XXXIII

Le même gendarme vint chercher Adamsberg le lendemain matin et le déposa à neuf heures à la gendarmerie de Belcourt, où il passa deux heures avec Sabrina Monge, dans la cellule où elle avait dormi. Danglard et le lieutenant Gulvain arrivèrent par le train de 11 h 07, et Adamsberg leur confia la jeune femme avec un tas de recommandations inutiles. Il avait une confiance aveugle en la délicatesse de Danglard, dont il estimait les compétences en matière d’humanité largement supérieures aux siennes.

À midi, il se fit conduire à la gendarmerie de Châteaurouge pour y attendre le dossier d’Interpol sur John Neil Padwell. L’adjudant de Châteaurouge, Fromentin, était un homme très différent d’Aimont, rouge et carré, peu enclin à prêter main-forte à la police judiciaire civile. Il estimait — à juste titre — que le commissaire Adamsberg, hors de sa zone de compétence et sans délégation de pouvoirs, n’avait aucun droit à lui donner des ordres, ce qu’Adamsberg d’ailleurs ne faisait pas. Il se contentait, comme à Belcourt, comme à Bourg, de solliciter des informations et de proposer des conseils.

Mais comme l’adjudant Fromentin était lâche, il n’osait pas s’opposer de front au commissaire dont il connaissait la renommée ambiguë. Il se révélait en outre sensible à la flatterie enveloppante qu’Adamsberg savait déployer en cas de nécessité, si bien qu’au bout du compte le massif Fromentin s’était presque mis aux ordres du commissaire.

Lui aussi attendait le fax d’Interpol, sans saisir ce qu’Adamsberg pouvait bien espérer d’une affaire dépassée qui n’avait rien de commun avec les agressions de la Bête du Mercantour. À ce qu’on sache, c’est-à-dire d’après ce qu’en avait raconté la sœur Hellouin, Simon Hellouin n’avait pas été égorgé par morsure. Il avait tout simplement été dessoudé à l’américaine, d’une bonne balle dans le cœur. Juste avant, Padwell avait pris le temps de lui brûler les organes génitaux en manière de représailles. Fromentin eut une grimace de peur et de dégoût. La moitié des Américains, à son idée, était tombée à l’état sauvage, et l’autre moitié, à l’opposé, à l’état de jouets en plastique.


Les résultats des analyses de l’IRCG parvinrent à quinze heures trente sur le bureau de l’adjudant Aimont, qui les transmit à Fromentin dans les cinq minutes suivantes. Appartenance des poils prélevés sur le corps de Paul Hellouin à l’espèce Canis lupus, le loup commun. Adamsberg adressa dans l’instant l’information à Hermel ainsi qu’à Montvailland et à l’adjudant-chef Brévant, à Puygiron. Il ne détestait pas emmerder ce type qui ne lui avait toujours pas communiqué le dossier attendu sur Auguste Massart.

Ce matin, la photo de Massart était parue dans la presse et la pression montait dans les colonnes des journaux, à la télévision, à la radio. Le meurtre de Paul Hellouin et le massacre consécutif des brebis de Châteaurouge avaient achevé de mettre les journalistes et la police sur les dents. La route sanglante du loup-garou était reproduite dans tous les quotidiens. En rouge, le tracé meurtrier déjà accompli par le tueur psychopathe, en bleu le dessin de son déplacement prévisible vers Paris, itinéraire qu’il avait tracé lui-même et que, à Vaucouleurs et Poissy-le-Roy excepté, il avait jusqu’ici scrupuleusement respecté. Des annonces répétées continuaient d’inviter fermement à la prudence les habitants des villes et des villages concernés par le passage de l’homme au loup, déconseillant toute sortie nocturne. Des appels, des dénonciations, des témoignages multiples commençaient à affluer dans tous les commissariats et les gendarmeries de France. On laissait de côté, pour le moment, tout ce qui ne concernait pas les abords immédiats de la route rouge de Massart. Devant l’ampleur de l’événement, il devint nécessaire d’organiser la coopération entre les diverses actions locales. Sur intervention de la Direction de la Police Judiciaire, Jean-Baptiste Adamsberg fut chargé d’assumer et de coordonner l’affaire du loup-garou. Cette nouvelle lui parvint à Châteaurouge vers dix-sept heures. À compter de cet instant, l’adjudant Fromentin s’écrasa sans autre forme de procès, tâchant de devancer les désirs du commissaire. Mais Adamsberg n’avait pas besoin de grand-chose. Il attendait le dossier d’Interpol. Exceptionnellement, ce samedi, il ne sortit pas une seule fois marcher dans la campagne, griffonnant debout sur son carnet à dessin en surveillant le crépitement du fax. Il dessinait la tête de l’adjudant Fromentin.


