XV

Toute la nuit, Camille dormit d’un sommeil de surface, l’esprit en alerte, avec la conscience d’un petit truc qui clochait. Elle sut en ouvrant les yeux que c’était un gros truc qui clochait. Elle avait accepté la veille au soir de lancer la bétaillère de Suzanne aux basques d’un assassin. Elle entrevoyait ce matin les défauts majeurs de l’entreprise : niaiserie du projet, danger de l’exécution, désagrément de la promiscuité avec deux types presque inconnus qui n’avaient pas l’air au mieux de leur quiétude.

Mais étrangement, l’idée d’annuler tout bonnement son engagement de la veille ne l’effleura même pas. Elle se prépara au contraire avec le sérieux et la vigilance de ceux qui préméditent un coup difficile. Le coup en question, dans sa simplicité balourde, présentait un avantage unique mais décisif, celui de bouger. Courir après Massart, même naïvement, était préférable à l’attendre ici sans remuer, même intelligemment. Cette attirance pour le mouvement — pour le mouvement raisonné, car Camille ne savait pas se déplacer sans but — avait la veille emporté sa décision. Sa station immobile à Saint-Victor commençait à nouer son esprit et à porter ses fruits, des fruits un peu fades. Il y avait enfin cette histoire de marigot où s’était coincée l’âme de Suzanne. Camille n’y ajoutait pas plus foi que Soliman lui-même, mais le meurtre de Suzanne et la fuite de Massart faisaient siffler en elle, ainsi qu’entre deux portes ouvertes, un douloureux courant d’air. Et il lui semblait qu’en lançant le camion sur les pas de l’homme et du loup, il y aurait moyen d’arrêter ce souffle.

Camille acheva de préparer son sac à dos, roula ses partitions dans le soufflet droit, le Catalogue de l’Outillage Professionnel dans le soufflet gauche et le chargea sur ses épaules. Elle attrapa sa sacoche à outils, vérifia une dernière fois l’état des lieux et ferma la porte.


Il régnait aux Écarts cette vie ralentie qui précède les enterrements. Buteil et Soliman s’activaient autour du camion avec des gestes traînants. Camille les rejoignit, posa son sac auprès d’eux. Vu de près, le camion avait en effet plus l’allure d’une bétaillère que de quoi que ce soit d’autre. À l’aide du jet d’eau, Buteil était en train d’en rincer le plancher et les claires-voies, projetant vers le sol des coulées noires et épaisses de paille et de crottin. Soliman dépliait les éléments de la bâche qui devait recouvrir l’ossature du poids lourd. Car — et Camille réalisait seulement maintenant ce que cela signifiait — ce camion allait leur servir de chambre.

— Faut pas vous biler, lui cria Buteil, élevant la voix pour couvrir le sifflement du jet d’eau. Ce camion, c’est comme la Belle et la Bête, ça se transforme. J’en fais un trois étoiles en moins de deux heures.

— Buteil, expliqua Soliman à Camille, a souvent pris la bétaillère pour se promener en famille. Fais-lui confiance, t’auras tout le confort et une chambre pour toi seule.

— Si tu le dis, dit Camille en hésitant.

— Le seul truc, c’est l’odeur, reconnut Soliman. On ne peut pas tout à fait s’en débarrasser. C’est incrusté dans le bois.

— Oui.

— Même dans le fer.

— Oui.

Soudain, le jet s’arrêta net. Soliman regarda sa montre. Dix heures trente.

— Faut se changer, dit-il d’une voix tremblée. Ça va être l’heure.

Les deux hommes croisèrent Lawrence qui remontait le chemin de terre à petite vitesse. Le Canadien, habillé de sombre, béquilla sa moto, enlaça Camille.

— T’ai pas trouvée à la maison, dit-il. Urgence aux Écarts ?

— J’accompagne Soliman et le Veilleux après l’enterrement. Ils veulent coller après Massart et ils n’ont pas le permis.

— Quel rapport ? dit Lawrence en se reculant et en regardant Camille.

— Je sais conduire le camion.

Lawrence secoua la tête.

— Tu l’as fait exprès ? demanda-t-il d’une voix un peu contenue. D’être camionneur ? Tu ne pouvais pas t’en empêcher ?

Camille haussa les épaules.

— Ça s’est fait comme ça, dit-elle. Pendant les tournées en Allemagne, le régisseur de l’orchestre ne voulait pas conduire jour et nuit. Il m’a appris sur le tas.

