XVII

Camille engagea lentement le camion sur la route.

— C’était obligé d’emmener le chien ? demanda-t-elle.

— Vous en faites pas, répondit le Veilleux, c’est un chien de troupeau. Il attaque les loups, les renards, les saletés de toutes sortes et les loups-garous mais il ne touche pas les femmes. Interlock respecte les femmes.

— Je ne m’en faisais pas, dit Camille doucement. C’est simplement qu’il sent fort.

— Il sent le chien.

— C’est ce que je disais.

— On ne peut pas empêcher un chien de sentir le chien. Interlock veillera sur nous. Comptez sur lui pour signaler cette vacherie de loup-garou à cinq kilomètres à la ronde. Personne n’est obligé de savoir qu’il a les dents limées.

— Limées ?

— C’est un chien de troupeau. Faut pas que ça abîme les bêtes. Et faut pas que ça prenne goût au sang, sinon faut l’abattre. Mais Interlock a du nez. Il a senti la baraque de Massart et il le trouvera.

Camille hocha la tête, sans cesser de surveiller la route. Elle avait passé la troisième et, pour le moment, elle tenait le camion. Ça faisait beaucoup de boucan en roulant. Les barres métalliques des claires-voies tremblaient à chaque cahot. Il fallait élever la voix pour se faire entendre. On avait baissé les vitres et levé les bâches pour donner de l’air.

— Interlock ? C’est son nom ? demanda-t-elle.

— Je l’ai tiré au hasard dans le dictionnaire quand il est né, expliqua Soliman. « Interlock. Nom masculin. Machine à tricoter un tissu à mailles. Sous-vêtement tricoté par cette machine. »

— Ah bon, dit Camille. Quelle heure est-il ?

— Six heures passées.

— Donne ton idée, Sol.

— C’est aussi l’idée du Veilleux.

Le camion s’était à présent engagé sur la départementale et on longeait la rivière vers le nord. Camille conduisait sans forcer, prenant le temps de s’habituer aux commandes. Les virages n’étaient pas si faciles.

— Massart a laissé sa fourgonnette au mont Vence, commença Soliman. Bien forcé, s’il voulait qu’on le croie perdu en montagne. En attendant, le vampire est à pied.

— Et à vélo, compléta le Veilleux.

— Demande-lui de parler plus fort, Soliman, je n’entends rien avec le boucan du camion.

— Parle plus fort, dit Soliman au berger.

— À vélo, répéta le Veilleux en haussant sa voix de basse.

— Il a un vélo ?

— Ouais, dit le Veilleux. En tout cas, il y a quelques années, il en avait un. Il le rangeait dans la cabane du chien. J’y ai été cette nuit et il n’y a plus de vélo.

— Massart se promène à vélo, encadré d’un dogue et d’un loup ?

— Il ne se promène pas, jeune fille, dit le Veilleux. Il marche et il tue.

— Trop voyant, objecta Camille. Il se ferait remarquer cent fois avant d’atteindre une bergerie.

— C’est pour cela qu’il n’avance que la nuit, dit Soliman. Il se planque le jour et il marche la nuit, avec les bêtes.

— Même, dit Camille. Il n’ira pas loin avec un équipage pareil.

— Il ne va pas loin, jeune fille. Il va à Loubas, à côté de Jausiers.

— Je n’entends pas, dit Camille.

— À Loubas, cria le Veilleux. C’est à quatre-vingts kilomètres, de l’autre côté du Mercantour. C’est là qu’il va.

— Il y a quelque chose de particulier à Loubas ?

— Certainement.

Le Veilleux pencha sa tête par la portière et cracha avec bruit. Camille eut une pensée pour Lawrence.

— Il y a son cousin, reprit-il. Explique, Sol.

— Il lui faut une voiture, dit Soliman. Il ne peut pas traîner la campagne avec ses fauves. S’il a laissé sa fourgonnette, c’est qu’il a un plan. Massart a un cousin à Loubas, un type pourri qui tient un garage pourri et qui vend des voitures d’occasion. Il est certain que le cousin la bouclera.

— Bien, dit Camille, concentrée sur les tournants serrés de la route étroite. Massart irait chercher une voiture à Loubas. Très bien. Pourquoi n’en loue-t-il pas une, tout bonnement ?

— Pour ne pas se faire repérer.