Les documents lui parvinrent un peu avant dix-huit heures, depuis le bureau du Police Department d’Austin, Texas, adressés par le lieutenant J.H.G. Lanson. Adamsberg s’empara des feuilles avec une hâte mesurée et les lut debout, appuyé à la fenêtre du bureau de Fromentin.

L’histoire conjugale et criminelle de John N. Padwell semblait en tous points conforme au récit de la sœur de Paul et Simon Hellouin. L’homme était né à Austin, Texas, où il avait exercé la profession de métallier. À vingt-six ans, il avait épousé Ariane Germant, dont il avait eu un fils, Stuart D. Padwell. Après onze ans de vie commune, il avait torturé l’amant de sa femme, Simon Hellouin, avant de l’abattre d’une balle dans le cœur. Condamné à vingt ans de réclusion criminelle, John Neil Padwell en avait purgé dix-huit et avait été libéré voici sept ans et trois mois. Depuis, J.N. Padwell n’avait pas quitté le territoire nord-américain et n’avait plus eu affaire à la justice.

Adamsberg examina longuement les trois portraits du tueur que lui faisait parvenir son collègue américain, un face, un profil gauche, un profil droit. Un homme blond au visage rectangulaire et à l’expression résolue, des yeux clairs un peu vides, des lèvres fines, astucieuses, un mélange de malice et d’obstination bornée.

Il était décédé de mort naturelle à Austin, Texas, le 13 décembre, il y avait un an et sept mois.

Adamsberg secoua la tête, roula les feuillets et les glissa dans sa veste.

— Intéressant ? demanda Fromentin, qui avait attendu que le commissaire lève les yeux de ses papiers.

— Ça se termine là, dit Adamsberg avec une moue de désappointement. Le type est mort l’an dernier.

— Dommage, dit Fromentin, que cette piste n’avait pas mobilisé un seul instant.

Adamsberg lui serra la main et quitta la gendarmerie, d’un pas encore plus lent qu’à l’ordinaire. Son estafette temporaire lui emboîta le pas et le suivit jusqu’au break de service. Avant de monter en voiture, Adamsberg ressortit le rouleau, réexamina la photo de J.N. Padwell. Puis il la rempocha, pensif, et se glissa sur le siège avant droit. Le gendarme le laissa à cinquante mètres du camion.


Il vit d’abord la moto noire, béquillée sur le bord de la départementale. Puis il vit Lawrence, installé au flanc droit de la bétaillère, occupé à trier des tas de photographies qu’il avait étalées à ses pieds. Adamsberg n’en ressentit pas de désagrément, mais le regret un peu mordant de ne pas tenir Camille contre lui ce soir et, fugitive, à peine marquée, un peu de crainte. Le Canadien était un type beaucoup plus sérieux et solide que lui. Au fond, s’il n’avait écouté que sa raison, il l’aurait même résolument recommandé à Camille. Mais son désir et son intérêt personnel l’empêchaient d’abandonner Camille au grand type taillé pour l’aventure.

Camille, assise un peu raidement aux côtés du Canadien, concentrait toute son attention sur les images des loups du Mercantour dispersées dans l’herbe sèche. Lawrence en fit un commentaire haché pour Adamsberg, lui présentant Marcus, Electre, Sibellius, Proserpine et la gueule du défunt Augustus. Le Canadien était calme et plutôt bienveillant, mais il posait toujours sur Adamsberg ce regard inquisiteur qui signifiait « Que cherches-tu ? ».

