Pour atteindre Sautrey, Camille dut faire grimper la bétaillère vers un nouveau col. Mais la route était moins ardue, plus large, plus droite, les tournants plus amples. La montagne avait perdu ses derniers lambeaux de Provence et, dix kilomètres avant le col de la Croix-Haute, ils étaient entrés dans une zone de brume froide et cotonneuse. Soliman et le Veilleux pénétraient en terre étrangère et ils l’examinaient avec intérêt et hostilité. La visibilité était réduite, le camion progressait lentement. Le Veilleux jetait des coups d’œil hautains aux maisons basses et longues, aplaties sur les versants sombres. Camille passa le col à quatre heures et atteignit Sautrey une demi-heure plus tard.
— Des tas de bois, des tas de bois, marmonna le Veilleux. Qu’est-ce qu’ils foutent avec tout ce bois ?
— Ils se chauffent presque toute l’année, dit Camille.
Le Veilleux secoua la tête, avec pitié et incompréhension.
Un peu avant huit heures du soir, le cafetier de Sautrey donna un tour de clef à sa porte. Un gros chien à poil ras lui courait dans les jambes. On allait bouffer.
— Tu vois, le chien, dit le cafetier, c’est pas ordinaire qu’une fille comme ça conduise un camion. Et ça peut rien amener de bon. Et les deux autres manches qui sont avec elle, tu crois pas qu’ils pourraient conduire, non ? C’est quand même une misère de voir ça. Hein, le chien ? Elle est pourrie cette bétaillère, c’est inimaginable. Et la femme qui dort là-dedans, avec un Noir et un vieux.
Le cafetier soupira, suspendit son chiffon sur le vaisselier.
— Hein le chien ? reprit-il. Avec lequel tu crois qu’elle couche ? Parce que tu ne vas pas me dire qu’elle couche pas, je le croirai pas. Avec le Noir peut-être bien. Elle est pas dégoûtée. Le Noir, il la regarde comme si c’était une déesse. Qu’est-ce qu’ils foutent ici tous les trois à emmerder le monde toute la sainte journée avec leurs questions ? En quoi ça les regarde, le père Sernot ? Tu sais pas ? Eh ben moi non plus.
Il éteignit la dernière lumière et sortit en boutonnant sa veste. La température était tombée sous les dix degrés.
— Hein le chien ? C’est pas naturel, des gens qui posent autant de questions sur un mort.
À cause du froid et du vent, Soliman avait dressé la table dans le camion, sur la caisse qu’on avait coincée entre les deux lits. Camille laissait Soliman se charger de la cuisine. C’était lui qui s’occupait de la mobylette, du ravitaillement, de l’eau. Elle tendit son assiette.
— Viande, tomates, oignons, annonça Soliman.
Le Veilleux déboucha une bouteille de blanc.
— Avant, commença Soliman, aux commencements du monde, les hommes ne faisaient pas leur cuisine.
— Ah merde, dit le Veilleux.
— Et c’était comme ça pour toutes les bêtes de la terre.
— Oui, coupa le Veilleux en versant le vin. Adam et Ève ont couché ensemble, et ensuite ils ont dû trimer et se faire à manger toute la vie.
— Pas du tout, dit Soliman. Ce n’est pas ça l’histoire.
— Tu les inventes, tes histoires.
— Et alors ? Tu connais un moyen de faire autrement ?
Camille frissonna, alla chercher un pull à l’arrière du camion. Il ne pleuvait pas, mais la brume poissait le corps comme un linge mouillé.
