Hommes en smoking et femmes en robe longue se pressaient sur les marches. Daldry prit Alice par le bras et se joignit à la foule.

— Ne me dites pas…, souffla Alice à l’oreille de Daldry.

— Que nous allons à l’Opéra ? Eh bien si ! Je nous avais concocté cette autre petite surprise. L’agence de voyages à Londres a tout orchestré. Nos places nous attendent à la billetterie. Une nuit à Vienne sans aller écouter une pièce de théâtre lyrique, c’était impossible.

— Mais pas dans la tenue avec laquelle j’ai voyagé toute la journée, dit Alice. Regardez les gens autour de nous, j’ai l’air d’une pauvresse.

— Pourquoi croyez-vous que je m’impatientais dans ce satané taxi ? L’habit de soirée est obligatoire, alors faites comme moi et fermez bien votre manteau, nous les ôterons quand la salle sera plongée dans le noir. Et je vous en prie, pas de réflexion ; pour Mozart, je suis prêt à tout.

Alice était tellement heureuse de se rendre à l’Opéra, c’était une première pour elle, qu’elle obéit à Daldry sans discuter. Ils se faufilèrent au milieu des spectateurs, espérant échapper à la vigilance des portiers, contrôleurs et vendeurs de programmes qui s’affairaient dans le grand hall. Daldry se présenta au guichet et donna son nom à la réceptionniste. La femme ajusta ses lunettes et fit glisser une longue règle en bois sur le registre qui se trouvait devant elle.

— M. et Mme Daldry, de Londres, dit-elle avec un accent autrichien fort prononcé, en tendant les billets à Ethan.

Une sonnerie retentit, annonçant le commencement du spectacle. Alice aurait voulu avoir le temps d’admirer les lieux, la splendeur du grand escalier, les lustres gigantesques, les dorures, mais Daldry ne lui en laissa pas l’occasion. Il la tirait sans cesse par le bras pour qu’ils restent cachés au milieu de la foule qui avançait vers le contrôleur des billets. Quand arriva leur tour, Daldry retint son souffle. Le contrôleur leur demanda d’aller déposer leurs manteaux au vestiaire, mais Daldry fit comme s’il ne comprenait pas. Derrière eux, les spectateurs s’impatientaient, le contrôleur leva les yeux au ciel, arracha les talons des billets et les laissa entrer. L’ouvreuse dévisagea Alice et, à son tour, la pria d’ôter son manteau. Il était interdit de le garder dans la salle. Alice rougit, Daldry s’offusqua, jouant de plus belle à celui qui ne comprenait pas un mot de ce qu’on lui disait, mais l’ouvreuse avait deviné son stratagème et lui demanda dans un anglais fort convenable de bien vouloir obtempérer. Le code vestimentaire était strict, et la tenue de soirée obligatoire.

— Puisque vous parlez notre langue, mademoiselle, nous pouvons peut-être nous arranger. Nous arrivons tout juste de l’aéroport et un stupide accident sur vos routes verglacées nous a empêchés de pouvoir nous changer.

— Madame, et non mademoiselle, répondit l’ouvreuse, et quelles que soient vos raisons, vous devez être impérativement en smoking et madame en robe longue.

— Mais quelle importance, puisque nous serons dans l’obscurité !

— Ce n’est pas moi qui fixe les règles ; en revanche, je suis tenue de les faire appliquer. J’ai d’autres personnes que vous à placer, monsieur, retournez au guichet où vos billets vous seront remboursés.

— Enfin, s’impatienta Daldry, chaque règle a son exception, votre règlement doit bien avoir la sienne ! Nous ne sommes là que pour un soir, je vous demande simplement de fermer les yeux.

L’ouvreuse fixait Daldry d’un air qui ne laissait aucun espoir.

Alice le supplia de ne pas faire d’esclandre.

— Venez, dit-elle, ce n’est pas grave, c’était une merveilleuse idée et j’ai été plus que surprise. Allons dîner, nous sommes épuisés, nous n’aurions peut-être pas tenu tout un opéra.