Soliman dressa la table sur la caisse en bois pendant que le Veilleux, assis, tisonnait les braises, le pied posé sur la bassine. Lawrence questionna le berger d’un mouvement de menton en désignant sa cheville.

— Il a dégringolé du camion, expliqua Soliman.

— Des nouvelles du Texan, mon gars ? demanda le Veilleux à Adamsberg pour couper court.

— Oui. Austin m’a faxé tout son curriculum vitae.

— C’est quoi, son curriculum vitae ?

— C’est le déroulement de sa vie en courant, dit Soliman.

— Bien. J’aime bien comprendre.

— Eh bien, le gars a fini de courir, dit Adamsberg. Padwell est mort il y a un an et demi.

— Tu avais tort, constata Soliman.

— Oui. Tu m’as déjà dit ça.


Adamsberg renonça, avec son bras blessé, à dormir plié dans sa voiture. Il appela la gendarmerie et se fit conduire, en fin de compte, à cet hôtel de Montdidier. Il passa la journée du dimanche dans une petite chambre surchauffée, à écouter les informations, à prendre des nouvelles de Sabrina et à relire les dossiers accumulés depuis huit jours. De temps à autre, il déroulait la photo de J.N. Padwell et il la contemplait, avec un mélange de curiosité et de regret, faisant jouer l’image de l’homme dans l’ombre et la lumière. Il la regardait d’un côté, de l’autre, la retournant en tous sens, ou plongeant fixement son regard dans ces yeux absents. Il s’échappa à trois reprises pour gagner un recoin de survie découvert dans un potager à l’abandon. Il dessina le Veilleux, le pied posé sur la bassine, le buste droit, le chapeau à ruban noir rabattu sur les yeux. Il dessina Soliman, torse nu, un peu cambré, le regard haut, dans une de ces poses assez fières qu’il affectionnait et qu’il avait toutes empruntées au Veilleux. Il dessina Camille, les mains accrochées au volant du camion, le profil tendu vers la route. Il dessina Lawrence, appuyé à sa moto, le considérant gravement avec cette question muette suspendue dans son regard bleu.

On frappa à sa porte vers sept heures et demie du soir et Soliman entra, luisant de sueur. Adamsberg leva les yeux et fit non de la tête, lui indiquant par là qu’il ne s’était rien produit de neuf. Massart était dans ses heures calmes.

— Laurence est toujours là ? demanda-t-il.

— Oui, dit Soliman. Ça ne t’empêche pas de venir, pas vrai ? Le Veilleux va faire griller du bœuf sur la cage à poules. Il t’attend. Je suis venu te chercher.

— Il a des nouvelles de George Gershwin ?

— Tu t’en balances, de George Gershwin.

— Pas tant que ça.

— C’est le trappeur qui te tient à distance ?

Adamsberg sourit.

— Il y a quatre lits, dit-il. On est cinq.

— Un homme de trop.

— C’est cela.

Soliman s’assit sur le lit, les sourcils froncés.

— Tu t’éclipses, dit-il, mais tu feintes. Sitôt que le trappeur aura le dos tourné, tu te faufileras à sa place. Je sais ce que tu fabriques. Je le sais très bien.

Adamsberg ne répondit pas.

— Et je me demande si c’est bien droit, continua Soliman avec effort, le regard levé vers le plafond. Je me demande si c’est bien régulier.

— Régulier par rapport à quoi, Sol ?

Soliman hésita.

— Par rapport aux règles, dit-il.

— Je croyais que tu t’en branlais, des règles.

— C’est vrai, reconnut Soliman, étonné.

— Alors ?

— Même. Tu tires dans le dos du trappeur.

— Il n’est pas de dos, il est de face. Ce n’est pas un candide.

Soliman secoua la tête, mécontent.

— Tu dévies le courant, dit-il, tu détournes la rivière, tu récupères toute l’eau pour toi et tu te faufiles dans le lit du trappeur. C’est du vol.

— C’est tout le contraire, Soliman. Tous les amants de Camille — parce qu’on parle bien de Camille, n’est-ce pas ? — , tous les amants de Camille puisent dans ma rivière, et toutes mes maîtresses prélèvent dans la sienne. En amont, il n’y a qu’elle, et moi. En aval, il arrive qu’il y ait pas mal de monde. En vertu de quoi, l’eau est plus trouble en bas qu’en haut.