— Partout, la nourriture était à portée de leur main, continuait Soliman. Mais l’homme prenait tout pour lui et les crocodiles se plaignaient de sa voracité égoïste. Pour en avoir le cœur net, le dieu du marais puant prit la forme d’un crocodile et s’en alla contrôler la situation par lui-même. Après avoir souffert la faim pendant trois jours, le dieu du marais convoqua l’homme et lui dit : « Dorénavant, l’Homme, tu seras partageux. » « Que dalle », lui répondit l’Homme. « J’en ai rien à branler des autres. » Alors le dieu du marais entra dans une terrible colère et ôta à l’homme le goût du sang, de la chair fraîche et de la viande crue. À dater de ce jour, l’homme dut faire cuire tout ce qu’il portait à sa bouche. Ça lui prit beaucoup de temps et les crocodiles eurent la paix dans leur royaume de la viande crue.
— Pourquoi pas, dit Camille.
— Alors l’homme, humilié d’être devenu la seule créature à manger cuit, repassa tout le boulot à la femme. Sauf moi, Soliman Melchior, parce que je suis resté bon, parce que je suis resté noir, et ensuite parce que je n’ai pas de femme.
— Si tu veux, dit Camille.
Soliman retomba dans le silence, vida son assiette.
— Pas causants, les gens d’ici, observa-t-il.
Il tendit son verre au Veilleux.
— C’est parce qu’ils sont mouillés, dit le Veilleux en lui versant à boire.
— Ils ont pas lâché un mot.
— C’est parce qu’ils n’ont rien à dire, dit Camille. Ils n’en savent pas plus que nous. Ils ont écouté la radio, rien de plus. S’ils savaient quelque chose, ils le diraient. Tu connais un être humain qui sait quelque chose et qui ne le dit pas ? Rien qu’un seul ?
— Non.
— Alors tu vois. Tout ce qu’ils savent, ils l’ont dit. Que le type avait été professeur à Grenoble, qu’il avait pris sa retraite ici depuis trois ans.
— Sa retraite ici, répéta le Veilleux, pensif.
— C’est le village de sa femme.
— Ça n’excuse pas.
— Tout s’enraye, dit Soliman. On croupit ici comme une figue en bas de son arbre. Pas vrai ?
— On va pas rester coincés dans ces tas de bois, dit le Veilleux. On continue le roade-mouvie. On lui colle au cul.
— Dis pas tant de conneries ! cria Soliman. On sait même pas où il est, le cul de Massart, bon sang ! S’il est ici, s’il est devant, s’il est derrière ou à l’église !
— T’énerve pas, mon gars.
— Mais comprends, au moins ! Tu vois pas qu’on perd le fil ? Qu’on n’a même pas de pelote ? Qu’on n’a pas moyen de savoir si c’est Massart, oui ou merde, qu’a égorgé Sernot ? Si ça se trouve, les flics savent déjà qui c’est, c’est peut-être son fils, c’est peut-être sa femme ? Et qu’est-ce qu’on fait, nous, dans ce camion ?
— On mange et on boit, dit Camille.
Le Veilleux lui remplit son verre.
— Attention, dit-il. Il est piégeux.
— On ignore ! dit Soliman en s’échauffant. On ignore avec patience et persévérance. On passe des paquets d’heures à ignorer. Et toute la nuit qui vient sera une longue nuit d’ignorance.
— Calme-toi, dit le Veilleux.
Soliman hésita, puis laissa retomber ses bras sur ses genoux.
— « Ignorance », dit-il d’une voix plus posée. « Défaut général de connaissance, manque de savoir. »
— C’est cela, dit Camille.
Le Veilleux entreprit de rouler, lécher et coller trois cigarettes.
— Faut lever le camp, dit-il. Il n’y a qu’à aller voir les flics qui s’occupent de ce Sernot. Ils sont où ?
— À Villard-de-Lans.
Soliman haussa les épaules.
— Tu te figures peut-être que les flics vont se grouiller de nous passer leur dossier ? Qu’ils vont se grouiller de nous raconter ce qu’a dit le médecin ? À moi ? À toi ? À elle ?
— Non, dit le Veilleux avec une grimace. Je pense qu’ils se grouilleront de nous demander nos papiers et qu’ils nous foutront dehors.
Il tendit une cigarette à Camille, une à Soliman.