Daldry foudroya l’ouvreuse du regard, récupéra ses billets qu’il déchira devant elle et entraîna Alice vers le hall.

— Je suis furieux, dit-il en quittant l’Opéra, ce n’est pas d’un défilé de mode, mais de musique qu’il s’agit.

— C’est l’usage, il faut le respecter, répondit Alice pour l’apaiser.

— Eh bien, cet usage est grotesque, voilà tout, râla Daldry en sortant dans la rue.

— C’est drôle, dit Alice, quand vous vous mettez en colère, on voit votre visage d’enfant. Vous deviez avoir un sacré caractère.

— J’avais très bon caractère et j’étais un enfant facile !

— Je ne vous crois pas une seconde, répondit Alice en riant.

Ils partirent à la recherche d’un restaurant et, ce faisant, ils contournèrent l’Opéra.

— Cette idiote d’ouvreuse nous a fait rater Don Giovanni. Je ne décolère pas. L’agent de voyages s’était donné un mal fou pour nous obtenir ces places.

Alice avait remarqué une petite porte par laquelle venait de sortir un manutentionnaire. La porte ne s’était pas complètement refermée et le sourire d’Alice se fit espiègle.

— Vous seriez prêt à risquer une nuit au poste de police pour écouter votre Don Giovanni ?

— Je vous ai déjà dit que pour Mozart je serais prêt à tout.

— Alors suivez-moi. Avec un peu de chance, je vais peut-être vous surprendre à mon tour.

Alice poussa la porte de service entrouverte et enjoignit à Daldry de la suivre, sans faire de bruit. Ils traversèrent un long corridor qui baignait dans un clair-obscur rougeoyant.

— Où allons-nous ? chuchota Daldry.

— Je n’en ai aucune idée, répondit Alice à voix basse, mais je crois que nous sommes dans la bonne direction.

Alice se guidait au son des notes de musique qui se rapprochait. Elle montra à Daldry une échelle qui grimpait vers une autre coursive, bien plus haute encore.

— Et si nous nous faisons prendre ? demanda Daldry.

— Nous dirons que nous nous sommes perdus en cherchant les toilettes, maintenant grimpez et taisez-vous.

Alice s’engagea dans la seconde coursive, Daldry la suivait, pas à pas, et plus ils avançaient plus les chants d’opéra s’entendaient distinctement. Alice releva la tête, au-dessus d’elle se trouvait une passerelle, suspendue par des filins d’acier.

— Ce n’est pas dangereux ? demanda Daldry.

— Probablement, nous prenons de l’altitude, mais regardez en bas, c’est merveilleux, n’est-ce pas ?

Et en contrebas de la passerelle, Daldry découvrit soudain la scène.

De Don Giovanni, ils n’apercevaient que le chapeau et le costume, il leur était impossible de voir tout le décor, mais Alice et Daldry jouissaient d’une vue imprenable sur l’une des plus belles salles d’opéra du monde.

Alice s’assit, ses jambes se balançant dans le vide au rythme de la musique. Daldry s’installa à côté d’elle, ébloui par le spectacle qui se jouait sous leurs yeux.

Bien plus tard, lorsque Don Giovanni invita au bal Zerlina et Masetto, Daldry souffla à l’oreille d’Alice que le premier acte allait bientôt s’achever.

Alice se releva dans le plus grand silence.

— Il est préférable que nous nous esquivions avant l’entracte, suggéra-t-elle. Inutile que les machinistes nous surprennent quand tout sera illuminé.

Daldry partit à regret. Ils firent marche arrière le plus discrètement possible, croisèrent en chemin un éclairagiste qui ne leur prêta pas plus d’attention que cela, et ressortirent par l’entrée des artistes.

— Quelle soirée ! s’écria Daldry sur le trottoir. Je retournerais volontiers dire à notre ouvreuse que le premier acte était magnifique !

— Un sale gosse, un vrai sale gosse !

