Camille n’avait pas allumé la lumière. Dans la demi-obscurité, Lawrence avalait un morceau avant de repartir dans le Mercantour. Mercier l’attendait, Augustus, Electre, tout le monde l’attendait. Il voulait chasser des garennes pour le vieux père et voir les autres à l’aube. Ensuite, il redescendrait pour l’enterrement de la grosse, c’est ce qu’il avait dit. Il mangeait en silence, ulcéré et sombre.
— Cet adjudant-chef de merde est bouffé d’orgueil, marmonna-t-il. Il n’a pas toléré qu’on en sache plus que lui. Il n’a pas supporté qu’un Canadien ignorant — car les Canadiens sont ignorants et s’enduisent le corps de graisse d’ours — ait quoi que ce soit à lui apprendre sur un gars du pays. Et il pue la sueur.
— Ça va peut-être se calmer, tenta Camille.
— Ça ne va pas se calmer du tout. Quand Massart aura jeté son loup sur une bonne douzaine de femmes, à défaut de pouvoir leur sauter dessus lui-même, ils se décideront enfin à se bouger les fesses.
— Je crois qu’il s’en tiendra aux moutons, dit Camille. Il a tué Suzanne pour se protéger. Peut-être qu’il va filer à Manchester et qu’il s’arrêtera. C’est le village qui le rendait fou.
Lawrence la regarda, caressa ses cheveux.
— C’est déconcertant, dit-il, tu ne vois le mal nulle part. J’ai peur que tu ne sois très loin du compte.
— Possible, dit Camille en haussant les épaules, un peu froissée.
— Au fond, tu n’as pas compris ? Tu n’as pas réellement compris ?
— J’en ai compris autant que toi.
— Rien du tout, Camille. Tu n’as pas compris. Tu n’as pas compris que Massart n’avait égorgé que des brebis. Pas des moutons, pas des agneaux, pas des vieux béliers irascibles et crâneurs. Des brebis, Camille. Mais cela, ça t’a complètement échappé.
— Possible, répéta Camille, qui réalisait en effet que cela lui avait tout à fait échappé.
— Parce que tu n’es pas un homme, voilà pourquoi. Tu ne détectes pas la femelle dans la brebis. Tu ne détectes pas l’agression sexuelle dans leur égorgement. Tu crois que Massart va s’arrêter. Ma petite Camille. Mais Massart ne peut pas s’arrêter. Tu ne piges pas que ce foutu égorgeur est d’abord un violeur ?
Camille hocha la tête. Elle commençait à voir.
— À présent qu’il est passé de la brebis à la femme, tu te figures qu’il va aller gentiment se calmer à Manchester ? God. Il ne va pas se calmer du tout. Il n’est pas question une seule seconde de calme. Il est déchaîné. Il est peut-être sans poils et sans couteau mais son loup a tout cela pour lui, au centuple. Il jettera l’animal sur ces femmes, et il regardera son loup les consommer à sa place.
Lawrence se leva, secoua brusquement ses cheveux, comme pour chasser toute cette violence, sourit, et entoura Camille de ses bras.
— C’est comme ça, dit-il à voix basse, c’est la vie des bêtes.
Après que Lawrence eut disparu sur la route, Camille resta assise une quinzaine de minutes dans un silence pesant, encerclée d’images éprouvantes.
Musique, donc. Elle brancha le synthétiseur, appliqua les écouteurs sur ses oreilles. Il restait deux thèmes à composer avant de boucler le huitième épisode du feuilleton sentimental.
Elle n’avait pas d’autre choix, pour créer cette musique de commande, que de s’immerger dans l’univers affectif des personnages de la série, et leurs démêlés la faisaient tellement suer que la tâche était rude. Tout l’argument du feuilleton reposait sur le choc frontal de deux dilemmes : d’un côté celui d’un homme mûr, retraité d’active mais baron, qui avait fait serment de ne jamais se remarier, à la suite d’un drame inexpliqué ; de l’autre celui d’une femme encore jeune, professeur de grec, qui avait fait serment de ne jamais plus aimer, à la suite d’une tragédie tout autant inexpliquée. Le baron s’était dévoué à ses deux enfants, qu’il faisait éduquer dans les murs de son château d’Anjou — on ne savait pas pourquoi les petits n’allaient pas à l’école. D’où la rencontre avec cette enseignante. Bien. Intervenait alors, inattendu, sourd puis impérieux, un fulgurant désir charnel entre le baron et la professeur de grec, qui mettait à rude épreuve les serments moraux qui ligotaient les deux protagonistes à leurs passés inexpliqués.