— Et on ne peut pas leur dire qu’on court après Massart, pas vrai ? continua Soliman. Qu’est-ce que tu crois que les flics font à un Noir, à un vieux et à une camionneur qui courent après un innocent pour lui dire trois mots ?
— Ils les bouclent.
— Exactement.
Soliman se tut à nouveau, aspirant la fumée.
— Trois ignorants, dit-il en secouant la tête, après quelques minutes. Les trois ignorants de la fable.
— Quelle fable ? demanda Camille.
— Une fable que je vais inventer et qui s’appellerait « Les trois ignorants ».
— Ah oui.
Soliman se leva, marcha dans le camion, les mains dans le dos.
— Ce qu’il nous faudrait au fond, reprit-il, c’est un flic spécial. Un flic extrêmement spécial. Un flic qui nous refile toute l’information sans nous emmerder et sans nous empêcher de courir après le vampire.
— Rêve pas tout debout, dit le Veilleux.
— Chimère, dit Soliman. « Idée fausse. Imagination vaine. »
— Ouais.
— Mais sans la chimère, on est foutus. Sans la chimère, on est bons à rien.
Le jeune homme alla ouvrir la porte du camion, jeta son mégot dehors. Camille ramassa le sien, le lança par la claire-voie.
— Je connais une chimère, dit-elle.
Camille avait parlé à voix presque basse. Soliman se retourna, la regarda. Penchée en avant, les coudes sur les genoux, elle faisait tourner son verre entre ses doigts.
— Non, dit-il. Je parlais d’un flic.
— Moi aussi.
— D’un flic spécial. De connaître un flic spécial.
— Je connais un flic spécial.
— Sans blague ?
— Sans aucune espèce de blague.
Soliman revint vers la caisse qui tenait lieu de table, la débarrassa, souleva le couvercle. À genoux, il en fouilla le contenu et en sortit un paquet de bougies.
— On n’y voit plus rien dans ce camion, dit-il.
Il fit couler de la cire dans une assiette, y planta trois bougies. Camille faisait toujours tourner le vin au fond de son verre.
La lumière des bougies allait bien à Camille. Son profil se découpait en ombre sur la bâche grise, à la tête du lit de Soliman. Avec la nuit approchant, et la perspective de nouvelles heures étendus de part et d’autre de la cloison de toile, Soliman vacillait un peu. Il s’assit en face d’elle, à côté du Veilleux.
— Tu le connais depuis longtemps ?
Camille leva les yeux vers le jeune homme.
— Dix ans peut-être.
— Ennemi ou ami ?
— Ami, je suppose. Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas vu depuis des années.
— Spécial comment ?
Camille haussa les épaules.
— Différent, dit-elle.
— Pas vraiment comme les autres flics ?
— Pire. Pas vraiment comme les autres types.
— Ah bon, dit Soliman, un peu interloqué. Comment il est alors, comme flic ? Pas de scrupules ?
— Beaucoup de scrupules et pas beaucoup de principes.
— Tu veux dire qu’il est pourri ?
— Non, pas du tout pourri.
— Alors quoi ?
— Alors spécial, je te dis.
— Fais pas répéter, dit le Veilleux.
— Et ils gardent ça, dans la police ?
— Il est doué.
— Comment il s’appelle ?
— Jean-Baptiste Adamsberg.
— Vieux ?
— Qu’est-ce que ça vient faire ? interrompit le Veilleux.
Camille réfléchit, compta vaguement sur ses doigts.
— Dans les quarante-cinq.
— Il est où, ce flic spécial ?
— Au commissariat du 5e, à Paris.
— Inspecteur ?
— Commissaire.
— Carrément ?
— Carrément.
— Ce type, Adamsberg, il pourrait nous décoincer ? Il est puissant ?
— Il est doué, je t’ai dit.
— Tu pourrais l’appeler ? Tu sais comment le joindre ?
— Je n’ai pas l’intention de le joindre.