— Ah bon, dit Soliman, devenu perplexe.

— Pour simplifier, dit Adamsberg.

— Si bien qu’en ce moment, dit Soliman en hésitant, tu remontes ta rivière vers l’amont ?

Adamsberg hocha la tête.

— Si bien, continua Sol, que si j’avais franchi ces sacrés cinquante mètres, si j’avais pu poser la main sur elle, je me serais retrouvé en aval de tout votre système hydrographique à la con ?

— Un peu, dit Adamsberg.

— Est-ce que Camille sait cela, ou est-ce ton propre songe ?

— Elle le sait.

— Et le trappeur ? Il le sait ?

— Il se demande.

— Mais ce soir, le Veilleux t’attend. Il s’est emmerdé toute la journée avec le pied sur la bassine. Il t’attend. En fait, il m’a ordonné de te ramener.

— Alors, dit Adamsberg, c’est différent. Tu es venu comment ?

— Avec la mobylette. Tu n’auras qu’à me tenir avec le bras gauche.

Adamsberg roula ses documents, les fourra dans sa veste.

— Tu emmènes tout cela avec toi ? demanda Soliman.

— Il arrive que les idées me rentrent par la peau. Je préfère les avoir contre moi.

— Tu espères vraiment quelque chose ?

Adamsberg fit une grimace, enfila sa veste alourdie de papiers.

— Tu as une idée ? demanda Soliman.

— Subliminale.

— Ça veut dire ?

— Ça veut dire que je ne la vois pas. Elle tremble à la lisière de mes yeux.

— Pas très pratique.

— Non.


Soliman, dans un silence un peu tendu, racontait sa troisième histoire africaine, noyant sous ses paroles les regards un peu lourds qui s’échangeaient en tous sens, de Camille à Adamsberg, d’Adamsberg à Lawrence, de Lawrence à Camille. Adamsberg levait parfois les yeux vers le trappeur, comme chancelant. Il cède, pensait Soliman, il cède. Il va laisser toute sa rivière en plan. Sous le regard un peu agressif du Canadien, le commissaire baissait à nouveau la tête vers son assiette et restait ainsi, comme abruti, absorbé par les motifs peints sur la faïence. Soliman poursuivait son histoire, une affaire très embrouillée entre une araignée vindicative et un oiseau apeuré, dont il ne savait pas au juste comment il allait se dépêtrer.

— Quand le dieu du marais vit la nichée par terre, dit Soliman, il fut pris d’une telle fureur qu’il s’en alla trouver le fils de l’araignée Mombo. « C’est toi, fils de Mombo, dit-il, qui as coupé les branches des arbres avec tes saletés de mandibules. Dorénavant, tu ne couperas plus du bois avec ta bouche mais tu tisseras du fil avec tes fesses. Et avec ce fil, jour après jour, tu recolleras les branches et tu laisseras les oiseaux nicher. » « Que dalle », fit le fils de Mombo…

— God, coupa Lawrence. Comprends pas.

— Ce n’est pas fait pour ça, dit Camille.


À minuit et demi, Adamsberg resta seul avec Soliman. Il déclina son offre de le raccompagner à l’hôtel, le trajet en mobylette ayant été assez éprouvant pour son bras.

— Ne t’en fais pas, dit-il, je vais rentrer à pied.

— Il y a huit kilomètres.

— J’ai besoin de marcher. Je couperai par les champs.

Le regard d’Adamsberg était si distant, si perdu, que Soliman n’insista pas. Il arrivait au commissaire de partir dans un autre monde et nul, à ces instants, ne se sentait l’envie de lui faire escorte.


