1.


Londres, vendredi 22 décembre 1950


L’averse tambourinait sur la verrière qui surplombait le lit. Une lourde pluie d’hiver. Il en faudrait bien d’autres pour finir de laver la ville des salissures de la guerre. La paix n’avait que cinq ans et la plupart des quartiers portaient encore les stigmates des bombardements. La vie reprenait son cours, on se rationnait, moins que l’année précédente, mais suffisamment pour se souvenir des jours où l’on avait pu manger à satiété, consommer de la viande autrement qu’en conserve.

Alice passait la soirée chez elle, en compagnie de sa bande d’amis. Sam, libraire chez Harrington & Sons et excellent contrebassiste, Anton, menuisier et trompettiste hors pair, Carol, infirmière récemment démobilisée et aussitôt engagée à l’hôpital de Chelsea, et Eddy qui gagnait sa vie un jour sur deux, en chantant au pied des escaliers de la gare Victoria ou dans les pubs quand cela lui était permis.

C’est lui qui suggéra, pendant la soirée, d’aller faire une virée le lendemain à Brighton pour célébrer la venue de Noël. Les attractions qui s’étendaient le long de la grande jetée avaient rouvert et, un samedi, la fête foraine battrait son plein.

Chacun avait compté la monnaie au fond de ses poches. Eddy avait récolté un peu d’argent dans un bar de Notting Hill, Anton avait reçu de son patron une petite prime de fin d’année, Carol n’avait pas un sou, mais elle n’en avait jamais et ses vieux copains étaient habitués à toujours tout payer pour elle, Sam avait vendu à une cliente américaine une édition originale de La Traversée des apparences et une seconde édition de Mrs Dalloway, de quoi toucher en un jour le salaire d’une semaine. Quant à Alice, elle disposait de quelques économies, elle méritait bien de les dépenser, elle avait travaillé toute l’année comme une forcenée et, de toute façon, elle aurait trouvé n’importe quelle excuse pour passer un samedi en compagnie de ses amis.

Le vin qu’Anton avait apporté avait un goût de bouchon et un arrière-goût de vinaigre, mais tous en avaient bu suffisamment pour chanter en chœur, un peu plus fort de chanson en chanson, jusqu’à ce que le voisin de palier, M. Daldry, vienne frapper à la porte.

Sam, le seul qui eut le courage d’aller ouvrir, promit que le bruit cesserait sur-le-champ, il était d’ailleurs temps que chacun rentre chez soi. M. Daldry avait accepté ses excuses, non sans avoir déclaré d’un ton un peu hautain qu’il cherchait le sommeil et apprécierait que son voisinage ne rende pas la chose impossible. La maison victorienne qu’ils partageaient n’avait pas vocation à se transformer en club de jazz, entendre leurs conversations à travers les murs était déjà suffisamment désagréable. Puis il était retourné dans son appartement, juste en face.

Les amis d’Alice avaient passé manteaux, écharpes et bonnets, et l’on s’était donné rendez-vous le lendemain matin à dix heures à Victoria Station, sur le quai du train de Brighton.

Une fois seule, Alice remit un peu d’ordre dans la grande pièce qui, selon le moment de la journée, servait d’atelier, de salle à manger, de salon ou de chambre à coucher.

Elle transformait son canapé en lit, quand elle se redressa brusquement pour regarder la porte d’entrée. Comment son voisin avait-il eu le toupet de venir interrompre une si belle soirée et de quel droit avait-il fait ainsi intrusion chez elle ?

Elle attrapa le châle qui pendait au porte-manteau, se regarda dans le petit miroir de l’entrée, reposa le châle qui la vieillissait, et alla d’un pas décidé frapper à son tour chez M. Daldry. Mains sur les hanches, elle attendit qu’il lui ouvre.

— Dites-moi qu’il y a le feu et que votre hystérie soudaine n’a d’autre raison que de me sauver des flammes, soupira ce dernier d’un air pincé.

— D’abord, onze heures du soir une veille de week-end n’est pas une heure indue, et puis je supporte vos gammes assez souvent pour que vous tolériez un peu de bruit pour une fois que je reçois !

