Il était plus de dix heures du matin quand Soliman appela par-delà la bâche.
— Camille, cria le jeune homme. Bon Dieu, lève-toi. Le flic est parti.
— Qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? dit Camille.
— Viens ! cria Soliman.
Le jeune homme était en état d’alarme. Camille enfila ses vêtements et ses bottes et le rejoignit dehors, à la caisse en bois.
— Il est venu quand même, dit Soliman. Et personne ne l’a vu. Ni sa voiture ni que dalle.
— De qui tu parles ?
— De Massart, bon sang ! Tu ne comprends pas ?
— Il a attaqué ?
— Il a égorgé un type cette nuit, Camille.
— Merde, souffla Camille.
— Il avait raison, le petit gars, dit le Veilleux en frappant le sol de son bâton. C’est à Belcourt qu’il a frappé.
— Il a égorgé trois brebis dans la foulée, trente kilomètres plus loin.
— Sur sa route ?
— Oui, à Châteaurouge. Il repart vers l’ouest, vers Paris.
Camille alla chercher la carte, dont les angles s’émoussaient sous l’usure, et la déplia.
— Tu ne sais pas non plus où est Paris ? demanda Soliman, nerveux.
— Ça va, Sol, dit Camille. Les flics ne l’ont pas vu dans le bourg ?
— Il n’est pas arrivé par là, dit le Veilleux. J’ai guetté la route toute la nuit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Camille.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? cria Soliman. Il s’est passé qu’il est venu, avec son loup, et qu’il l’a jeté sur ce pauvre type ! Que veux-tu qu’il se passe d’autre ?
— Je sais pas pourquoi tu t’énerves comme ça, dit le Veilleux posément. Il devait tuer ce type, et il l’a tué. Le garou ne rate pas sa proie.
— Il y avait dix gendarmes dans la ville !
— Le garou vaut vingt hommes. Mets-toi ça dans le crâne.
— On sait qui c’est ? demanda Camille.
— Un vieux type, c’est tout ce qu’on sait. Il l’a égorgé hors du bourg, à deux kilomètres de là, dans les collines.
— Qu’est-ce qu’il a contre les vieux types ? murmura Camille.
— C’est des types qu’il a connus, marmonna le Veilleux. Il ne peut pas supporter les types. Tous les types.
Camille se servit du café, se coupa du pain.
— Sol, dit-elle, tu étais en ville cette nuit. Tu n’as rien entendu ?
Soliman secoua la tête en silence.
— Adamsberg a demandé qu’on aille l’attendre sur la place, dit-il. Des fois qu’on bouge en vitesse vers Châteaurouge. Les flics vont sûrement déplacer tout le dispositif là-bas.
Camille entra au ralenti dans Belcourt et gara la bétaillère à l’ombre sur la grand-place, entre la mairie et la gendarmerie.
— On attend, dit Soliman.
Ils restèrent tous les trois à l’avant du camion, sans parler. Camille, les bras allongés sur le volant, observait les rues silencieuses. À onze heures, un vendredi, la place de Belcourt était presque déserte. Une femme qui passait de temps à autre, avec un panier. Sur un banc de pierre face à l’église, une religieuse en gris leur jeta un coup d’œil, puis se remit à la lecture d’un gros volume en cuir. La demie sonna à l’église, puis moins le quart.
— Ça doit avoir chaud, les bonnes sœurs, l’été, remarqua Soliman.
Le silence retomba dans le camion. L’église sonna midi. Une voiture de police déboucha de la rue latérale et se gara devant la gendarmerie. Adamsberg en descendit avec Aimont et deux gendarmes. Il fit un signe en direction de la bétaillère et entra dans le bâtiment derrière ses collègues. Le soleil chauffait la place à blanc. La religieuse, sous l’ombre clairsemée du platane, n’avait pas bougé.
— « Abnégation, sacrifice de soi, renoncement », dit Soliman. Elle attend une visite, ajouta-t-il avec un sourire. Une visitation.