Adamsberg quitta la route et rejoignit le chemin étroit qui passait entre un champ de jeunes maïs et un champ de lin. La nuit n’était pas très claire, venteuse, des nuages s’étaient levés en soirée vers l’ouest. Il avançait lentement, le bras droit coincé, la tête baissée vers les cailloux qui dessinaient une ligne blanche et sinueuse au sol. Il déboucha dans la plaine et s’orienta au clocher noir de Montdidier qu’on discernait au loin. C’était à peine s’il pouvait comprendre ce qui l’avait tant choqué ce soir. Ce devait être cette histoire de rivière qui lui brouillait la vue, qui déformait ses pensées. Mais pourtant il avait vu. L’idée indécise qui tremblait tout à l’heure au bord de ses paupières prenait forme et consistance. Une consistance effrayante, inadmissible. Mais il avait vu. Et tout ce qui grinçait dans l’histoire de l’homme au loup, comme des roues faussées, s’assouplissait devant cette hypothèse. La mort absurde de Suzanne Rosselin, l’itinéraire qui ne déviait pas, Crassus le Pelé, les ongles de Massart, les poils de loup, la croix manquante, tout cela rentrait dans le rang. Les angles s’estompaient pour ne former qu’une seule route, lisse, claire, évidente. Et Adamsberg voyait toute cette route, de son origine à son terme, diaboliquement tracée, pavée de douleur, de cruauté et d’une pointe de génie.

Il s’arrêta, s’assit un long moment contre un arbre, explorant la solidité de ses pensées. Après un quart d’heure, il se releva lentement et, rebroussant chemin, il prit la direction de la gendarmerie de Châteaurouge.

À mi-route, à l’entrée du chemin qui séparait les deux champs, il s’arrêta net. À cinq ou six mètres, une silhouette noire, large et massive, un peu ramassée sur elle-même, lui barrait l’accès du sentier. La nuit n’était pas assez claire pour qu’il puisse distinguer les traits du visage. Mais Adamsberg sut sur l’instant qu’il faisait face au loup-garou. Le tueur vagabond, l’homme de toutes les esquives, celui qui se terrait depuis maintenant deux semaines, se découvrait enfin pour un face à face meurtrier. Jusqu’ici, aucune de ses victimes n’avait survécu à l’attaque. Mais aucune de ses victimes n’était armée. Adamsberg recula de quelques pas, jaugeant sa taille impressionnante, tandis que l’homme s’approchait lentement, sans une parole, un peu tanguant. Comme des tisons, mon gars, comme des tisons ça fait, les yeux du loup, la nuit. De la main gauche, Adamsberg dégaina son pistolet, et, au poids, il comprit que l’arme était vide.

L’homme se rua sur lui et le déséquilibra d’une seule et violente poussée. Adamsberg se retrouva le dos plaqué au sol, grimaçant sous l’effet de la douleur, les genoux de l’homme écrasant ses épaules de tout leur poids. De son bras gauche, il tenta de repousser la masse qui le clouait au sol mais il le laissa retomber, impuissant. Il chercha dans la nuit le regard de son adversaire.

— Stuart Donald Padwell, dit-il dans un souffle. Je te cherchais.

— Ta gueule, lui répondit Lawrence.

— Lâche-moi, Padwell. J’ai déjà prévenu les flics.

— Pas vrai, dit Lawrence.

Le Canadien glissa la main dans son blouson et Adamsberg distingua dans son poing, toute proche de son visage, une mâchoire blanche qui lui parut immense.

— Crâne de loup de l’Arctique, dit Lawrence en ricanant. Mourras pas ignorant.

Une détonation claqua dans l’air. Lawrence se retourna dans un sursaut, sans lâcher sa prise sur Adamsberg. Soliman fut d’un bond sur lui, enfonçant le canon du fusil sur sa poitrine.

— Bouge plus, le trappeur, hurla Soliman. Ou je t’envoie la balle dans le cœur. Couche-toi, couche-toi, couche-toi sur le dos !

Lawrence ne se coucha pas. Il se leva avec lenteur, les mains levées, dans une pose plus agressive que soumise. Soliman le maintenait du bout de son fusil, le faisant reculer vers le champ de maïs. Dans la nuit, la silhouette élancée de Soliman semblait pathétiquement gracile. Le jeune homme ne tiendrait pas longtemps le choc, fusil ou pas fusil. Adamsberg chercha une lourde pierre et visa à la tête. Lawrence s’écroula sur lui-même, touché à la tempe. Adamsberg se redressa, s’avança vers lui, l’examina.