— J’ai faim ! s’exclama Daldry, cette escapade m’a mis en appétit.

Il repéra une taverne de l’autre côté du carrefour, mais s’aperçut soudain qu’Alice semblait épuisée.

— Que diriez-vous d’un dîner rapide à l’hôtel ? proposa-t-il.

Alice ne se fit pas prier.

Le repas achevé, les deux voyageurs se retirèrent dans leurs chambres respectives et, comme à Londres, ils se saluèrent sur le palier. Rendez-vous était pris pour le lendemain matin à neuf heures, dans le hall.

Alice s’installa au petit bureau devant la fenêtre de sa chambre. Elle trouva dans le tiroir un nécessaire à écriture, admira la qualité du papier et coucha les premiers mots d’une lettre qu’elle destinait à Carol. Elle lui raconta ses impressions de voyage, lui parla du sentiment étrange qu’elle avait ressenti alors qu’elle s’éloignait de l’Angleterre, lui décrivit son incroyable soirée à Vienne, puis elle replia la lettre et la jeta dans le feu qui crépitait dans la cheminée de sa chambre.


*


Alice et Daldry s’étaient retrouvés au matin comme prévu. Un taxi les conduisit vers l’aéroport de Vienne dont on apercevait les pistes au loin.

— Je vois notre avion, la météo est bonne, nous partirons certainement à l’heure, dit Daldry pour meubler le silence qui régnait depuis leur départ.

Alice demeurait silencieuse et ne dit mot jusqu’à ce qu’ils arrivent dans le terminal.

Aussitôt après le décollage, elle ferma les yeux et s’endormit. Une turbulence un peu forte fit glisser sa tête sur l’épaule de son voisin. Daldry était tétanisé. L’hôtesse s’approcha dans la coursive et Daldry renonça à son plateau-repas pour ne pas réveiller Alice. Plongée dans un profond sommeil, elle s’avachit sur lui et posa sa main sur son torse. Daldry crut l’entendre l’appeler, mais ce n’était pas son prénom qu’elle avait murmuré dans un sourire. Elle entrouvrit les lèvres, prononça d’autres mots inaudibles avant de s’effondrer presque entièrement sur lui. Il toussota, mais rien ne semblait pouvoir tirer Alice de ses rêves. Une heure avant l’atterrissage, elle rouvrit les yeux et Daldry ferma les siens, feignant de s’être également assoupi. Alice rougit en découvrant la position dans laquelle elle s’était retrouvée. Constatant que Daldry dormait, elle supplia le ciel pour qu’il ne se réveille pas, alors qu’elle tentait de se redresser en douceur.

Dès qu’elle eut repris place dans son fauteuil, Daldry bâilla longuement, s’étira, secouant son bras gauche, endolori, et s’enquit de l’heure.

— Je crois que nous allons bientôt arriver, dit Alice.

— Je n’ai pas vu passer le vol, mentit Daldry en se massant la main.

— Regardez ! s’écria Alice, le visage collé au hublot, il y a de l’eau à perte de vue.

— J’imagine que vous contemplez la mer Noire, moi, je ne vois que vos cheveux.

Alice recula pour partager avec Daldry la vue qui s’offrait à elle.

— Nous n’allons en effet pas tarder à nous poser, je ne serais pas contre l’idée de me dégourdir les bras.

Quelques instants plus tard, Alice et Daldry détachaient leurs ceintures. En descendant de l’avion, Alice pensa à ses amis de Londres. Elle était partie depuis deux jours et il lui semblait pourtant que des semaines s’étaient écoulées. Son appartement lui parut bien loin et elle ressentit un pincement au cœur en foulant le sol.

Daldry récupéra les bagages. Au contrôle des passeports, le douanier les interrogea sur le but de leur visite. Daldry se tourna vers Alice et répondit à l’officier qu’ils étaient venus à Istanbul retrouver le futur époux d’Alice.

— Votre fiancé est turc ? demanda le douanier en regardant à nouveau le passeport d’Alice.

