vous occupiez, je vous disais bonsoir ; je continuerai à le faire lorsque je serai installée à Üsküdar, depuis ma fenêtre qui donne sur le Bosphore.
Je vous en indique l’adresse au dos de cette lettre, j’attends impatiemment celle que vous m’enverrez en retour, et j’espère qu’elle contiendra la liste que je vous force à m’écrire.
Prenez soin de vous.
Je vous embrasse, comme une amie.
Alice
Alice,
Puisque je suis aux ordres…
En ce qui concerne le tramway :
Intérieur plaqué de bois, lattes de plancher usées, une porte en vitre de couleur indigo séparant le conducteur des voyageurs, la manivelle en fer du machiniste, deux plafonniers blafards, une vieille peinture crème, écaillée en de multiples endroits.
En ce qui concerne le pont de Galata :
Un tablier couvert de pavés de guingois, où s’engagent les rails des deux lignes de tramway dont le parallélisme est loin d’être parfait ; des trottoirs irréguliers, des parapets en pierre, deux garde-corps noirs en fer forgé, tachés de rouille et présentant des traces de corrosion aux points d’insertion du métal dans la pierre ; cinq pêcheurs accoudés, dont un gosse qui ferait mieux d’être à l’école au lieu de pêcher en plein milieu de la semaine. Un vendeur de pastèques debout derrière sa charrette bâchée d’une toile à rayures rouges et blanches ; un vendeur de journaux avec une besace en toile de jute en bandoulière, une casquette de travers sur la tête et qui mâche une chique de tabac (qu’il recrachera un peu plus tard) ; un vendeur de breloques regardant le Bosphore en se demandant si ce ne serait pas plus simple d’y balancer sa marchandise et lui avec ; un pickpocket, ou tout au moins un type qui traîne avec un air patibulaire ; sur le trottoir d’en face, un homme d’affaires qui n’a pas dû en faire de bonnes depuis longtemps à voir sa mine défaite, il est vêtu d’un complet bleu nuit, porte un chapeau et des chaussures à claques blanches ; deux femmes marchant côte à côte, probablement deux sœurs, étant donné leur ressemblance ; à dix pieds derrière elles, un cocu qui n’a pas l’air de se faire d’illusions ; un peu plus loin, un marin qui descend l’escalier vers la berge.
Et, puisque je vous parle de la berge, on y voit deux pontons flottants, où sont amarrées des barques colorées, certaines aux coques rayées de rouge indigo, d’autre de jaune jonquille. Un embarcadère où attendent cinq hommes, trois femmes et deux gamins.
La perspective de la ruelle qui file vers les hauteurs permet de discerner, si l’on y prête suffisamment attention, la devanture d’un fleuriste ; en enfilade, celle d’une papeterie, d’un bureau de tabac, d’un marchand de quatre saisons, d’une épicerie, et d’un magasin de café ; au-delà, la ruelle tourne et mes yeux ne voient plus.
Je vous épargne les variations de couleurs dans le ciel que je garde pour moi, vous les découvrirez sur la toile, quant au Bosphore, nous l’avons suffisamment contemplé ensemble pour que vous imaginiez les reflets de lumière qui apparaissent dans les tourbillons d’eau, à la poupe des vapeurs.
Au loin, la colline d’Üsküdar et ses maisons perchées que je détaillerai avec bien plus d’attention maintenant que j’apprends que vous allez y vivre ; les cônes des minarets ; les centaines de navires, chaloupes, yoles et cotres qui sillonnent la baie… Tout cela est un peu en désordre je vous le concède, mais j’espère avoir réussi haut la main mon examen de passage.
Je vous posterai donc cette lettre à la nouvelle adresse que vous m’avez indiquée, en espérant qu’elle vous parvienne dans ce quartier que je n’ai pas eu le privilège de visiter.
Votre dévoué
Daldry
P-S : Ne vous sentez pas obligée de transmettre mes salutations à Can, à sa tante non plus d’ailleurs. J’oubliais, il a plu lundi, mardi et jeudi, le temps fut mitigé mercredi, mais très ensoleillé vendredi…