À dix heures du matin, on frappa à la porte d’Alice. Malgré ses cris pour avertir qu’elle était sous la douche, on insistait. Alice enfila un peignoir et vit dans le miroir de la porte de la salle de bains la silhouette d’une gouvernante d’étage qui s’en allait. Elle trouva sur son lit une housse à vêtements, une boîte à chaussures et un carton à chapeau. Intriguée, elle découvrit dans la housse une robe du soir, une paire d’escarpins dans la boîte à chaussures et dans le carton rond un ravissant chapeau en feutre ainsi qu’un petit mot manuscrit de la main de Daldry :
À ce soir, je vous attends dans le hall à dix-huit heures.
Émerveillée, Alice fit glisser le peignoir à ses pieds et ne résista pas plus longtemps à l’envie d’une séance d’essayage improvisée.
La robe dessinait parfaitement la taille et s’évasait ensuite en une longue et ample jupe. Depuis la guerre, Alice n’avait pas vu autant de tissu pour former un seul vêtement. Tournoyant sur elle-même, elle avait l’impression de chasser ces années où l’on avait manqué de tout. Oubliés, les jupes raides et les vestons étriqués. La robe qu’elle portait découvrait ses épaules, lui affinait la taille, arrondissait ses hanches, et la longueur retrouvée sublimait le mystère de la jambe.
Elle s’assit sur le lit pour enfiler les escarpins et se sentit immense, ainsi perchée sur des talons. Elle enfila la veste courte, ajusta le chapeau et ouvrit la porte de l’armoire pour se regarder dans le miroir. Elle n’en crut pas ses yeux.
Elle suspendait soigneusement ses affaires en attendant la soirée, quand elle reçut un appel du concierge. Un groom l’attendait pour l’accompagner au salon de coiffure qui se trouvait un peu plus bas sur l’avenue.
— Vous devez vous tromper de chambre, dit-elle, je n’ai pris aucun rendez-vous.
— Mademoiselle Pendelbury, je vous confirme que vous êtes attendue chez Guido dans vingt minutes. Lorsque vous serez coiffée, le salon nous appellera et nous reviendrons vous chercher. Je vous souhaite une excellente journée, mademoiselle.
Le concierge avait raccroché, contrairement à Alice, qui regardait le combiné comme s’il s’était agi d’une lampe d’Aladin d’où aurait surgi un génie malicieux.
*
Shampouinée et manucurée, elle passa sous les ciseaux de Guido, dont le véritable prénom était Onur. Le coiffeur avait fait ses classes à Rome et en était revenu transformé. Maître Guido expliqua à Alice avoir reçu en fin de matinée la visite d’un homme qui lui avait donné des instructions très strictes : un chignon impeccable, qui devait « se tenir altier sous un chapeau ».
La séance dura une heure. Le groom revint chercher Alice dès qu’elle fut prête et la raccompagna à l’hôtel. Lorsqu’elle entra dans le hall, le concierge l’informa qu’on l’attendait au bar. Elle y trouva Daldry, buvant une limonade et lisant un journal.
— Ravissante, dit-il en se levant.
— Je ne sais que vous dire, depuis ce matin j’ai l’impression d’être une princesse de conte de fées.
— Ça tombe bien, nous avons besoin que vous en soyez une ce soir. Nous avons un ambassadeur à séduire et ne comptez pas sur moi pour cela.
— Je ne sais pas comment vous avez fait, mais tout me va à merveille.
— Je sais que je n’en ai pas l’air, mais je suis peintre. Que voulez-vous, le sens des proportions entre dans ma sphère d’excellence.
— Ce que vous avez choisi est magnifique, je n’ai jamais porté une robe aussi belle. J’y ferai très attention, vous pourrez la rendre sans le moindre défaut. Vous l’avez bien louée, n’est-ce pas ?
— Saviez-vous que cette nouvelle mode porte un nom ? New Look, et c’est un couturier français qui l’a lancée ! Pour ce qui est de l’art de la guerre, nos voisins n’ont jamais été très au point, mais je dois leur reconnaître un génie inégalable en matière de créations vestimentaires et culinaires.