— Pour tout vous dire, nous n’en savons encore rien. Il se peut qu’il le soit, la seule chose dont nous soyons certains, c’est qu’il vit en Turquie.

Le douanier était dubitatif.

— Vous venez en Turquie pour vous marier avec un homme que vous ne connaissez pas ? demanda-t-il.

Et, avant qu’Alice puisse répondre, Daldry confirma qu’il s’agissait exactement de cela.

— Vous n’avez pas de bons maris en Angleterre ? reprit l’officier.

— Si, probablement, répliqua Daldry, mais pas celui qui conviendra à mademoiselle.

— Et vous, monsieur, vous êtes aussi venu chercher une femme dans notre pays ?

— Grand Dieu non, je ne suis que l’accompagnateur.

— Restez ici, dit le douanier que les propos de Daldry avaient rendu perplexe.

L’homme s’éloigna vers un bureau vitré et Alice et Daldry le virent en pleine conversation avec son supérieur.

— Vous aviez besoin de raconter ce genre d’idioties à un douanier ? s’emporta Alice.

— Que vouliez-vous que je lui dise, c’est bien là le but de notre voyage que je sache, j’ai horreur de mentir aux autorités.

— Cela n’avait pas l’air de vous gêner à la préfecture.

— Ah oui, mais c’était chez nous, ici nous sommes en terre étrangère et il convient de se conduire en parfait gentleman.

— Vos gamineries finiront par nous attirer des ennuis, Daldry.

— Mais non, vous verrez, dire la vérité est toujours payant.

Alice vit le supérieur hausser les épaules et rendre les passeports au douanier, qui revint vers eux.

— Tout est en règle, approuva ce dernier, aucune loi n’interdit de venir se marier en Turquie. Je vous souhaite un agréable séjour chez nous et vous adresse tous nos vœux de bonheur, mademoiselle. Que Dieu fasse que vous épousiez un honnête homme.

Alice le remercia d’un sourire pincé et récupéra son passeport tamponné.

— Alors, qui avait raison ? fanfaronna Daldry en sortant de l’aéroport.

— Vous auriez pu vous contenter de lui dire que nous venions en vacances.

— Avec des noms différents sur nos passeports, cela aurait été tout à fait inconvenant.

— Vous êtes exaspérant, Daldry, dit Alice en grimpant dans le taxi.

— À votre avis, à quoi ressemble-t-il ? demanda Daldry en s’asseyant sur la banquette à côté d’Alice.

— Qui cela ?

— Cet homme mystérieux qui nous a finalement attirés jusqu’ici.

— Ne soyez pas idiot, c’est un nouveau parfum que je suis venue chercher… et je l’imagine coloré, sensuel et en même temps léger.

— Pour la couleur, je ne suis pas inquiet, difficile d’être aussi pâle que nous autres, pauvres Anglais ; en ce qui concerne la légèreté… si vous faisiez allusion à mon humour, je crains d’être sans rival ; pour la sensualité, je vous laisserai seule juge ! Bon, j’arrête de vous taquiner, je vois que vous n’êtes pas d’humeur.

— Je suis de très bonne humeur, mais si j’avais pu éviter de passer pour une vulgaire aventurière devant ce douanier, je m’en serais tout aussi bien portée.

— Eh bien, dites-vous que je l’ai distrait de cette photo d’identité qui semblait tant vous préoccuper à Londres.

Alice donna un coup de coude dans le bras de Daldry et se retourna vers la vitre.

— Redites-moi que j’ai mauvais caractère ! Vous aussi, enfant, ça ne devait pas être de la tarte tous les jours.

— Peut-être, mais moi au moins j’ai l’honnêteté de le reconnaître.

La traversée des faubourgs d’Istanbul mit un terme à leur dispute. Daldry et Alice approchaient de la Corne d’Or. Ruelles étroites, maisons aux façades bigarrées étagées en amphithéâtre, tramways et taxis bataillant sur les grandes artères, la ville grouillait de vie et captait toute leur attention.

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