— Bon sang, il n’est pas recherché. Personne ne l’empêche d’aller où bon lui semble.

— Il n’est pas recherché mais ça peut venir. Et surtout, Massart veut passer pour mort.

— Pour faire son boulot de loup-garou tranquille, dit le Veilleux.

— Exactement, dit Sol.

— Si c’est vrai, dit Camille, il aura besoin de faux papiers.

— Le cousin est pourri, dit le Veilleux. Le garage est une couverture.

— C’est ce qui se dit, confirma Soliman.

— Le cousin fait des faux papiers ?

— Il peut en avoir.

— Moyennant quoi ?

— Moyennant fric.

Camille ralentit et gara le camion sur un refuge en bord de route.

— On s’arrête déjà ? demanda le Veilleux.

— Je me détends les bras, dit Camille en descendant. La direction est dure et la route est difficile.

— Oui, dit Soliman. Je me rends compte.

— Je vais te chercher une carte, dit-elle. On l’a trouvée dans la maison de Massart, avec tout un itinéraire. Tu vas me montrer où est ce Loubas.

— À côté de Jausiers.

— Alors tu vas me montrer où est ce Jausiers.

— Tu ne sais pas où est Jausiers ? s’étonna Soliman.

— Non, répondit Camille en s’appuyant à la portière. Je ne sais pas où est Jausiers. Je ne suis jamais venue dans ce pays bouillant avant cette année, je n’ai jamais conduit un trois tonnes sur une foutue petite route de montagne, je ne sais pas à quoi ressemble le Mercantour. Je sais juste que la Méditerranée est en bas et que c’est une mer qui n’avance pas et qui ne recule pas.

— Bon, dit Soliman, épaté. Où as-tu vécu pour ignorer tout ça ?

Camille alla fouiller dans son tiroir, referma les portes du camion et se hissa à nouveau aux côtés de Soliman, avec la carte en main.

— Écoute, Sol, dit Camille, est-ce que tu sais qu’il y a des endroits, des milliers d’endroits dans le monde où il n’y a pas de cigales ?

— J’ai entendu parler de ça, dit Soliman avec une moue sceptique.

— Eh bien, c’est là que j’étais.

Soliman secoua la tête, mi-admiratif, mi-apitoyé.

— Donc, continua Camille en dépliant la carte de Massart, montre-moi où est ce Loubas.

Soliman posa son doigt sur la carte.

— Qu’est-ce que c’est que cette ligne rouge ? demanda-t-il.

— Ce que je t’ai dit, l’itinéraire de Massart. Toutes les croix correspondent aux bergeries où il a tué, sauf Andelle et Anélias où il ne s’est rien passé. À mon avis, il est parti en cavale avant d’avoir eu le temps de les attaquer. C’est trop à l’est. À présent, il suit cette route vers le nord. Il longe la Tinée, il traverse le Mercantour et il passe à Loubas.

— Ensuite ? demanda Soliman, sourcils froncés.

— Regarde. Il zigzague sur les petites routes jusqu’à Calais et il passe en Angleterre.

— Quel intérêt ?

— Il a un demi-frère aux abattoirs de Manchester.

Soliman secoua la tête.

— Non, dit-il. Massart ne cherche pas à se faire une nouvelle vie, comme un quelconque type en cavale. Massart est sorti de la vie. Il est sorti du jour et il est entré dans la nuit. Il est mort pour les flics, pour les gens de Saint-Victor, pour tous et pour lui-même aussi. Il ne veut pas une autre existence, il veut un autre état.

— Tu sais des tas de trucs, dit Camille.

— Il veut une autre peau, ajouta Soliman.

— Avec des poils, dit le Veilleux.

— C’est ça, dit Soliman. À présent que l’homme est mort, le loup peut tuer à sa guise. Je ne le vois pas du tout se chercher un bon boulot à Manchester.

— Alors pourquoi traverser la Manche ? Pour quoi faire un itinéraire si c’est pour aller nulle part ?

Soliman appuya sa tête sur sa main, réfléchit, un œil sur la carte.

— C’est une ligne de fuite. Il avance, il ne peut pas rester sur place. Il passera en Angleterre, il cherchera peut-être un coup de main là-bas. Mais là-bas aussi, il continuera d’avancer, tout autour de la terre. Tu sais ce que signifie « loup-garou » ?

— Lawrence dit que je ne suis pas fortiche sur le sujet.