— J’espère que cela vous plaira quand vous me verrez ce soir en New Look.
— Je n’en doute pas une seconde. Cette coiffure est vraiment une très bonne idée, elle met votre nuque en valeur et je la trouve charmante.
— La coiffure ou la nuque ?
Daldry tendit la carte des mises en bouche à Alice.
— Vous devriez manger quelque chose, il faudra se battre au sabre ce soir pour approcher d’un buffet et vous ne serez pas en tenue de combat.
Alice commanda un thé et des pâtisseries. Elle se retira un peu plus tard pour aller se préparer.
De retour dans sa chambre, elle ouvrit la porte de l’armoire, s’allongea sur son lit et admira sa tenue.
Une pluie diluvienne s’abattait sur les toits d’Istanbul. Alice s’approcha de la fenêtre. On entendait au loin les sirènes des vapeurs. Le Bosphore s’effaçait derrière un voile de grisaille. Alice regarda la rue en contrebas, les citadins se précipitaient vers les abris des tramways, certains se protégeaient sous les corniches des immeubles, les parapluies s’entrechoquaient sur les trottoirs. Alice savait qu’elle appartenait à cette vie qui s’agitait sous ses fenêtres, mais à cet instant, derrière les murs épais d’un hôtel luxueux du quartier de Beyoğlu, avec une si belle tenue qui l’attendait, elle se sentait transportée dans un autre monde, un monde privilégié qu’elle côtoierait ce soir, un monde dont elle ignorait les usages et cela ne fit que redoubler son impatience.
*
Elle avait appelé la gouvernante d’étage pour l’aider à fermer sa robe. Son chapeau bien en place, elle quitta sa chambre. Daldry la découvrit dans l’ascenseur qui descendait vers le hall, plus renversante encore qu’il ne l’avait imaginé. Il l’accueillit en lui offrant son bras.
— D’ordinaire, j’ai une sainte horreur des mondanités, mais je vais faire une entorse à la règle, vous êtes…
— Très New Look, dit Alice.
— C’est une façon de voir les choses. Une voiture nous attend, nous avons de la chance, la pluie s’est arrêtée.
Le taxi rejoignit le consulat en moins de deux minutes, la grille d’entrée se trouvait à cinquante mètres de l’hôtel, il suffisait presque de traverser l’avenue pour s’y rendre.
— Je sais, c’est ridicule, mais nous n’allions pas arriver à pied, question de standing, expliqua Daldry.
Il contourna le véhicule pour ouvrir la portière d’Alice ; un majordome en uniforme l’aidait déjà à descendre.
Ils gravirent lentement les marches du perron, Alice craignait de trébucher sur ses hauts talons. Daldry remit le carton d’invitation à l’huissier, déposa son manteau au vestiaire et fit entrer Alice dans la grande salle de réception.
Les hommes se retournèrent, certains s’interrompirent même dans leur conversation. Les femmes scrutaient Alice de la tête aux pieds. Coiffure, veste, robe et chaussures, elle était la modernité incarnée. L’épouse de l’ambassadeur arrêta son regard sur elle et lui fit un sourire amical. Daldry alla à sa rencontre.
Il s’inclina devant l’ambassadrice pour lui baiser la main et présenta Alice, selon les règles protocolaires.
L’ambassadrice s’enquit des raisons conduisant un si joli couple aussi loin de l’Angleterre.
— Les parfums, Votre Excellence, répondit Daldry. Alice est l’un des nez les plus doués du royaume, certaines de ses créations se trouvent déjà dans les meilleures parfumeries de Kensington.
— Quelle chance ! répondit l’ambassadrice. Lorsque nous rentrerons à Londres, je ne manquerai pas de m’en procurer.
Et Daldry s’obligea aussitôt à lui en faire livrer quelques flacons.