— C’est bon, souffla-t-il. Donne de quoi l’attacher. Il ne va pas rester longtemps comme ça.

— Je n’ai rien pour l’attacher, dit Soliman.

— Donne tes fringues.

Pendant qu’Adamsberg détachait les lanières de son holster et ôtait sa chemise pour fournir du cordage, Soliman obéissait.

— Pas le tee-shirt, dit Adamsberg. File ton froc.

En caleçon, Soliman acheva de lier les membres du Canadien, qui gémissait sur le sol.

— Il saigne, dit-il.

— Il va se remettre. Regarde, Sol, regarde la bête.

Dans la faible lumière nocturne, Adamsberg montra à Soliman le grand crâne blanc du loup de l’Arctique, en le tenant soigneusement par le trou occipital. Soliman approcha la main, un peu horrifié, et éprouva du doigt le tranchant des dents.

— Il a aiguisé les pointes, dit-il. Ça coupe comme des sabres.

— Tu as ton téléphone ? demanda Adamsberg.

Soliman tâtonna dans l’herbe pour y chercher son pantalon, et en décrocha le portable. Adamsberg appela les flics de Châteaurouge.

— Ils arrivent, dit-il en s’asseyant dans l’herbe, à côté du corps du Canadien.

Il posa son front sur ses genoux, et s’appliqua à respirer lentement.

— Comment tu m’as trouvé ? demanda-t-il.

— Après ton départ, je me suis couché. Lawrence a traversé le camion tout doucement, ses vêtements sous le bras, et il s’est habillé dehors. J’ai soulevé la bâche et par la claire-voie, je l’ai vu s’éloigner dans ta direction. J’ai compris qu’il allait te chercher pour une bonne petite explication, à propos de Camille, et je me suis dit que ça ne me regardait pas. Pas vrai ? Mais le Veilleux s’est dressé tout droit sur son lit et il a dit « Suis-le, Sol ». Et il a tiré le fusil de sous son lit et il me l’a collé dans les bras.

— Le Veilleux veillait, dit Adamsberg.

— Faut croire. Après, j’ai vu le trappeur te barrer la route et j’ai pensé que ça allait être une bonne petite explication. Et puis ça a mal tourné et tu lui as dit « Salut, Padwell », ou quelque chose comme ça. À ce moment, j’ai pigé qu’il ne s’agissait pas d’une bonne petite explication.

Adamsberg sourit.

— T’allais te faire tuer, commenta Soliman.

— On avait un train de retard sur lui, dit Adamsberg en fronçant les sourcils. Depuis le début. On en a rattrapé un bout mais il nous manquait quelques heures.

— Je croyais que Padwell était mort.

— C’est son fils. Stuart.

— Tu veux dire que le fils accomplit les volontés du père ? demanda Soliman en contemplant le corps du trappeur.

— Quand le père a tué Simon Hellouin, le gosse avait dix ans. Il a vu le meurtre. Après quoi, le petit Stuart était fichu. D’autant que sa mère a foutu le camp aussitôt avec le frère Hellouin. Pendant ses dix-huit ans de tôle, Padwell a dû entretenir son fils dans l’idée fixe de la vengeance, de la suppression de tous les hommes qui lui avaient pris sa mère et qui l’avaient gardée loin d’eux.

— Mais les deux autres gars ? Sernot et Deguy ?

— Deux amants de la mère, nécessairement. Il n’y a pas d’autre explication.

— Mais Suzanne ? dit Soliman d’une voix creuse. Qu’est-ce qu’elle avait à voir là-dedans ? Elle aurait su tout cela sur le trappeur ?

— Suzanne ne savait rien du tout.

— Elle l’a vu attaquer les brebis avec son putain de crâne ?

— Rien du tout, je te dis. Ce n’est pas parce qu’elle a parlé d’un loup-garou qu’il l’a tuée. C’est parce qu’elle n’a pas parlé d’un loup-garou, et qu’elle n’en aurait jamais parlé. Mais une fois morte, il pouvait lui faire dire ce qu’il voulait. Voilà à quoi lui servait Suzanne. Elle n’était pas là pour nier.

