Humide et courbatu, Adamsberg passa sur le siège avant à sept heures du matin, mit le contact, et se rendit directement à Belcourt sans attendre le réveil des autres. Il s’arrêta aux bains municipaux où il resta vingt minutes planté sous la douche, la tête levée sous le jet tiède, les bras pendants le long du corps.
Nettoyé, amnésique, il s’attarda une demi-heure au café puis chercha un coin isolé dans le bourg pour appeler Danglard. Cette fois, la longue quête qu’il avait lancée concernant Sabrina Monge débouchait enfin sur une piste tangible, aboutissant dans un village à l’ouest de Gdansk.
— Gulvain est disponible ? demanda-t-il. Dites-lui de partir sur l’heure et prévenez Interpol. Quand il aura les photos, qu’il me les adresse en express depuis Gdansk à la gendarmerie de Belcourt, Haute-Marne. Danglard, envoyez-moi aussi tout le dossier polonais, les pièces d’identité, les adresses. Non, mon vieux, on attend toujours. Je pense qu’il frappera ici, à Belcourt ou dans le coin. Non, mon vieux, je ne sais pas. Prévenez-moi si elle disparaît.
Adamsberg gagna la gendarmerie. L’adjudant Hugues Aimont prenait son service de jour et Adamsberg se présenta.
— C’est vous, dit Aimont, qui avez mis l’équipe de nuit sur les dents.
— J’ai pensé bien faire.
— Je vous en prie, dit Aimont.
L’adjudant était un type long, frêle et blond, un peu délavé. Fait inhabituel dans la gendarmerie, c’était un homme timide, presque emprunté, parfois déférent. Il s’exprimait de manière soignée, tout en réserve, évitant les abréviations, jurons, exclamations. Il mit aussitôt la moitié de son bureau à la disposition d’Adamsberg.
— Aimont, dit Adamsberg, les collègues de Villard et de Bourg doivent nous adresser les dossiers concernant Sernot et Deguy. L’adjudant de Puygiron devrait nous envoyer ce qu’il possède sur Auguste Massart, mais il est possible qu’il diffère. Ce serait utile que vous l’appeliez. Cet adjudant n’aime pas les civils.
— Il n’y avait pas une troisième victime ? Une femme ?
— Je ne l’oublie pas. Mais cette femme a été tuée parce qu’elle savait quelque chose sur Massart, du moins je le crois. Les deux autres ont été égorgés pour une autre raison. C’est cette raison que je cherche.
— Vous êtes sûr, demanda Aimont d’une voix ténue, que la troisième attaque aura lieu à Belcourt ?
— Sa route fait un crochet pour passer par ici. Mais il peut être à deux cents kilomètres.
— Il ne me semble pas prudent d’éliminer le hasard, insista Aimont, embarrassé. Ces deux hommes avaient l’habitude de sortir la nuit. Rien n’empêche qu’ils aient simplement croisé Massart.
— En effet, dit Adamsberg. Rien n’empêche.
Adamsberg passa la journée dans les locaux de la gendarmerie, ou dans ses abords, alternant sa lecture des dossiers avec des périodes de rêverie. Adamsberg lisait lentement, debout, revenant souvent sur une même ligne quand sa pensée, volatile, s’était enfuie hors du texte. Depuis quelques années, il tâchait de discipliner son esprit en prenant des notes sur un carnet. Cet exercice contraignant ne donnait pas les effets escomptés.