— Vous êtes résolument avant-gardiste, ma chère, s’exclama l’ambassadrice, une femme qui innove dans les parfums, c’est très courageux, le monde des affaires est tellement masculin. Si vous restez suffisamment longtemps en Turquie, il vous faudra me rendre visite à Ankara, je m’y ennuie à mourir, chuchota-t-elle, rougissant de sa confidence. J’aurais aimé vous présenter à mon mari ; hélas, je le vois en pleine discussion et je crains que cela ne se poursuive toute la soirée. Je dois vous abandonner, j’ai été enchantée de faire votre connaissance.
L’ambassadrice rejoignit d’autres convives. L’entretien accordé à Alice n’avait échappé à personne. Tous les regards étaient tournés vers elle, et elle s’en sentait gênée.
— Je ne peux pas être idiot à ce point-là, ne me dites pas que j’ai laissé passer une occasion pareille ! dit Daldry.
Alice ne quittait pas des yeux l’ambassadrice, conversant au milieu d’un petit groupe d’invités. Elle abandonna le bras de Daldry et traversa la salle, en faisant de son mieux pour adopter une démarche assurée en dépit de ses hauts talons.
Elle se joignit au cercle qui s’était formé autour de l’ambassadrice et prit la parole.
— Je suis désolée, madame, je devine manquer à tous les égards dus à votre personne en prenant la liberté de vous parler aussi directement, mais il faut que vous m’accordiez un entretien, cela ne vous prendra que quelques instants.
Daldry regardait la scène, ébahi.
— Elle est épatante, n’est-ce pas ? chuchota Can.
Daldry sursauta.
— Vous m’avez fait peur, je ne vous avais pas entendu arriver.
— Je sais, je l’ai fait exprès. Alors, vous êtes satisfait de votre bon guide ? La réception est d’une grande exception, vous ne trouvez pas ?
— Je m’ennuie à mourir dans ce genre de soirée.
— C’est parce que vous ne vous intéressez pas aux autres, répondit Can.
— Vous savez que je vous ai engagé comme guide touristique, et non comme guide spirituel ?
— Je pensais que c’était un privilège d’avoir de l’esprit dans la vie.
— Vous me fatiguez, Can, j’ai promis à Alice de ne pas toucher à une goutte d’alcool et cela me met de fort mauvaise humeur, alors soyez gentil de ne pas pousser le bouchon trop loin.
— Vous non plus, si vous voulez tenir votre promesse.
Can s’éclipsa aussi discrètement qu’il était apparu.
Daldry s’approcha du buffet, suffisamment près d’Alice et de l’ambassadrice pour épier leur conversation.
— Je suis sincèrement désolée que la guerre vous ait enlevé vos deux parents, et je comprends que vous ressentiez le besoin de remonter la trace de leur passé. J’appellerai le service consulaire dès demain et demanderai que l’on fasse cette recherche pour vous. Vous pensez qu’ils se seraient rendus à Istanbul en quelle année exactement ?
— Je n’en sais rien, madame, certainement avant ma naissance, car mes parents n’avaient personne à qui me confier, à part ma tante peut-être, mais elle m’en aurait parlé. Ils se sont connus deux ans avant que je vienne au monde, j’imagine qu’ils auraient pu faire un voyage en amoureux, entre 1909 et 1910, après cela maman n’aurait plus été en condition de voyager, puisqu’elle me portait.
— Ces recherches ne devraient pas être très compliquées à effectuer, à condition que la chute d’un empire et deux guerres n’aient pas fait disparaître les archives qui vous intéressent. Mais comme ma mère, qui n’est hélas plus de ce monde, me disait toujours : « Le non, vous l’avez déjà ma fille, risquez le oui. » Soyons efficaces, allons déranger notre consul, je vais vous recommander à lui et en échange vous me donnerez le nom de votre couturier.
— D’après l’étiquette sur la doublure de ma robe, il s’agit d’un certain Christian Dior, madame.
