XI

En ce dimanche 21 juin, il pleuvait à seaux sur Paris. Cela durait comme ça depuis le matin. Jean-Baptiste Adamsberg, posté devant la fenêtre de sa chambre, au cinquième étage d’un immeuble du Marais vétuste dont la façade penchait dangereusement vers la rue, regardait la flotte dévaler la pente des caniveaux, emporter les détritus. Certains résistaient avec opiniâtreté quand d’autres se laissaient prendre sans un mouvement de défense. C’est l’injustice de la vie, même dans le monde méconnu des détritus. Certains tenaient le coup, d’autres pas.

Lui tenait le coup depuis maintenant cinq semaines. Ce n’était pas l’eau qui voulait l’emporter, c’étaient trois filles qui voulaient sa peau. Une fille surtout, une longue rousse efflanquée d’à peine vingt-cinq ans, camée, mais pas toujours, escortée de deux esclaves, deux gosses de vingt ans hypnotisées qui lui obéissaient comme deux ombres maigres, résolues, pitoyables. Seule la rousse était réellement dangereuse. Il y a dix jours, elle lui avait tiré dessus en pleine rue, deux centimètres au-dessus de l’épaule gauche. Un jour ou l’autre, elle lui logerait une bonne petite balle dans le bide. C’était son idée fixe, à cette fille. Elle le lui avait annoncé au téléphone à plusieurs reprises, d’une voix sourde et rageuse. Une bonne petite balle dans le bide, la même qu’il avait logée il y a six semaines dans le ventre du chef, le type qu’on appelait Dick D., mais qui se nommait simplement Jérôme Lantin.

Sous ce nom plus impérieux, Dick D. avait mis sous ses ordres une troupe minable et servile, quelques gars et filles qui tenaient à peine debout, censés lui tenir lieu de gardes du corps. Dick était une brute plutôt redoutable, un dealer aux méthodes radicales, capable de plier un type entre ses doigts, un homme gras et compact, assez intelligent pour mener son affaire, pas assez pour saisir que les autres existaient. Il se serrait les poignets dans des bracelets à pointes et les cuisses dans des pantalons de cuir. On pouvait supposer que le D. était mis là pour Dictateur, Divin ou Démon. Par quelque coup du destin assez moche, la fille rousse s’était soumise corps et âme à Dick D. Il était son revendeur, son homme, son dieu, son bourreau et son protecteur. C’était lui que le commissaire Adamsberg avait démoli à deux heures du matin, dans une cave.

Un assaut sanglant était déjà engagé entre la bande de Dick D. et celle d’Oberkampf quand les flics avaient enfoncé la porte, armes aux poings. Les types n’étaient pas des marrants, tous outillés jusqu’aux dents. Dick avait visé un flic, Adamsberg l’avait pointé aux jambes. Un crétin avait alors balancé sur le commissaire une table de bar en fonte qui avait éjecté Adamsberg à trois mètres en arrière et la balle de son automatique à quatre mètres en avant, dans le bide de Dick D.

Au final, un mort et quatre blessés, dont deux chez les flics.

Depuis, le commissaire Adamsberg vivait avec un homme sur la conscience et une fille sur le dos. C’était la première fois en vingt-cinq années de maison qu’il abattait un homme. Il avait certes bousillé des bras, des jambes, des pieds, pour pouvoir conserver les siens, mais jamais un type au complet. Bien sûr c’était un accident. Bien sûr c’était la table en fonte qu’avait lancée l’autre abruti. Bien sûr Dick le Dingue, le Dément, le Disgracieux, les aurait mitraillés comme des rats et c’était un salaud. Bien sûr c’était un accident, mais fatal.