Il déjeuna avec Aimont puis partit dans la campagne à la recherche d’un recoin de survie, qu’il trouva assez aisément à trois kilomètres de Belcourt, à proximité d’un moulin envahi par les ronces et le chèvrefeuille. Il sortit son carnet, y griffonna pendant plus d’une heure, dessinant les arbres qu’il avait sous les yeux, puis il redescendit à son bureau provisoire. Il était tout à fait à l’aise avec ce timide adjudant et il préférait s’installer là qu’au campement du camion. Non pas que la présence de Lawrence le gênât. Adamsberg ignorait presque tout de la jalousie. Quand il la découvrait chez les autres, ravageuse et douloureuse, il lui semblait qu’il lui manquait une case, une de plus parmi les innombrables qui lui faisaient défaut. Mais il n’était pas certain, en revanche, que sa présence soit du goût du Canadien. Lawrence lui avait adressé à plusieurs reprises des regards calmes et interrogateurs qui semblaient signifier à la fois « Je suis là » et « Que cherches-tu ? ». Et Adamsberg aurait eu bien du mal à répondre. Un très bon choix, il n’avait rien à dire contre. À ceci près que Lawrence n’était pas très causant, et pas toujours explicite. Adamsberg se demandait qui pouvait bien être ce boulechite qu’il invoquait tout le temps. Sa mère peut-être.
Il eut Hermel en ligne vers cinq heures.
— Vous avez vu les dossiers, mon vieux ? interrogea Hermel. Pas très palpitant, non ? Et pas une passerelle entre les deux hommes. Ils n’ont jamais habité le même quartier. J’ai vérifié toutes les listes d’adhérents des associations sportives grenobloises sur trente ans. Rien, mon vieux. Ils ne fréquentaient pas les mêmes cercles. Les ongles, maintenant. Ceux qu’on a récupérés dans la piaule de Massart et ceux de la feuillure. Cinq sur cinq. Les rainurages concordent au quart de poil. Qu’est-ce que vous dites de ça ? L’adjudant de Puygiron s’obstine encore à chercher des ongles dans le cabinet de toilette. Quand il a une idée, ça le pousse comme une locomotive. Stupide et fumeux, si vous voulez mon avis, mon vieux. Il n’en trouvera pas. Massart se bouffait les ongles au lit, c’est ce que j’avais dit. J’ai dit à l’adjudant de laisser tomber, puisqu’on a des échantillons, mais il veut avoir raison. À mon avis, il va fouiller dans ce cabinet de toilette jusqu’à sa retraite, on est tranquille. Je lui ai rappelé qu’on attendait des renseignements sur Massart, mais je n’ai pas l’impression qu’il va s’activer. Ce type ne cause qu’aux militaires. Pour la photo du gars, je m’adresse directement à son employeur, ça gagnera du temps. Ensuite, on fera comme on a dit, on diffusera dans les commissariats.
La chaleur avait monté au cours de la journée. Adamsberg dîna seul à la terrasse du même café, puis traîna dans les rues noires. Il se décida vers onze heures à rejoindre la vie collective.
Soliman et Camille fumaient une cigarette sur les marches. On distinguait dans l’obscurité la silhouette du Veilleux, installé dans le champ de pruniers. La moto n’était pas là.
Soliman se leva d’un bond à l’approche d’Adamsberg.
— Rien de neuf, lui dit Adamsberg en lui faisant signe de se rasseoir. De la paperasserie. Si, tout de même, ajouta-t-il après réflexion, les ongles trouvés à l’hôtel appartiennent bien à Massart.
Adamsberg regarda autour de lui.
— Laurence n’est pas là ? demanda-t-il.
— Il est reparti dans le sud, dit Camille. Il a des problèmes de visa. Il va revenir.
— Il paraît que son vieux loup est mort, dit Adamsberg.
— Oui, répondit Camille, étonnée. Il s’appelait Augustus. Il ne pouvait plus chasser et Lawrence lui piégeait des lapins. Mais il ne s’est plus alimenté et il est mort. Un des gardes du Parc a dit « Quand on peut plus, on peut plus », et cela a énervé Lawrence.
— Je comprends ça, dit Adamsberg.
Adamsberg alla boire un verre avec le Veilleux sous le prunier pendant que Soliman et Camille se couchaient. Il remonta au camion vers une heure du matin, le front un peu alourdi par le vin piégeux. Avec la chaleur revenue, l’odeur de suint s’était intensifiée. Adamsberg écarta la bâche sans bruit. Camille dormait, couchée sur le ventre, le drap repoussé jusqu’au milieu du dos. Il s’assit sur son lit et la regarda un long moment, en essayant de réfléchir. Il n’avait jamais abandonné cette ambition secrète de parvenir un jour à réfléchir à la manière dont Danglard le faisait, c’est-à-dire en obtenant des résultats. Après quelques minutes d’efforts, sa pensée lâcha prise à son insu et s’immergea dans les songes. Il sursauta après un quart d’heure, au bord du sommeil. Il étendit le bras, posa sa main à plat sur le dos de Camille. « Tu ne m’aimes plus ? » demanda-t-il tranquillement.