L’ambassadrice se jura de retenir ce nom, elle prit Alice par la main, la présenta au consul, auquel elle fit part d’une requête qui lui tenait à cœur puisqu’elle concernait sa nouvelle amie. Le consul promit de recevoir Alice dès le lendemain en fin de journée.
— Bien, dit l’ambassadrice, maintenant que votre affaire est entre de bonnes mains, m’autorisez-vous à retourner à mes obligations ?
Alice fit une révérence et se retira.
*
— Alors ? demanda Daldry, s’approchant d’Alice.
— Nous avons rendez-vous avec le consul, demain à l’heure du thé.
— C’est à désespérer, vous réussissez partout où j’échoue. Enfin, j’imagine que seul le résultat compte. Vous êtes heureuse, j’espère ?
— Oui, et je ne sais toujours pas comment vous remercier de tout ce que vous faites pour moi.
— Vous pourriez commencer par lever ma punition et m’autoriser un tout petit verre ? Rien qu’un, je vous le promets.
— Un seul, j’ai votre parole ?
— De gentleman, répondit Daldry qui s’enfuyait déjà vers le bar.
Il revint avec une coupe de champagne qu’il offrit à Alice et un verre débordant de whiskey.
— Vous appelez cela un verre ? demanda Alice.
— En voyez-vous un deuxième ? répondit Daldry, en flagrant délit d’hypocrisie.
L’orchestre se mit à jouer une valse, les yeux d’Alice pétillèrent. Elle posa son verre sur le plateau d’un majordome et regarda Daldry.
— M’accorderez-vous une danse ? Avec la robe que je porte, vous ne pouvez pas me le refuser.
— C’est que…, balbutia Daldry en contemplant son verre.
— Le whiskey ou Sissi, il faut choisir.
Daldry abandonna son verre à regret, prit la main d’Alice et l’entraîna sur la piste de danse.
— Vous dansez bien, dit-elle.
— C’est ma mère qui m’a appris la valse, elle adorait ça ; mon père avait horreur de la musique, alors danser…
— Eh bien, votre mère a été un formidable professeur.
— C’est le premier compliment que je reçois de votre part.
— Si vous en voulez un deuxième, le smoking vous va à merveille.
— C’est drôle, la dernière fois que je portais un smoking, je me trouvais dans une soirée à Londres, très ennuyeuse d’ailleurs, où j’ai croisé une ancienne amie que je fréquentais assidûment quelques années auparavant. En me voyant, elle s’est exclamée que le smoking m’allait à ravir et qu’elle avait failli ne pas me reconnaître. J’en ai déduit que ce que je portais d’ordinaire ne devait pas vraiment me mettre en valeur.
— Vous avez déjà eu quelqu’un dans votre vie, Daldry, je veux dire, quelqu’un qui ait beaucoup compté ?
— Oui, mais j’aimerais mieux ne pas en parler.
— Pourquoi ? Nous sommes amis, vous pouvez bien me faire une confidence.
— Nous sommes de jeunes amis, et il est encore un peu tôt pour vous faire ce genre de confidence. D’autant que, là, ce ne serait pas vraiment à mon avantage.
— Alors c’est elle qui vous a quitté ! Vous en avez beaucoup souffert ?
— Je ne sais pas, peut-être, oui, je crois.
— Et vous pensez encore à elle ?
— Cela m’arrive.
— Pourquoi n’êtes-vous plus ensemble ?
— Parce que nous ne l’avons jamais vraiment été, et puis c’est une longue histoire et il me semblait vous avoir dit que je ne voulais pas en parler.
— Je n’ai rien entendu de tel, dit Alice en accélérant son pas de danse.
— Parce que vous ne m’écoutez jamais et, si nous continuons à tourner à cette allure, je vais finir par vous marcher sur les pieds.
— Je n’ai jamais dansé dans une robe aussi belle, au milieu d’une salle aussi grande, et encore moins devant un orchestre aussi majestueux. Je vous en supplie, tournons aussi vite que possible.
Daldry sourit et entraîna Alice.