Et maintenant, la fille était après lui. Toute la maigre bande s’était dispersée après la mort de Dick, sauf cette femme vengeresse et les deux crampons qu’elle halait derrière elle. La femme vengeresse possédait une importante artillerie récupérée des décombres de la troupe, mais on n’avait pas encore pu localiser son terrier. Et chaque fois qu’on l’avait arrêtée, en planque sur l’un des trajets d’Adamsberg, elle s’était défaite de son arme avant qu’on la saisisse en flagrant délit. Elle planquait toujours contre une poubelle, les mains dans le dos. Quand les flics étaient sur elle, le flingue était déjà ailleurs. Situation grotesque mais pas moyen de l’inculper. Adamsberg d’ailleurs freinait ses collègues. Ça ne servait à rien de l’arrêter. Elle sortirait et elle tirerait, un jour ou l’autre. Qu’on la laisse donc dehors et qu’elle tire, bon sang. On verrait bien qui, d’elle ou de lui, l’emporterait. Et au fond, cette femme vengeresse qui voulait sa vie le lavait de sa faute. Non qu’il ait décidé de se laisser descendre. Mais cette longue traque, jour après jour, le brossait, le récurait.

Adamsberg l’observa, debout, ruisselante, appuyée contre la porte de l’immeuble d’en face. Parfois elle se planquait, parfois même elle se grimait ou se déguisait franchement, comme dans un conte. Il ne savait pas, quand elle se montrait ainsi à visage découvert, si elle était ou non armée. Elle le surveillait souvent de la sorte, sans se cacher, pour l’épuiser nerveusement, pensait-il.

Mais Adamsberg n’avait pas de nerfs. Il ne savait pas ce que c’était que de se contracter, de s’agiter, de se tendre, pas plus d’ailleurs que de se détendre. Sa nonchalance naturelle le maintenait dans un rythme toujours égal, toujours lent, au bord du détachement. Il était ainsi difficile de savoir si le commissaire s’intéressait à tel truc ou bien s’il s’en foutait tout à fait. Il fallait demander. Et c’était plus par indolence que par courage qu’Adamsberg connaissait à peine la peur.

Cette constance avait des effets lénifiants sur les autres, presque mystérieux, et produisait des miracles incontestables aux interrogatoires. En même temps, elle avait quelque chose d’irritant, d’injuste et d’offensant. Ceux qui, comme l’inspecteur Danglard, encaissaient de plein fouet toutes les secousses de l’existence, grandes ou misérables, comme on se tale les fesses sur la selle d’un vélo, désespéraient de parvenir un jour à faire réagir Adamsberg. Réagir, ce n’est pas le bout du monde, tout de même.

La fille rousse, qui s’appelait Sabrina Monge, ne savait rien des capacités d’absorption insolites du commissaire. Elle ne savait pas non plus que, depuis les premiers jours de sa traque, les flics avaient aménagé une issue par le réseau des caves, qui menait Adamsberg deux rues derrière. Elle ne savait pas enfin qu’il avait un plan précis la concernant et qu’il bossait dessus assez dur.

Adamsberg lui jeta un dernier coup d’œil avant de sortir. Sabrina lui faisait parfois pitié mais Sabrina était une tueuse aussi redoutable que, pensait-il, éphémère.


Il se dirigea d’un pas tranquille vers un bar qu’il avait découvert deux ans plus tôt à six cents mètres de chez lui, et qui constituait à ses yeux une sorte de perfection. C’était un pub irlandais en briques qui s’appelait Les Eaux Noires de Dublin, et où régnait un vacarme considérable. Le commissaire Adamsberg aimait la solitude, où il laissait dériver ses pensées vers le large, mais il aimait aussi les gens, les mouvements des gens, et il se nourrissait comme un moustique de leur présence autour de lui. Le seul truc embarrassant avec les gens était qu’ils parlaient sans relâche, si bien que leurs conversations venaient constamment déranger l’esprit du commissaire dans son vagabondage. Force était donc de reculer mais reculer signifiait renouer avec cette solitude qu’il aurait voulu égarer quelques heures.

Les Eaux Noires de Dublin avaient fourni une excellente solution à son dilemme, le bar n’étant fréquenté que par des Irlandais buveurs et gueulards, et qui parlaient, pour Adamsberg, une langue hermétique. Le commissaire pensait parfois être l’un des derniers types de la planète à ne pas connaître un mot d’anglais. Cette ignorance archaïque lui permettait de se couler avec bonheur dans les Eaux Noires, jouissant du torrent vital sans que celui-ci ne le perturbe d’aucune manière. Dans ce refuge précieux, Adamsberg venait griffonner de longues heures, attendant sans lever un doigt que des idées affleurent à la surface de son esprit.