— Mais bon Dieu, dit Soliman, la voix tremblante, pour quoi faire ?

— Pour lancer la rumeur d’un homme au loup. Rien que pour ça, Soliman. Il n’allait pas faire l’erreur de la lancer lui-même.

Soliman soupira dans l’obscurité.

— Je ne comprends pas tout ce cirque avec les loups.

— Il fallait qu’on croie au carnage d’un fou, à des meurtres de hasard, et il avait besoin d’un coupable. Il a créé une psychose autour d’un Massart lycanthrope et sanguinaire. Il avait d’excellents éléments pour le faire. Du métier, des moyens, des connaissances, l’alibi de sa présence dans le Mercantour.

— Et Massart ?

— Massart est mort. Depuis le début. Il a dû l’enterrer quelque part sur le mont Vence. Voilà les flics, Sol.

Adamsberg et Soliman vinrent au-devant des gendarmes, l’un torse nu, l’autre en caleçon. Fromentin avait amené en renfort des hommes de la brigade de Montdidier. Dix hommes ne lui semblaient pas de trop pour ceinturer l’homme au loup.

— Allez-y, dit Adamsberg en désignant le corps de Lawrence. Appelez un médecin, je l’ai blessé à la tête.

— Qui est ce gars ? demanda Fromentin en braquant sa lampe-torche sur le visage du Canadien.

— Stuart Donald Padwell, le fils de John Padwell. Il est connu ici sous le nom de Laurence Donald Johnstone. Voici l’arme, Fromentin.

— Merde, dit-il, ce n’était pas un loup.

— Juste son crâne. On trouvera les extrémités des pattes quelque part dans le coffre de sa moto.

L’adjudant dirigea sa lampe sur le crâne, l’expression intéressée.

— C’est un loup de l’Arctique, dit Adamsberg. Il avait tout préparé là-bas.

— Je comprends, dit Fromentin en hochant la tête. Les loups arctiques sont les plus grands de tous les loups, et de loin.

Adamsberg le regarda, étonné.

— J’aime bien les bêtes, expliqua Fromentin d’un air embarrassé. Je me documente par-ci par-là.

Il braqua la lumière sur le bras d’Adamsberg.

— Ça saigne, dit-il.

— Oui, dit Adamsberg. Il a rouvert la blessure en me sautant dessus.

— Qu’est-ce qui lui a pris de se découvrir ?

— C’est ce soir. Je l’ai regardé.

— Et alors ?

— J’ai vu sur son visage les traits de John Padwell. Il savait que je m’obstinais sur son père, il a pigé que j’allais piger.

Adamsberg regarda passer Lawrence, soutenu par deux gendarmes. Un troisième gendarme lui rendit sa chemise et son holster. Soliman récupéra son pantalon.

— Vous étiez avec lui ce soir ? demanda Fromentin, sourcils froncés, en emboîtant le pas aux gendarmes.

— Il était là sans cesse, dit Adamsberg en le suivant. Il a lancé cette rumeur d’homme au loup, puis il a lancé trois personnes à ses basques pour l’entretenir. Il était informé de la poursuite jour par jour. Ce n’était pas nous qui le suivions, c’était lui qui nous dirigeait.

Lawrence fut conduit à l’hôpital de Montdidier et Fromentin raccompagna lui-même Adamsberg et Soliman au camion.

— Si le Canadien est en état, interrogatoire demain à quinze heures, dit Adamsberg. Prévenez le Parquet et à la première heure, alertez Montvailland à Villard-de-Lans, Hermel à Bourg-en-Bresse et Aimont à Belcourt. J’appellerai moi-même Brévant à Puygiron pour demander une fouille autour de la cabane de Massart.

Fromentin acquiesça. Il fit signe à son collègue d’emporter la moto de Lawrence et démarra.

— Bon sang, cria soudain Soliman en regardant s’éloigner les breaks des gendarmes. Bon sang, le cheveu ! Les ongles ! Qu’est-ce que tu fais des ongles ?

— Ça règle la question des ongles.