— Vous recevez vos bruyants camarades tous les vendredis, et vous avez pour regrettable coutume de forcer systématiquement sur la bouteille, ce qui n’est pas sans effet sur mon sommeil. Et, pour votre gouverne, je ne possède pas de piano, les gammes dont vous vous plaignez doivent être l’œuvre d’un autre voisin, peut-être la dame du dessous. Je suis peintre, mademoiselle, et non musicien, la peinture, elle, ne fait pas de bruit. Que cette vieille maison était calme quand j’en étais le seul occupant !

— Vous peignez ? Que peignez-vous exactement, monsieur Daldry ? demanda Alice.

— Des paysages urbains.

— C’est drôle, je ne vous voyais pas peintre, je vous imaginais…

— Vous imaginiez quoi, mademoiselle Pendelbury ?

— Je m’appelle Alice, vous devriez connaître mon prénom puisque aucune de mes conversations ne vous échappe.

— Je n’y suis pour rien si les murs qui nous séparent ne sont pas épais. Maintenant que nous sommes officiellement présentés, puis-je retourner me coucher ou souhaitez-vous poursuivre cette conversation sur le palier ?

Alice regarda son voisin quelques instants.

— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ? demanda-t-elle.

— Je vous demande pardon ?

— Pourquoi campez-vous ce personnage distant et hostile ? Entre voisins, nous pourrions faire un petit effort afin de nous entendre, ou au moins faire semblant.

— Je vivais ici bien avant vous, mademoiselle Pendelbury, mais depuis que vous vous êtes installée dans cet appartement, que j’espérais récupérer, ma vie est pour le moins perturbée et ma tranquillité n’est plus qu’un lointain souvenir. Combien de fois êtes-vous venue frapper à ma porte parce qu’il vous manquait du sel, de la farine ou un peu de margarine, quand vous cuisiniez pour vos si charmants amis, ou une bougie, lorsque le courant est coupé ? Vous êtes-vous jamais demandé si vos fréquentes intrusions venaient troubler mon intimité ?

— Vous vouliez occuper mon appartement ?

— Je voulais en faire mon atelier. Vous êtes la seule dans cette maison à bénéficier d’une verrière. Hélas, vos charmes ont eu les faveurs de notre propriétaire, alors je me contente de la pâle lumière qui traverse mes modestes fenêtres.

— Je n’ai jamais rencontré notre propriétaire, j’ai loué cet appartement par l’intermédiaire d’une agence.

— Pouvons-nous en rester là pour ce soir ?

— C’est pour cela que vous me battez froid depuis que je vis ici, monsieur Daldry ? Parce que j’ai obtenu l’atelier que vous désiriez ?

— Mademoiselle Pendelbury, ce qui est froid à l’instant présent, ce sont mes pieds. Les pauvres sont soumis aux courants d’air que notre conversation leur impose. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je vais me retirer avant de m’enrhumer. Je vous souhaite une agréable nuit, la mienne sera écourtée grâce à vous.

M. Daldry referma délicatement sa porte au nez d’Alice.

— Quel étrange personnage ! marmonna-t-elle en rebroussant chemin.

— Je vous ai entendue, cria aussitôt Daldry depuis son salon. Bonsoir, mademoiselle Pendelbury.

De retour chez elle, Alice fit un brin de toilette avant d’aller se blottir sous ses draps. Daldry avait raison, l’hiver avait envahi la maison victorienne et le faible chauffage ne suffisait pas à faire grimper le mercure. Elle attrapa un livre sur le tabouret qui lui servait de table de chevet, en lut quelques lignes et le reposa. Elle éteignit la lumière et attendit que ses yeux s’accommodent à la pénombre. La pluie ruisselait sur la verrière, Alice eut un frisson et se mit à songer à la terre détrempée en forêt, aux feuilles qui se décomposent à l’automne dans les chênaies. Elle inspira profondément et une note tiède d’humus l’envahit.