C’est ainsi qu’Adamsberg cherchait des idées : il les attendait, tout simplement. Quand l’une d’elles venait surnager sous ses yeux, tel un poisson mort remontant sur la crête des eaux, il la ramassait et l’examinait, voir s’il avait besoin de cet article en ce moment, voir si ça présentait de l’intérêt. Adamsberg ne réfléchissait jamais, il se contentait de rêver, puis de trier la récolte, comme on voit ces pêcheurs à l’épuisette fouiller d’une main lourde dans le fond de leur filet, cherchant des doigts la crevette au milieu des cailloux, des algues, des coquilles et du sable. Il y avait pas mal de cailloux et d’algues dans les pensées d’Adamsberg et il n’était pas rare qu’il s’y emmêlât. Il devait beaucoup jeter, beaucoup éliminer. Il avait conscience que son esprit lui servait un conglomérat confus de pensées inégales et que cela ne fonctionnait pas forcément de même pour tous les autres hommes. Il avait remarqué qu’entre ses pensées et celles de son adjoint Danglard existait la même différence qu’entre ce fond d’épuisette plein de fatras et l’étal ordonné d’un poissonnier. Qu’est-ce qu’il y pouvait ? Au bout du compte, il finissait par en sortir quelque chose, si on voulait bien attendre. C’était ainsi qu’Adamsberg utilisait son cerveau, comme une vaste mer nourricière en qui l’on a placé sa confiance mais qu’on a depuis longtemps renoncé à domestiquer.

Il estima, en poussant la porte des Eaux Noires de Dublin, qu’il devait être pas loin de huit heures. Le commissaire ne portait pas de montre et s’arrangeait avec son horloge intérieure qui était fiable à dix minutes près, parfois moins, jamais plus. Il flottait dans le bar cette lourde odeur acide de la Guinness, ou de dégueulis de Guinness, qu’il avait appris à aimer et que le grand ventilateur du plafond n’avait jamais chassée. Les tables en bois verni collaient aux bras, poisseuses de bière renversée et vite épongée. Adamsberg posa sur l’une d’elles son carnet à spirale, pour marquer sa place, et accrocha sans soin sa veste au dossier de sa chaise. C’était la meilleure table, placée sous une immense enseigne où étaient peints gauchement trois châteaux forts d’argent dévorés par les flammes et qui représentaient, lui avait-on expliqué, les armes de la cité gaélique de Dublin.

Il passa sa commande à Enid, une serveuse blonde toute en force qui résistait à la Guinness comme personne, et demanda la faveur de jeter un œil aux informations de huit heures. On savait ici qu’il était flic et on lui concédait, quand besoin était, le droit d’utiliser l’appareil coincé sous le bar. Adamsberg s’agenouilla et alluma le poste.

— Il y a du grabuge ? lui demanda Enid, avec un accent irlandais très costaud.

— C’est un loup qui mange des moutons, mais très loin d’ici.

— En quoi ça vous concerne ?

— Je ne sais pas.

« Je ne sais pas » était une des réponses les plus usuelles d’Adamsberg. Ce n’était pas par flemme ou par distraction qu’il y recourait mais parce qu’il ignorait réellement la bonne réponse et qu’il le disait. Cette ignorance passive fascinait et irritait son adjoint Danglard, qui n’admettait pas qu’on puisse agir avec pertinence en toute méconnaissance de cause. Au contraire, ce flottement était l’élément le plus naturel d’Adamsberg, et le plus productif.

Enid était repartie servir en salle, les bras chargés d’assiettes, et Adamsberg se concentra sur le bulletin qui commençait. Il avait mis la télé à fond car dans le fracas des Eaux Noires il n’y avait pas d’autre moyen pour percevoir la voix du présentateur. Depuis jeudi, il avait suivi les informations tous les soirs mais on n’avait plus évoqué le loup du Mercantour. C’était fini. Et cet épilogue brutal le surprenait. Il était convaincu que cette fin n’était qu’une courte trêve, que l’histoire allait continuer, pas très marrante, et comme poussée par une fatale nécessité. Pourquoi, il ne le savait pas. Et pourquoi ça l’intéressait, il ne le savait pas non plus. C’est ce qu’il avait dit à Enid.