— Vous êtes une drôle de femme, Alice.
— Et vous, Daldry, vous êtes un drôle de bonhomme. Vous savez, hier, en me promenant seule pendant que vous dessoûliez, je suis tombée sur un petit carrefour qui vous rendrait fou. En le traversant, je vous ai aussitôt imaginé en train de le peindre. Il y avait une carriole tractée par deux chevaux magnifiques, des tramways qui se croisaient, une dizaine de taxis, une vieille voiture américaine, l’une de celles qui datent d’avant-guerre, des piétons partout, et même une charrette qu’un homme poussait, vous auriez été aux anges.
— Vous avez pensé à moi en traversant un carrefour ? C’est délicieux de songer à ce qu’un croisement de routes vous inspire.
La valse s’arrêta, les convives applaudirent musiciens et danseurs. Daldry se dirigea vers le bar.
— Ne me regardez pas comme ça, l’autre verre ne comptait pas, j’ai eu à peine le temps d’y tremper les lèvres. Bon, d’accord, une promesse est une promesse. Vous êtes impossible.
— J’ai une idée, dit Alice.
— Je crains le pire.
— Si nous partions ?
— Ça, je n’ai rien contre, mais pour aller où ?
— Marcher, nous promener en ville.
— Dans ces tenues ?
— Justement, oui.
— Vous êtes encore plus folle que je ne le pensais, mais si cela vous fait plaisir, après tout, pourquoi pas ?
Daldry récupéra leurs manteaux au vestiaire. Alice l’attendait en haut du perron.
— Vous voulez que je vous emmène voir ce fameux carrefour ? proposa Alice.
— De nuit, je suis certain qu’il n’aura pas le même attrait ; gardons-nous ce plaisir pour un moment où il fera jour. Marchons plutôt jusqu’au funiculaire et descendons vers le Bosphore du côté de Karaköy.
— J’ignorais que vous connaissiez si bien la ville.
— Moi aussi, mais avec le temps que j’ai passé dans ma chambre ces deux derniers jours, j’ai parcouru tant de fois le guide touristique qui se trouvait sur ma table de nuit que j’ai fini par le connaître presque par cœur.
Ils descendirent les ruelles de Beyoğlu jusqu’à la station du funiculaire qui reliait le quartier à Karaköy. En arrivant sur la petite place du Tünel, Alice soupira et s’assit sur un parapet de pierre.
— Oublions la balade le long du Bosphore et allons nous installer dans le premier café venu, je lève la punition, vous pourrez boire ce que vous voulez. J’en vois un, encore un peu loin à mon goût, mais c’est probablement le plus proche.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Il est à cinquante mètres. Et puis je trouvais ça plutôt amusant de prendre ce funiculaire, c’est un des plus vieux du monde. Attendez une petite minute, vous ai-je entendue dire que vous leviez la punition ? D’où vient cette soudaine générosité ? Vos chaussures vous font souffrir le martyre, c’est ça ?
— Arpenter ces rues pavées en hauts talons est un exercice digne d’une torture chinoise.
— Prenez appui sur mon épaule. Tout à l’heure, nous rentrerons en taxi.
L’atmosphère dans la salle du petit café contrastait radicalement avec celle de l’immense salon de réception du consulat. Ici, on jouait aux cartes, on riait et chantait, trinquait à l’amitié, à la santé d’un proche, à la journée passée, à la promesse d’un lendemain où les affaires seraient plus profitables, on trinquait à l’hiver, particulièrement doux cette année, au Bosphore qui faisait battre le cœur de la ville depuis des siècles, on râlait contre les vapeurs qui restaient trop longtemps à quai, contre le coût de la vie qui ne cessait d’augmenter, contre les chiens errants qui envahissaient les faubourgs, contre la municipalité parce qu’un konak avait encore brûlé et que le patrimoine partait en fumée à cause de promoteurs sans vergogne ; puis on trinquait à nouveau, à la fraternité, au grand bazar que les touristes revenaient fréquenter.