Camille en était là et, bien souvent, elle peinait. Le baron et l’helléniste qui passaient leurs jours à marcher de long en large, l’un devant le feu de bois, l’autre devant le tableau noir, serrant leurs poings de désir comprimé, étaient parvenus à l’écœurer. Elle les haïssait. La meilleure astuce qu’elle avait trouvée pour parvenir à composer une bonne musique sentimentale tout en les oubliant consistait à remplacer le baron et la professeur par un papa campagnol et une maman campagnol, comme dans ses livres d’enfant quand elle croyait encore à l’amour. Elle fermait les yeux, appelait à elle l’image du papa campagnol, fort et fier dans sa salopette de campagne, avec les deux petits campagnols qui apprenaient le grec en bondissant, couvant des yeux la maman campagnol en blouse rouge. Et ça marchait bien mieux ainsi. Suspense, tension, disparitions inexpliquées des campagnols, émotions des retrouvailles. Jusqu’ici, les producteurs s’étaient déclarés très satisfaits des bandes qu’elle leur avait adressées. Ça collait au thème, ils avaient dit.
Depuis la mort de Suzanne, cela devenait une véritable épreuve que de s’occuper de cette famille de campagnols qui n’avait de cesse de s’emmerder l’existence pour des broutilles.
Camille s’interrompait souvent, les doigts au repos sur le clavier. Ce qui, à son idée, choquait tellement Lawrence dans le cas de Massart, au-delà de ces attaques d’épouvante, c’était qu’il se serve d’un loup : Massart salissait les loups, il les diffamait, il les dégradait. Il leur avait fait plus de mal en huit jours que les pétitions des bergers en six ans. Et cela, Lawrence ne le pardonnait pas à Massart.
Mais quoi qu’il arrive à présent, c’était l’impuissance. Massart était sur les routes, les gendarmes cherchaient sa dépouille sur le mont Vence, Lawrence était reparti dans le Mercantour et elle, Camille, retrouvait son face à face avec le quatuor de campagnols émotifs.
Il n’était qu’une heure du matin mais elle ôta son casque, ferma sa partition, s’allongea sur le grand lit et ouvrit le Catalogue, à la page des Meuleuses 125 mm 850 W Poignée bilatérale Arrêt automatique en cas d’usure des balais. Voilà qui aurait résolu bien des soucis à la professeur de grec si seulement elle s’était donné la peine de s’y intéresser.
On frappa doucement à la porte, deux coups. Camille sursauta et s’assit sur le lit. Elle ne bougea pas et attendit. Deux coups à nouveau, et des frottements derrière le panneau de bois. Pas de voix, pas d’appel. À nouveau une courte attente, puis deux coups. Camille vit la poignée de la porte s’abaisser, remonter. Elle descendit à bas du lit, le cœur cognant. Elle avait donné un tour de clef à la serrure, mais qui le voulait entrerait par la fenêtre d’un bon coup d’épaule. Massart ? Massart aurait pu les voir entrer dans sa baraque. Dans la gendarmerie, même. Qui disait que Massart n’avait pas attendu le départ du Canadien pour venir s’expliquer avec elle à la nuit, d’homme à femme ? Avec le loup ?
Elle se força à respirer à fond et s’approcha sans un bruit de sa sacoche à outils. Brave vieille sacoche bourrée de marteaux, pinces multiprises de force et burette métal aspergeante remplie d’huile de moteur. Elle prit la burette dans la main gauche, la massette dans la droite, et se dirigea doucement vers le téléphone. Elle imaginait l’homme glabre derrière la porte, cherchant sans bruit un accès.
— Camille ? appela soudain la voix de Soliman. C’est toi ?
Camille laissa retomber ses bras et alla ouvrir. Dans l’ombre, elle distingua la silhouette du jeune homme et son visage étonné.
— Tu réparais quelque chose ? demanda-t-il. À cette heure-là ?
— Pourquoi n’as-tu pas dit que c’était toi ?
— Je ne savais pas si tu dormais. Pourquoi tu ne répondais pas ?
Sol considéra la burette, la massette.
— Je t’ai fait peur, pas vrai ?