— God, camionneur, dit Lawrence, qui était contraint à cause de Camille, rien qu’à cause de Camille, de tailler d’énormes encoches dans ses idéaux.

— Ça n’a rien de dégradant, dit Camille.

— Ça n’a rien de surfin non plus.

— Non plus.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de chauffeur avec Soliman et le Veilleux ? Tu les déposes où ?

— C’est la question, Lawrence. Je ne les dépose pas, je les conduis au bout du monde jusqu’à ce qu’ils agrippent Massart.

— Tu veux dire que ces deux types ont réellement décidé de chercher Massart ? demanda Lawrence en commençant à s’alarmer.

— C’est cela.

— Et c’est toi qui vas les emmener ? Tu pars ?

— Oui. Pas longtemps, dit Camille, un peu hésitante.

Lawrence posa ses mains sur ses épaules.

— Tu pars ? répéta-t-il.

Camille leva les yeux. Une douleur fugitive passa sur le visage du Canadien. Il secoua ses cheveux.

— Mais pas tout de suite, dit-il en serrant ses doigts sur son épaule. Reste avec moi. Reste cette nuit.

— Sol veut partir après l’enterrement.

— Une nuit.

— Je reviens. Je t’appellerai.

— N’a pas de sens, murmura Lawrence.

— Les flics ne bougent pas et l’homme en tuera d’autres. Tu l’as dit toi-même.

— God. T’ai pas dit de partir.

— Ils ne savent pas conduire.

— J’ai envie que tu restes, insista Lawrence.

Camille secoua doucement la tête.

— Ils m’attendent, dit-elle à voix basse.

— Jesus Christ, dit Lawrence en s’éloignant. L’enfant, le vieillard et la femme aux trousses d’un type comme Massart. Vous vous figurez quoi tous les trois ?

— Je ne me figure rien, je conduis.

— Tu te figures quelque chose. Rattraper Massart ?

— Ça peut se faire.

— Tu rigoles. Pas un jeu d’enfant. Faut des éléments d’enquête.

— S’il égorge d’autres brebis, on le suivra à la trace.

— Suivre, ce n’est pas attraper.

— On peut se renseigner, savoir dans quelle bagnole il roule. Quand on saura ça, on aura une chance de le repérer. L’affaire de quelques jours peut-être.

— C’est tout ce qu’ils lui veulent ? demanda Lawrence, méfiant.

— Soliman devait le tuer et le Veilleux devait l’ouvrir depuis la gorge jusqu’aux couilles, après sa mort, par humanité. J’ai dit que je ne conduirais pas leur foutu camion si on ne ramenait pas Massart au grand complet.

— Dangereux, dit Lawrence, que la privation rendait un peu rageur. Grotesque et dangereux.

— Je le sais.

— Alors pourquoi le fais-tu ?

Camille hésita.

— Ça s’est embringué comme ça, dit-elle pour toute explication.

Et en effet, sur le moment, elle n’en voyait pas de meilleure à proposer.

— Bullshit, gronda Lawrence en revenant vers elle. Tu n’as qu’à le désembringuer.

Camille haussa les épaules.

— Il y a des trucs qui s’embringuent pour des tas de mauvaises raisons et que tu ne peux plus désembringuer, même pour des tas de bonnes raisons.

Lawrence baissa les bras, un peu accablé.

— Bon, dit-il d’un ton morne. Avec quel camion partez-vous ?

— Avec celui-là, dit Camille en désignant la bétaillère d’un mouvement de menton.

— Ça, dit Lawrence fermement, c’est une bétaillère. C’est une bétaillère qui pue la merde et le suint. Ce n’est pas un camion.

— Paraît que si, en fait. Buteil dit qu’une fois lessivé, torché, bâché et installé, ce sera comme un palace ambulant.

— Ça va être cradingue, Camille. Tu y as réfléchi ?

— Oui.

— Et dormir avec ces deux types ? Tu y as réfléchi aussi ?

— Oui. Ça s’est embringué, c’est tout.

— Tu as pensé que Massart pouvait vous repérer ?

— Pas encore.

— Eh bien, il le peut. Et ce n’est pas cette foutue bâche qui vous protégera la nuit.

— On l’entendra venir.

— Et après, Camille ? Vous ferez quoi vous trois, l’enfant, le vieillard et la femme ?

— Je ne sais pas. On avisera, je suppose.

Lawrence écarta les bras en un geste d’impuissance.

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