Les hommes attablés abandonnèrent quelques instants leurs parties de cartes en voyant entrer deux étrangers en tenue de soirée. Daldry s’en moquait éperdument, il choisit une table bien en vue et commanda deux rakis.
— Tout le monde nous regarde, chuchota Alice.
— Tout le monde vous regarde, ma chère, faites comme si de rien n’était et buvez.
— Vous croyez que mes parents se sont promenés dans ces ruelles ?
— Qui sait ? C’est fort possible, nous le saurons peut-être demain.
— J’aime les imaginer ici tous les deux, visitant cette ville, j’aime l’idée de marcher dans leurs pas. Peut-être qu’eux aussi se sont émerveillés en admirant le panorama depuis les hauteurs de Beyoğlu, peut-être ont-ils foulé les pavés des ruelles autour des anciennes vignes de Pera, longé le Bosphore main dans la main… Je sais, c’est idiot, mais ils me manquent.
— Cela n’a rien d’idiot. Je vais vous faire une confidence : de ne plus pouvoir blâmer mon père de tous les désordres de ma vie me manque aussi terriblement. Je n’ai jamais osé vous poser la question, mais comment… ?
— Comment ils sont morts ? C’était un vendredi soir, en septembre 1941, le 5 exactement. Comme tous les vendredis, j’étais descendue dîner avec eux. À l’époque je vivais dans un studio au-dessus de leur appartement. Je discutais avec mon père dans le salon, ma mère se reposait dans sa chambre, elle était souffrante, un mauvais rhume. Les sirènes se sont mises à hurler. Papa m’a ordonné de me rendre aux abris, il allait aider maman à s’habiller et m’a promis qu’ils me rejoindraient aussitôt. Je voulais rester pour l’aider, mais il m’a suppliée de partir, j’avais pour mission de trouver une place dans l’abri où installer confortablement maman si l’alerte devait se prolonger. J’ai obéi. La première bombe a éclaté alors que je traversais la rue, si proche que son souffle m’a projetée à terre. Lorsque j’ai recouvré mes esprits et me suis retournée, notre immeuble était en flammes. Après le dîner, j’avais eu envie d’aller embrasser ma mère dans sa chambre, mais je ne l’ai pas fait de peur de la réveiller. Je ne l’ai jamais revue. Je n’ai jamais pu leur dire au revoir. Je n’ai même pas pu les enterrer. Quand les pompiers ont éteint l’incendie, j’ai parcouru les ruines. Il ne restait plus rien, pas le moindre souvenir de la vie que nous avions vécue, rien de mon enfance. Je suis partie vivre chez ma tante sur l’île de Wight et j’y suis restée jusqu’à la fin de la guerre. Il m’a fallu du temps avant de pouvoir revenir à Londres. Presque deux ans. Je vivais en ermite sur mon île, j’en connais chaque crique, chaque plage, chaque colline. Et puis ma tante a fini par me secouer. Elle m’a forcée à rendre visite à mes amis. Je n’avais plus qu’eux au monde. Nous avons gagné la guerre, un nouvel immeuble a été construit, les traces du drame ont été effacées, comme l’existence de mes parents et celle de tant d’autres. Ceux qui habitent là maintenant ne peuvent pas savoir, la vie a repris ses droits.
— Je suis sincèrement désolé, murmura Daldry.
— Et vous, que faisiez-vous pendant la guerre ?
— Je travaillais dans un service de l’intendance des armées. Je n’étais pas apte à aller au front, à cause d’une méchante tuberculose qui a laissé des traces dans mes poumons. J’étais furieux, je suspectais même mon père d’avoir usé de son influence auprès des médecins militaires pour me faire réformer. Je m’étais battu corps et âme pour être incorporé et j’ai finalement réussi à atterrir dans un service de renseignements, à la mi-44.
— Alors vous avez quand même participé, dit Alice.