Camille ouvrit les yeux, le regarda dans l’obscurité, puis se rendormit.
Au milieu de la nuit, un nouvel orage, plus violent que celui de la nuit précédente, éclata sur Belcourt. La pluie martelait le toit de la bétaillère. Camille se leva, enfila ses bottes sur ses pieds nus, alla fixer les bâches des claires-voies qui battaient avec le vent et laissaient passer l’eau. Elle se rallongea sans faire de bruit, guettant la respiration d’Adamsberg, comme on surveille l’ennemi qui dort. Adamsberg allongea le bras et lui prit la main. Camille s’immobilisa, comme si un seul mouvement d’elle eût pu subitement aggraver la situation, comme on dit qu’un geste inconsidéré déclenche une avalanche. Il lui semblait qu’au début de la nuit, Adamsberg lui avait dit quelque chose. Oui, elle s’en souvenait maintenant. Plus déconcertée qu’hostile, elle échafaudait une manœuvre pour sortir sa main de là sans faire d’histoire, sans faire de peine à personne. Mais sa main restait là où elle était, coincée dans les doigts d’Adamsberg. Elle n’était pas plus mal ici qu’ailleurs. Camille, irrésolue, la laissa là.
Elle dormit mal, dans ce qui-vive qu’elle connaissait bien, et qui lui signalait que quelque chose était en train de dérailler. Au matin, Adamsberg lâcha sa main, attrapa ses habits et descendit du camion. À ce moment seulement, elle s’endormit pour deux longues heures.
Adamsberg démarra à neuf heures pour rejoindre le timide Aimont et revint moins d’une demi-heure plus tard.
— Neuf brebis égorgées au Champ des Meules, annonça-t-il.
Soliman se dressa d’un bond, courut au camion pour chercher la carte.
— Pas la peine, lui dit calmement Adamsberg. C’est tout près de Vaucouleurs, plein nord. Il est carrément sorti de sa route.
Soliman regarda Adamsberg, interdit.
— Tu t’es trompé, dit-il d’un ton plein d’étonnement et de déception.
Adamsberg se servit un café, sans rien dire.
— Tu avais tort, insista Soliman. Il a changé de route. Il va fuir. Il va nous échapper.
Le Veilleux se leva, tout droit.
— On lui colle au cul, dit-il. Route ou pas route. On lève le camp. Va prévenir Camille, Sol.
— Non, dit Adamsberg.
— Quoi ? dit le Veilleux.
— On ne lève pas le camp. On reste ici. On ne bouge pas.
— Massart est à Vaucouleurs, dit Soliman en élevant la voix. Et nous, on va où va Massart. À Vaucouleurs.
— On n’ira pas à Vaucouleurs, dit Adamsberg, parce que c’est ce qu’il souhaite. Massart n’a pas quitté sa route.
— Ah non ? dit Soliman.
— Non. Il veut seulement qu’on quitte Belcourt.
— Et pour quoi faire ?
— Pour être tranquille. Il a quelqu’un à tuer à Belcourt.
— Pas d’accord, dit Soliman en secouant violemment la tête. Plus on stagne ici, plus il s’éloigne de nous.
— Il ne s’éloigne pas. Il nous surveille. Va à Vaucouleurs si tu veux, Soliman. Vas-y si ça t’amuse. Tu as la mobylette, tu peux partir. Vas-y aussi si tu veux, le Veilleux, demande à Camille. C’est elle qui conduit. Moi je reste ici.
— Qu’est-ce qui nous prouve que t’as raison, mon gars ? demanda le Veilleux, ébranlé.
Adamsberg haussa les épaules.
— Tu as la réponse, dit-il.
— Le coude sur la route ?
— Entre autres.