Alice avait un don particulier. Ses facultés olfactives bien supérieures à la normale lui permettaient de distinguer la moindre senteur et de la mémoriser à jamais. Elle passait ses journées, penchée sur la longue table de son atelier, travaillant à combiner des molécules pour obtenir l’accord qui deviendrait peut-être un jour un parfum. Alice était « nez ». Elle travaillait en solitaire, et faisait chaque mois la tournée des parfumeurs de Londres pour leur proposer ses formules. Au printemps dernier, elle avait réussi à convaincre l’un d’eux de commercialiser une de ses créations. Son « eau d’églantine » avait séduit un parfumeur de Kensington et rencontré un certain succès auprès de sa clientèle huppée, de quoi lui assurer une petite rente mensuelle qui lui permettait de vivre un peu mieux que les années précédentes.

Elle ralluma sa lampe de chevet et s’installa à sa table de travail. Elle saisit trois mouillettes qu’elle plongea dans autant de flacons et, jusque tard dans la nuit, elle recopia sur son cahier les notes qu’elle obtenait.


*


La sonnerie du réveil tira Alice de son sommeil, elle lança son oreiller pour le faire taire. Un soleil voilé par la brume matinale éclairait son visage.

— Fichue verrière ! grommela-t-elle.

Puis le souvenir d’un rendez-vous sur un quai de gare eut raison de son envie de paresser.

Elle se leva d’un bond, prit quelques vêtements au hasard dans son armoire et se précipita vers la douche.

En sortant de chez elle, Alice jeta un coup d’œil à sa montre, en autobus elle n’arriverait jamais à temps à Victoria Station. Elle siffla un taxi et, aussitôt à bord, supplia le chauffeur de prendre l’itinéraire le plus rapide.

Lorsqu’elle arriva à la gare, cinq minutes avant le départ du train, une longue file de voyageurs s’étirait devant les guichets. Alice regarda vers le quai et s’y rendit au pas de course.

Anton l’attendait devant le premier wagon.

— Mais que faisais-tu, bon sang ? Dépêche-toi, grimpe ! lui dit-il en l’aidant à monter sur le marchepied.

Elle s’installa à bord du compartiment où sa bande d’amis l’attendait.

— Selon vous, quelle est la probabilité que nous soyons contrôlés ? demanda-t-elle en s’asseyant, essoufflée.

— Je te donnerais bien mon billet si j’en avais acheté un, répondit Eddy.

— Je dirais une chance sur deux, enchaîna Carol.

— Un samedi matin ? Moi, je pencherais pour une sur trois… Nous verrons bien à l’arrivée, conclut Sam.

Alice appuya sa tête contre la vitre et ferma les yeux. Une heure de trajet séparait la capitale de la station balnéaire. Elle dormit pendant tout le voyage.

Gare de Brighton, un contrôleur récupérait les billets des voyageurs à la sortie du quai. Alice s’arrêta devant lui et fit semblant de chercher dans ses poches. Eddy l’imita. Anton sourit et remit à chacun d’eux un titre de transport.

— C’est moi qui les avais, dit-il au contrôleur.

Il prit Alice par la taille et l’entraîna vers le hall.

— Ne me demande pas comment je savais que tu serais en retard. Tu es toujours en retard ! Quant à Eddy, tu le connais aussi bien que moi, c’est un resquilleur dans l’âme et je ne voulais pas que cette journée soit gâchée avant même de commencer.

Alice sortit deux shillings de sa poche et les tendit à Anton, mais ce dernier referma la main de son amie sur les pièces de monnaie.

— Allons-y maintenant, dit-il. La journée va passer si vite, je ne veux rien rater.

Alice le regarda s’éloigner en gambadant ; elle eut une vision fugace de l’adolescent qu’elle avait connu, et cela la fit sourire.

— Tu viens ? dit-il en se retournant.

Ils descendirent Queen’s Road et West Street vers la promenade qui longe le bord de mer. La foule y était déjà dense. Deux grandes jetées avançaient sur les flots. Les édifices en bois qui les surplombaient leur donnaient des allures de grands navires.

C’est sur le Palace Pier que se trouvaient les attractions foraines.

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