— Tais-toi, Sol, dit le Veilleux. Tu me déranges.
— Et qu’est-ce que tu fais ?
— Tu le vois bien. Je veille.
L’église sonna le quart et Adamsberg sortit seul de la gendarmerie, traversant la longue place pavée pour rejoindre la bétaillère. Quand il fut à mi-chemin, le Veilleux se propulsa brusquement hors du camion, se cassa la gueule sur les marches et s’écrasa sur le trottoir.
— Couche-toi, mon gars ! hurla-t-il de toute sa voix.
Adamsberg sut que c’était pour lui. Il se jeta au sol pendant qu’une détonation explosait dans le silence. Le temps que la religieuse vise à nouveau, il s’était rué derrière le banc et l’avait saisie au cou, l’étranglant de son bras gauche. Son bras droit, en sang, pendait le long de son corps. Camille et Soliman s’étaient figés, le cœur battant à rompre. Camille réagit la première, sauta du camion et se précipita vers le Veilleux, qui, toujours allongé sur le trottoir, ricanait en marmonnant « C’est bien, mon gars, c’est bien ». Quatre gendarmes couraient vers Adamsberg.
— Si tu ne me lâches pas, hurla la fille, je leur tire dedans !
Les gendarmes s’immobilisèrent à cinq mètres du banc.
— Et s’ils tirent, je flingue le vieux ! ajouta-t-elle, en pointant son arme vers le Veilleux, toujours cloué au sol, les épaules reposant sur le bras de Camille. Et je vise bien ! Demandez à ce salopard si je ne vise pas bien !
Il se fit un silence de plomb sur la place, chacun se raidissant, piégé dans sa posture. Adamsberg, tenant toujours la fille serrée au cou, approcha ses lèvres de son oreille.
— Écoute-moi, Sabrina, dit-il doucement.
— Lâche-moi, salaud ! cria-t-elle d’une voix essoufflée. Ou je démolis le vieux et tous les flics de ce bled d’enculés !
— J’ai retrouvé ton garçon, Sabrina.
Adamsberg sentit la fille se tendre sous son bras.
— Il est en Pologne, continua-t-il, les lèvres collées à la coiffe grise de religieuse. Un de mes hommes est là-bas.
— Tu mens ! dit Sabrina dans un murmure haineux.
— Il est près de Gdansk. Baisse ton arme.
— Tu mens ! cria la fille en haletant presque, le bras toujours tendu, tremblant.
— J’ai sa photo dans ma poche, continua Adamsberg. On l’a prise il y a deux jours, là-bas, à la sortie de l’école. Je ne peux pas l’attraper, tu m’as blessé au bras. Et si je te lâche, tu me tires dedans. Qu’est-ce qu’on fait, Sabrina ? Tu veux voir sa photo ? Tu veux le récupérer ? Ou tu veux dézinguer tout le monde et ne jamais le revoir ?
— C’est un piège, siffla Sabrina.
— Laisse venir un des gendarmes. Il prendra la photo et il te la montrera. Tu le reconnaîtras. Tu verras que je ne mens pas.
— Pas un flic.
— Un homme désarmé alors.
Sabrina réfléchit quelques instants, haletant toujours sous la pression du bras.
— D’accord, souffla-t-elle.
— Sol ! appela Adamsberg. Viens ici lentement, les bras écartés.
Sol descendit du camion et se dirigea vers le banc.
— Avance par-derrière, jusqu’à moi. Dans ma poche intérieure gauche, il y a une enveloppe. Ouvre-la, prends la photo. Montre-la-lui.
Sol s’exécuta, sortit de l’enveloppe le portrait noir et blanc d’un petit garçon d’environ huit ans, et le plaça devant le visage de la fille. Sabrina baissa les yeux vers l’image.
— Laisse la photo sur le banc maintenant, Sol. Retourne au camion. Alors, Sabrina ? Tu reconnais le petit ?