— C’est une petite chose.
— Mais qui ne s’explique pas. Il y en a d’autres.
Partagé entre révolte et dévouement, Soliman, arpentant le flanc du camion — son territoire —, mit une heure à arrêter son choix. Finalement, il sortit le linge et la bassine bleue, signe qu’il avait posé les armes.
Adamsberg regagna sa voiture. On l’attendait à la gendarmerie pour l’enquête à Vaucouleurs. Avant d’ouvrir la portière, il sortit son pistolet et vérifia son chargeur.
— Tu t’armes ? demanda le Veilleux.
— Mon nom est dans le journal de ce matin, dit Adamsberg avec une grimace. Quelqu’un a parlé. Je ne sais pas qui. Mais à présent, si elle me cherche, elle me trouve.
— La tueuse ?
Adamsberg hocha la tête.
— Elle te tirerait dessus ?
— Oui. Une bonne petite balle dans le bide. Veille, le Veilleux, veille sur moi. Une grande fille rousse, efflanquée, des cernes sous ses yeux enfoncés, des cheveux longs qui bouclent, un petit nez, la peau blême. Éventuellement deux filles derrière elle, des gamines toutes maigres. Tiens, regarde, dit-il en sortant une photo de sa poche.
— Elle s’habille comment ? demanda gravement le Veilleux en examinant le cliché.
— Elle change tout le temps. Elle se grime, comme une gosse.
— Je préviens les autres ?
— Oui.
Adamsberg passa le reste de la journée avec Aimont et les flics de Vaucouleurs. C’était la première fois qu’Aimont se trouvait face au travail du grand loup et il fut impressionné par le massacre opéré sur le troupeau. En fin d’après-midi la police de Digne adressa à Belcourt une photo de Massart qu’Aimont se chargea de faire agrandir et diffuser. En revanche, le dossier sur l’homme en provenance de Puygiron n’arrivait toujours pas. Adamsberg s’attarda à contempler le portrait d’Auguste Massart. Une grosse figure blanche et maussade, hostile, pas très plaisante. Des joues gonflées et lisses, un front court sous une frange basse de cheveux noirs, des yeux rapprochés, sombres, des sourcils peu fournis, une sorte de brutalité endormie.
Le dossier préparé par Danglard parvint à Belcourt à sept heures du soir. Adamsberg le plia avec soin, le glissa, bien à l’abri, dans sa poche intérieure, et regagna le camion.
Avant de se coucher, il ôta le 357 de son étui et le posa au bas de son lit, à proximité immédiate de sa main droite. Il s’allongea, prit la main de Camille et s’endormit. Camille regarda sa main un bon moment, l’esprit vacant, et la laissa là où elle se trouvait.
Le Veilleux, au lieu de garder Interlock vautré sur ses pieds, l’avait posté à l’extérieur.
— Surveille cette fille, lui avait-il recommandé en lui grattant les oreilles. Grande, rousse, efflanquée. C’est une tueuse. Gueule autant que tu pourras. Ne te fais pas de souci, ajouta-t-il en observant le ciel, il ne pleuvra pas cette nuit.
Interlock avait fait mine de tout piger et s’était couché au sol.
La chaleur monta d’un cran le jeudi 2 juillet. On attendit dans la torpeur. Camille déplaça le camion jusqu’au bourg pour remplir le réservoir d’eau. Le Veilleux appela le troupeau, prendre des nouvelles de la patte de George. Soliman se plongea dans le dictionnaire. Camille, un peu perturbée par la passivité de sa main gauche sur laquelle son esprit ne semblait pas avoir d’influence, laissa tomber la musique et se réfugia dans le Catalogue de l’Outillage Professionnel. Il y aurait bien dans tout cela un engin qui la dépannerait dans cette situation délicate où elle se trouvait. Le Disjoncteur thermique unipolaire + neutre 6 A à 25 ampères lui semblait par exemple posséder des qualités appropriées. Si Adamsberg voulait bien lui lâcher la main, le problème se résoudrait de lui-même. Le plus simple serait de demander.