— Dans des bureaux, rien de très glorieux. Mais nous devrions changer de conversation, je ne veux pas gâcher cette soirée ; c’est ma faute, je n’aurais pas dû être indiscret.
— C’est moi qui ai commencé à poser des questions indiscrètes. D’accord, parlons de choses plus gaies. Comment s’appelait-elle ?
— Qui ça ?
— Celle qui vous a quitté et qui vous fait souffrir.
— Vous avez un sens très particulier de ce qui est gai !
— Pourquoi tant de mystère ? Elle était beaucoup plus jeune que vous ? Allez, dites-le-moi, blonde, rousse ou brune ?
— Verte, elle était toute verte avec de gros yeux globuleux, des pieds immenses et très poilus. C’est pour cela que je n’arrive pas à l’oublier. Bon, si vous me posez encore une question sur elle, je m’offre un autre verre de raki.
— Commandez-en deux, je trinquerai avec vous !
*
Le café fermait, l’heure avait plus que tourné et aucun taxi ou dolmuş ne passait dans les ruelles proches de la place du Tünel.
— Laissez-moi réfléchir, il doit y avoir une solution, dit Daldry alors que la vitrine s’éteignait derrière eux.
— Je pourrais rentrer en marchant sur les mains, mais cela risquerait d’abîmer ma robe, suggéra Alice en essayant de faire la roue.
Daldry la rattrapa de justesse avant qu’elle tombe.
— Mais vous êtes complètement soûle, ma parole.
— N’exagérons rien, un peu pompette je veux bien, mais soûle, tout de suite les grands mots.
— Vous vous entendez ? Ce n’est même plus votre voix, on dirait une marchande de quatre saisons.
— Eh bien, c’est un très beau métier de vendre des saisons, deux concombres, une tomate et un printemps, zou ! Je vous pèse tout ça mon bon monsieur et je vous le fais au prix des halles plus dix pour cent. Ça me paiera à peine le transport, mais vous avez une bonne tête et puis je voudrais fermer, dit Alice avec un accent populaire si appuyé que l’on aurait presque cru entendre du cockney.
— De mieux en mieux. Elle est ivre morte !
— Elle n’est pas du tout ivre et avec ce que vous vous êtes collé dans le nez depuis qu’on est ici, vous êtes mal placé pour me faire la leçon, hein ? Où êtes-vous ?
— Juste à côté de vous… De l’autre côté !
Alice pivota sur sa gauche.
— Ah, le revoilà. On va se promener le long du fleuve ? dit-elle en s’appuyant à un lampadaire.
— J’en doute, le Bosphore est un détroit et non un fleuve.
— Tant mieux, j’ai mal aux pieds. Quelle heure est-il ?
— Nous avons dû passer minuit et ce soir, exceptionnellement, ce n’est pas le carrosse, mais la princesse qui se transforme en citrouille.
— Je n’ai pas du tout envie de rentrer, je voudrais retourner danser au consulat… Qu’est-ce que vous avez dit avec la citrouille ?
— Rien ! Bon, aux grands maux les grands remèdes.
— Qu’est-ce que vous faites ? hurla Alice alors que Daldry la soulevait pour la porter sur son épaule.
— Je vous raccompagne à l’hôtel.
— Vous allez me convoyer à la portière dans une enveloppe ?
— Si vous voulez, répondit Daldry en levant les yeux au ciel.
— Mais je ne veux pas que vous me laissiez auprès du concierge, hein, promis ?
— Bien sûr, et maintenant on se tait jusqu’à l’arrivée.
— Il y a un cheveu blond sur le dos de votre smoking, je me demande comment il est arrivé là. Et puis je crois que mon chapeau vient de tomber, marmonna Alice avant de sombrer.
Daldry se retourna et vit le feutre rouler vers le bas de la ruelle avant d’achever sa course dans le caniveau.
— Je crains que nous devions en acheter un autre, grommela-t-il.
Il remonta la rue en pente, le souffle d’Alice lui chatouillait terriblement l’oreille, mais il ne pouvait rien y faire.