La fille hocha la tête.
— On va le récupérer, dit Adamsberg.
— Il ne le rendra jamais, souffla Sabrina.
— Crois-moi que oui. Il le rendra. Baisse ton arme. Je tiens beaucoup au vieux qui est couché par terre. Je tiens beaucoup aux deux qui sont dans le camion. Je tiens aux quatre flics qui sont devant et que je ne connais pas plus que toi. Je tiens à ma peau. Et je tiens à toi. Si tu bouges, ils te canarderont. C’est très mauvais de blesser un flic.
— Ils vont m’emmener en tôle.
— Ils t’emmèneront où je dirai. C’est moi qui m’occupe de toi. Baisse ton arme. Donne-la-moi.
Sabrina abaissa le bras, tremblant de tout son corps maigre, et laissa tomber l’arme au sol. Adamsberg lâcha lentement son cou, fit signe aux gendarmes de reculer, contourna le banc et la ramassa. Sabrina se recroquevilla sur elle-même et explosa en sanglots. Il s’assit près d’elle, lui ôta avec soin sa coiffe grise, caressa les cheveux roux.
— Lève-toi, dit-il doucement. Un de mes hommes va venir te chercher. Il s’appelle Danglard. Il te ramènera à Paris, et là, tu m’attendras. J’ai encore à faire ici. Mais tu m’attendras. Et on ira chercher le garçon.
Sabrina se mit debout, chancelante. Adamsberg passa son bras autour de sa taille et l’accompagna dans la gendarmerie. Un des gendarmes examinait la cheville du Veilleux.
— Aidez-moi à le monter dans le camion, dit Camille. Je vais l’emmener chez le médecin.
— Ça pue dans ce camion, dit le gendarme en déposant le Veilleux sur le premier lit, à droite.
— Ça pue pas, dit le Veilleux. C’est du suint.
— C’est là que vous habitez ? demanda le gendarme, un peu effaré par l’aménagement de la bétaillère.
— C’est provisoire, dit Camille.
Adamsberg grimpa à cet instant dans le camion.
— Comment va-t-il ?
— La cheville, dit le gendarme. Je pense qu’il n’y a rien de cassé. Mais vaudrait mieux voir un médecin. Vous aussi, commissaire, dit-il en regardant son bras, serré dans un bandage d’appoint.
— Oui, dit Adamsberg. Ce n’est pas profond. Je vais m’en occuper.
Le gendarme porta la main à son képi et descendit. Adamsberg s’assit sur le lit du Veilleux.
— Hein ? dit le Veilleux en ricanant. Je t’ai sauvé la mise, mon gars.
— Si tu n’avais pas crié, la balle m’arrivait droit dans le bide. Je ne l’avais pas reconnue. Je ne pensais qu’à Massart.
— Tandis que moi, dit le Veilleux en montrant son œil, je veille. Dis donc, c’est pas pour rien qu’on m’appelle le Veilleux.
— C’est pas pour rien.
— Je n’ai rien pu faire pour Suzanne, dit-il sombrement, mais pour toi oui. Je t’ai sauvé la peau, mon gars.
Adamsberg hocha la tête.
— Si tu m’avais laissé mon fusil, reprit le Veilleux, je lui tirais dedans avant qu’elle te touche.
— C’est une pauvre fille, le Veilleux. Ça suffisait de crier.
— Ouais, dit le Veilleux, sceptique. Qu’est-ce que tu lui as dit à l’oreille ?
— L’aiguillage.
— Ah oui, dit le Veilleux en souriant. Je me souviens.
— Je te dois quelque chose.
— Ouais. Trouve-moi du blanc. On a terminé les bouteilles de Saint-Victor.
Adamsberg descendit du camion, serra Camille dans ses bras sans un mot.
— Fais-toi soigner, dit Camille.
— Oui. Quand le Veilleux aura vu le médecin, file sur Châteaurouge. Reste à l’entrée, sur la départementale 44.