Soliman fixa Camille, surpris.
— Alors pourquoi tu me parles de ce flic ?
— Parce que tu me poses des questions.
— Et pourquoi tu ne veux pas le joindre ?
— Parce que je n’ai pas envie de l’entendre.
— Ah bon ? Pourquoi non ? C’est un salaud ?
— Non.
— C’est un con ?
Camille haussa une nouvelle fois les épaules. Elle passait et repassait le doigt à travers la flamme des bougies.
— Et alors ? dit Soliman. Pourquoi tu ne veux pas l’entendre ?
— Je t’ai dit. Parce qu’il est spécial.
— Fais pas répéter, dit le Veilleux.
Soliman se leva, exaspéré.
— C’est elle qui décide, rappela le Veilleux en touchant Soliman à l’épaule du bout de son bâton. Si elle veut pas voir le gars, elle veut pas voir le gars, c’est tout.
— Merde ! cria Soliman. Mais on s’en branle qu’il soit spécial ! Et l’âme de Suzanne, Camille ? dit-il en se tournant vers elle. Tu y penses, à l’âme de Suzanne ? Coincée pour l’éternité dans ce fichu marigot puant avec les crocodiles ? Tu ne crois pas qu’elle est dans une position spéciale, Suzanne ?
— On n’est certain de rien, au sujet de ce marigot, observa le Veilleux. Je ne vais pas te le redire cent fois.
— Tu ne crois pas qu’elle compte sur nous, Suzanne ? continua Soliman. Qu’à l’heure qu’il est, elle doit se demander ce qu’on est bien en train de trafiquer ? Si on l’oublie ou quoi ? Si on est pas en train de se remplir de vin en s’en fichant pas mal ?
— Non, Sol, je ne crois pas ça.
— Non, Camille ? Alors pourquoi t’es là ?
— Tu ne te souviens pas ? Pour conduire.
Soliman se redressa, s’essuya le front. Il s’énervait. Il s’énervait beaucoup trop contre elle. Peut-être parce qu’il la désirait et qu’il ne voyait pas comment parcourir ces fichus cinquante derniers mètres qui la séparaient d’elle. À moins que Camille ne fasse un geste, mais elle n’en faisait aucun. Camille avait presque tous pouvoirs dans ce camion et c’était éreintant. Le pouvoir de séduire, le pouvoir de conduire et le pouvoir de poursuivre, si seulement elle voulait bien appeler ce type spécial.
Un peu vaincu, Soliman se rassit.
— Ce n’est pas vrai que tu n’es là que pour conduire.
— Non.
— Tu es là pour Suzanne, tu es là pour Lawrence, tu es là pour Massart, pour le serrer avant qu’il en démolisse d’autres.
— Ça se peut, dit Camille en vidant son verre.
— Il en a peut-être déjà démoli un autre, dit Soliman avec insistance. Mais ça, on ne peut même pas le savoir. On ne peut même pas avoir le premier renseignement sur un vampire qu’on est seuls à connaître. Qu’on est seuls à pouvoir bloquer.
Camille se leva.
— Sauf si tu appelles ce flic, bien sûr.
— Je vais dormir, dit-elle. Donne-moi ton portable.
— Tu vas l’appeler ? demanda le jeune homme en s’éclairant.
— Non, je voudrais joindre Lawrence.
— Mais on s’en fout, du trappeur.
— Pas moi.
— Réfléchis quand même, Camille. L’hésitation est le luxe des sages. Tu veux connaître l’histoire de l’homme qui n’avait pas voulu hésiter ?
— Non, dit le Veilleux.
— Non, dit Camille. La sagesse m’ennuie.
— Alors, ne réfléchis pas. Agis. L’audace est le luxe des esprits forts.
Camille sourit, embrassa Soliman. Elle hésita devant le Veilleux, lui serra la main et disparut derrière la bâche.
— Merde, gronda Soliman.
— Résistante, commenta le Veilleux.