Il ne fut donc qu’à moitié surpris en voyant apparaître la place à présent familière du village de Saint-Victor-du-Mont. Il colla son visage à l’écran pour entendre. Cinq minutes plus tard, il se relevait, un peu sonné. Était-ce cela qu’il était venu chercher ? La mort d’une femme, égorgée dans sa bergerie ? Et n’était-ce pas cela qu’il avait attendu toute la semaine, tout au fond de lui-même ? Dans ces seuls instants, quand la réalité venait absurdement rejoindre ses plus obscures expectatives, Adamsberg chancelait et se faisait presque peur. Le fond de lui-même ne lui avait jamais inspiré tout à fait confiance. Il s’en défiait, comme du fond calciné de la marmite d’un sorcier.

Il rejoignit sa table à pas lents. Enid lui avait apporté son assiette et il dépeça sa pomme de terre sans la voir, une bonne vieille pomme de terre au fromage qu’il commandait toujours aux Eaux Noires de Dublin. Il se demandait pourquoi la mort de cette femme ne l’avait pas surpris. Bon sang, les loups n’attaquaient pas l’homme, ils se débinaient, comme les braves loups pleins de malice qu’ils étaient. Un enfant à la rigueur, mais pas un adulte. Il aurait vraiment fallu qu’elle l’accule. Et qui est assez con pour acculer un loup ? Pourtant, c’est bien ce qui avait dû se passer. Le même vétérinaire pondéré des débuts était revenu à l’écran. Place à la science. Il avait encore parlé des dents carnassières, et ici, et là, le premier trou, le deuxième trou. Ce type était assommant. Mais il avait l’air de connaître son boulot et il avait presque assuré que c’était bien la gueule d’un loup, du grand loup du Mercantour, qui avait égorgé la femme. Oui, il aurait dû être surpris.

Sourcils froncés, Adamsberg repoussa son assiette vide, sucra son café. Peut-être que tout lui avait paru étrange dès le début. Trop formidable, ou trop poétique, pour être vrai. Quand la poésie surgit inopinément dans la vie, on est étonné, on est séduit, mais on s’aperçoit peu de temps après qu’on s’est fait rouler, que c’était juste une combine, une arnaque. Peut-être qu’il avait cru irréel qu’un immense loup ait surgi des ténèbres pour se jeter à l’assaut d’un village. Mais bon sang, c’était bien les dents d’un loup. Un chien fou peut-être ? Non, le vétérinaire avait été assez clair là-dessus. Bien sûr il était très difficile de faire la différence sur de simples traces de morsures, mais tout de même, pas un chien. La domestication, l’abâtardissement, la réduction de taille, le raccourcissement de la face, le chevauchement des prémolaires, Adamsberg n’avait pas tout retenu mais bref, un chien, cela ne pouvait pas marcher avec ce grand écart qu’on mesurait entre les impacts des dents. Sauf, éventuellement, dans le cas d’un très grand chien, le dogue allemand. Est-ce qu’il y avait un dogue allemand échappé dans la montagne ? Non, il n’y en avait pas. Donc c’était un loup, un grand loup.

Et cette fois, on avait relevé une empreinte au sol, celle d’une patte avant gauche, incrustée dans une bouse de brebis, à la droite du cadavre. Une trace de près de dix centimètres de largeur, la patte d’un loup. Quand on marche du pied gauche dans la merde, ça porte bonheur aux hommes. Adamsberg se demandait si ça valait aussi pour les loups.

Fallait pas avoir beaucoup de plomb dans le crâne pour acculer une bête pareille. Voilà ce qui arrive quand on fonce. Toujours aller trop vite, toujours précipiter les choses. Ça ne donne rien de bon. Péché d’impatience. Ou bien, ce n’était pas un loup comme les autres. En plus d’être grand, il était psychotique. Adamsberg ouvrit son carnet à dessins, tira un crayon de sa poche, mangé au bout, qu’il considéra avec un intérêt vague. Le crayon devait être à Danglard. C’était un type à ronger tous les crayons de la terre. Adamsberg le fit tourner entre ses doigts, examinant rêveusement les encoches profondes que les dents de l’homme y avaient taillées.

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