— C’était les ongles de Massart. Qu’est-ce qu’on va faire de ça ?

— C’était les ongles de Massart, dit Adamsberg en marchant lentement le long de la route, et c’était des ongles coupés. Dans la baraque du mont Vence, Brévant n’a pas ramassé un seul ongle dans le cabinet de toilette. Il a fallu qu’Hermel ait l’idée de ratisser la chambre pour qu’on y trouve des rognures. Mais des rognures coupées avec les dents, Soliman. C’est cela qui était si gênant. D’un côté un type qui utilise une pince, de l’autre un type qui se bouffe les ongles au lit. C’est l’un ou c’est l’autre, Sol. Après ça, il m’a semblé qu’on était vraiment des types chanceux d’avoir dégoté son hôtel, et puis d’avoir récupéré ces deux ongles et ce cheveu. Oui, on était vraiment des types chanceux. Avec la carte, j’ai douté que Massart frappe au hasard. Avec cette affaire d’ongles, j’ai douté de l’existence même de Massart.

— Mais merde, dit Soliman. Les ongles ?

— Laurence a coupé les ongles sur le mort, Soliman.

Soliman eut une grimace de dégoût.

— Il n’a pas pensé que Massart se coupait les ongles avec les dents. Il ne s’est pas figuré un truc pareil. C’est un type trop propre, trop méticuleux. Première erreur du Canadien.

— Il y en a eu d’autres ? demanda Soliman, les yeux rivés à Adamsberg.

— Quelques-unes. Les cierges, et ces meurtres au pied des croix. Je ne sais pas si Laurence connaissait cette superstition de Massart ou si c’est Camille qui l’a renseigné sans le vouloir. Ça lui a plu de s’en servir, puisque ça vous intéressait. Mais, à Belcourt, serré par les flics, il a préféré tuer loin de tout calvaire et de toute croix. Les superstitieux ne font pas ça. Ils s’accrochent, ils s’obstinent, ils ne lâchent surtout pas prise dans un défi aussi grave. Mais lui a égorgé Hellouin dans un pré, tout simplement. Ça signifiait que les croix précédentes étaient sans doute des foutaises. Et les cierges aussi. Et je revenais au même point : en ce cas, Massart ne serait pas Massart. Tu comprends, Sol, j’étais prêt pour l’hypothèse Padwell. Je l’attendais.

— Mais, dit Soliman avec une pointe d’anxiété, sans sa ressemblance avec son père, tu n’aurais jamais mis la main sur le Canadien. Jamais.

— Bien sûr que si. Ça aurait pris plus de temps, c’est tout.

— Comment ?

— Avec de l’acharnement, les dossiers de Sernot, Deguy et Hellouin auraient fini par révéler leur charnière commune, Ariane Germant. De là, on revenait à l’affaire Padwell. Padwell était mort, mais il avait eu un fils, un fils qui avait assisté au carnage. J’aurais suivi la piste de ce fils, j’aurais obtenu sa photo. Et j’aurais reconnu Laurence.

— Et si tu ne t’étais pas acharné ?

— Je me serais acharné.

— Et si tu n’avais pas suivi la piste de ce fils ?

— Je l’aurais suivie, Sol.

— Et si non ? insista Sol.

— Si non, il aurait fallu plus de temps encore. Qui connaissait les loups ? Laurence. Qui avait le premier parlé d’un loup-garou ? Laurence. Qui avait cherché Massart ? Laurence. Qui avait été déclarer sa disparition ? Qui avait suggéré qu’il avait tué Suzanne ? Laurence. On aurait fini par trouver, Sol.

— Peut-être pas, dit Soliman.

— Peut-être pas. Mais il y a eu les poils de loup. On s’en est inquiété et soudain, on en trouve. Qui était au courant ? Les flics, et nous cinq.

— Je vais voir le Veilleux, dit Soliman. Il doit savoir.

— Non, dit Adamsberg en lui attrapant le bras. Tu vas réveiller Camille.

— Et après ?

— Je ne sais pas comment le lui dire. Réfléchis.

Soliman s’arrêta de marcher.

— Merde, dit-il.

— Oui, dit Adamsberg.

Загрузка...