— C’est un loup qui vagabonde. Massart ne se cachera pas dans un trou, il bougera sans cesse, une nuit ici, une nuit là. Il connaît toutes ces petites routes sur le bout des griffes. Il sait où se planquer.

— Mais Massart n’est pas un loup-garou, dit Camille.

Il y eut un court silence dans la cabine du camion. Camille sentait que le Veilleux faisait un effort pour ne pas répondre.

— Il se croit loup, au moins, dit Soliman. C’est déjà assez.

— Sans doute.

— Le trappeur a montré cette carte aux flics ?

— Évidemment. Ils y voient un voyage ordinaire à Manchester.

— Et pour les croix ?

— Simple question de boulot, d’après eux. Ça se tient, si tu es convaincu que Suzanne a été attaquée par un loup, juste par un loup. Et les flics en sont convaincus.

— Des imbéciles, dit le Veilleux d’une voix ferme. Un loup n’attaque pas l’homme.

Il y eut un nouveau silence. L’image de Suzanne égorgée repassa devant les yeux de Camille.

— Non, murmura Camille.

— On lui colle au cul, dit le Veilleux.

Camille mit le contact et dégagea le camion du refuge. Elle roula pendant plusieurs minutes en silence, les bras tendus sur le volant.

— J’ai calculé, dit Soliman. Massart peut faire quinze à vingt kilomètres par nuit sans fatiguer les bêtes. Il doit être à présent tout au nord du Mercantour, disons à la hauteur du col de la Bonette. Cette nuit, il va se laisser descendre sur Jausiers, vingt-cinq kilomètres. C’est là qu’on l’attendra à l’aube, si on ne le croise pas avant dans la montagne.

— Tu veux qu’on coure toute la nuit dans le Mercantour ?

— Je propose simplement de jeter l’ancre au col. On se relaiera cette nuit pour surveiller la route, mais je n’en attends rien. Il connaît les passes et les sentiers. À cinq heures et demie du matin, on descend sur Loubas et c’est là qu’on le saisit.

— Qu’entends-tu par « saisir » ? demanda Camille. Tu as déjà essayé de saisir un type comme Massart, bordé d’un dogue et d’un loup ?

— On va se préparer. On repérera sa voiture et on le suivra jusqu’à ce qu’il massacre un troupeau. Flagrant délit. Là, on le serrera.

— Avec quoi, Sol ?

— On avisera. C’est embêtant que tu ne connaisses pas Jausiers.

— Pourquoi cela ?

— Parce que cela veut dire que tu ne connais pas la route. Ça va grimper en lacets à flanc de montagne jusqu’à presque trois mille mètres. Étroit comme mon bras, avec un ravin d’un côté et un muret de protection défoncé tous les deux mètres. Ce qu’on vient de faire, c’est de la rigolade à côté.

— Bon, dit Camille, pensive. Je ne voyais pas le Mercantour comme ça.

— Tu le voyais comment ?

— Je voyais quelque chose de chaud et de modérément montagneux. Avec des oliviers. Un truc comme ça.

— Eh bien c’est froid et exagérément montagneux. Il y a des mélèzes, et quand c’est trop haut pour subsister, il n’y a plus rien du tout, que nous trois, avec le camion.

— C’est gai, dit Camille.

— Tu ne sais pas que les oliviers s’arrêtent à six cents mètres ?

— À six cents mètres de quoi ?

— D’altitude, bon sang. Les oliviers s’arrêtent à six cents mètres, tout le monde sait cela.

— Dans les régions d’où je viens, il n’y a pas d’oliviers.

— Ouais. Vous bouffez quoi, alors ?

— Des betteraves. C’est courageux la betterave. Ça ne s’arrête pas, ça fait le tour du monde.

— Si tu plantes ta betterave en haut du Mercantour, eh bien, elle crèvera.

— Bon. Ce n’est pas ce que je voulais faire, de toute façon. Combien de kilomètres pour atteindre ce foutu col ?

— Une cinquantaine. Les vingt derniers sont les plus terribles. Tu crois que tu vas y arriver ?

— Aucune idée.

— T’as les bras qui tirent ?

— Oui, j’ai les bras qui tirent.

— Tu crois que tu peux t’en sortir ?

— Fous-lui la paix, Sol, gronda le Veilleux. Laisse-la tranquille.

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