Ce ne fut que vers cinq heures de l’après-midi que les gendarmes de Poissy-le-Roy prévinrent leurs collègues de Vaucouleurs d’un massacre d’ovins survenu dans la nuit, à la bergerie des Chaumes. Les flics de Vaucouleurs alertèrent Belcourt avec du retard et Adamsberg n’eut la nouvelle qu’à huit heures du soir.
Il étala la carte sur la caisse en bois.
— Cinquante kilomètres à l’ouest de Vaucouleurs, dit-il. Toujours hors piste.
— Il s’éloigne, gronda Soliman.
— On ne bouge pas, dit Adamsberg.
— On va le rater ! cria le jeune homme en se levant.
Le Veilleux, qui tisonnait le feu à deux mètres de là, tendit son bâton et toucha le jeune homme.
— Ne t’énerve pas, Sol, dit-il. On l’aura. Quoi qu’il arrive, on l’aura.
Soliman se laissa tomber sur son siège, l’air désolé, épuisé, comme à chaque fois que le Veilleux le touchait avec le bâton. Camille se demandait s’il mettait un produit dedans, ou quoi.
— « Soumission », marmonna Soliman. « Fait de se soumettre ; disposition à obéir. »
Après le dîner, Camille s’obstina à compulser le Catalogue dans la cabine du camion, jusqu’à épuisement. Elle avait à peine dormi la nuit précédente et ses yeux étaient lourds. Vers deux heures du matin, elle regagna son lit avec une prudence d’espion. Soliman était toujours au bourg avec la mobylette. Le Veilleux était posté près de la route. Il veillait. Il guettait la fille rousse. Il protégeait Adamsberg, le Tricot à mailles couché sur ses pieds. « Je m’en fous, j’ai pas sommeil », il avait dit.
Camille s’assit d’abord sur le lit de Soliman pour ôter ses bottes, quitte à marcher sur le sol cradingue de la bétaillère. Ainsi, ça ne risquait pas de réveiller Adamsberg. Et qui n’est pas réveillé ne prend la main de personne. Elle repoussa lentement la bâche, décomposant ses mouvements dans le silence, et la laissa retomber sans un bruit. Adamsberg, étendu sur le dos, respirait régulièrement. Elle s’avança avec des précautions de voleur dans l’allée étroite qui séparait les deux lits, tâchant d’éviter le pistolet qui luisait au sol. Adamsberg éleva les deux bras vers elle.
— Viens, dit-il doucement.
Camille se figea dans l’obscurité.
— Viens, répéta-t-il.
Camille fit un pas, incertaine, l’esprit vide. Des lointains de ce vide, montaient des souvenirs indistincts, des ombres balbutiantes. Il posa une main sur elle et l’amena vers lui. Camille entrevit, plus proches, mais comme scellés derrière une vitre épaisse, les contours inaccessibles de ses désirs anciens. Adamsberg effleura sa joue, ses cheveux. Camille ouvrait les yeux dans le noir, le Catalogue toujours serré dans sa main gauche, plus attentive à la nuée d’images fragiles surgies des chambres closes de sa mémoire qu’au visage tourné vers elle. Elle avança la main vers ce visage, avec la sensation angoissée qu’à son contact, quelque chose exploserait. La vitre épaisse, peut-être. Ou bien les cales insoupçonnées de cette mémoire, bourrées de vieux trucs en état de marche, qui attendaient, hypocrites, embusqués, défiant le temps. C’est à peu près ce qui se produisit, une longue déflagration, plus alarmante qu’agréable. Elle considéra tout ce fracas, et le fouillis stupéfiant échappé des basses cales de son propre navire. Elle voulut ranger, contenir, mettre de l’ordre. Mais, comme une part de Camille convoitait le désordre, elle renonça et s’allongea contre lui.
— Tu connais l’histoire de l’arbre et du vent ? demanda Adamsberg en la serrant dans ses bras.
— C’est une histoire de Soliman ? murmura Camille.
— C’est une histoire à moi.
— Je n’aime pas trop tes histoires.
— Celle-ci n’est pas mauvaise.
— Je me méfie quand même.
— Tu as raison.