— C’est possible, dit Camille. Entre, maintenant.
— Je ne suis pas seul, dit Sol en hésitant. Le Veilleux est avec moi.
Camille haussa son regard derrière le jeune homme et aperçut, quatre pas en arrière, la silhouette droite de l’antique berger. Que le Veilleux soit au village, hors de la bergerie, annonçait qu’un événement exceptionnel était en cours.
— Qu’est-ce qui s’est passé, bordel ? murmura-t-elle.
— Rien encore. On veut te voir.
Camille s’effaça pour laisser passer Sol et le Veilleux, qui entra tout raide et la salua d’un court mouvement de tête. Elle reposa burette et massette, les mains encore tremblantes, et leur fit signe de s’asseoir. Le regard du vieux, posé sur elle, l’embarrassait. Elle sortit trois verres qu’elle remplit ras bord d’eau-de-vie sans raisins. Il n’y avait plus de raisins depuis la mort de Suzanne.
— Qui craignais-tu ? demanda Soliman.
Camille haussa les épaules.
— Rien. J’ai eu la trouille, c’est tout.
— Tu n’es pas très trouillarde.
— Ça m’arrive.
— De quoi t’avais peur ? insista Soliman.
— Des loups. J’avais peur des loups. Tu es satisfait ?
— Des loups qui frappent à ta porte en cognant deux fois ?
— Bon, Sol. Qu’est-ce que ça peut te foutre au juste ?
— Tu avais peur de Massart.
— Massart ? Le type du mont Vence ?
— C’est ça.
— Pourquoi j’aurais peur de ce type ? Il paraît qu’il s’est cassé la gueule dans la montagne et que les flics le recherchent.
— Tu avais peur de Massart, un point c’est tout.
Soliman avala une rasade d’alcool et Camille plissa les yeux.
— Comment es-tu au courant ? demanda-t-elle.
— On ne parle que de lui ce soir, sur la place, répondit Sol, d’une voix tendue. Paraît que tu es allée avec le trappeur à Puygiron pour raconter aux flics que Massart était un loup-garou, qu’il avait égorgé les brebis, qu’il avait égorgé ma mère et qu’il était en cavale.
Camille resta silencieuse. Elle et Lawrence avaient doublé les gens du pays et accusé l’un d’eux. Ça avait fui, évidemment. Ils allaient le payer. Elle but une gorgée d’eau-de-vie et leva les yeux vers Soliman.
— Ce n’était pas censé fuir.
— Ça a fui. Le genre de fuite que tu ne sais pas réparer.
— Eh bien tant pis, Soliman, dit-elle en se levant. C’est la vérité. Massart est un égorgeur. C’est lui qui a attiré Suzanne dans ce piège. J’en ai rien à foutre que ça te convienne ou pas. C’est la vérité.
— Ouais, dit soudain le Veilleux. C’est la vérité.
Il avait une voix sourde, bourdonnante.
— C’est la vérité, répéta Soliman, en se penchant vers Camille, qui se rassit, incertaine. Il a vu juste, le trappeur, reprit-il d’une voix rapide. Il connaît les bêtes et il connaît les hommes. Le loup n’aurait pas attaqué ma mère, ma mère n’aurait pas coincé le loup, et le dogue de Massart serait revenu de la montagne. Massart est parti avec son chien, parce que Massart a tué ma mère, parce qu’elle savait qui il était.
— Un loup-garou, dit le Veilleux en frappant du plat de la main sur la table.
— Et, continua Soliman en s’agitant, on dit que les flics n’ouvriront pas d’enquête, qu’ils n’ont pas cru un mot de ce qu’a dit le trappeur. C’est vrai, Camille ?
Camille acquiesça.
— C’est certain ? Ils ne feront rien de rien ?
— Rien, confirma Camille. Ils cherchent son corps, mort ou blessé, sur le mont Vence et s’ils ne le trouvent pas d’ici quelques jours, ils abandonneront.
— Et tu sais ce qu’il va faire, maintenant, Camille ?
— Je suppose qu’il va tuer quelques brebis sur sa route et qu’il va filer en Angleterre.
— Et moi, je suppose qu’il va tuer drôlement plus gros que des brebis.
— Ah. Toi aussi ?
— Qui d’autre ?
— Lawrence le suppose.
— Lawrence a raison.
— Parce que Massart est un loup-garou, décréta le Veilleux en plaquant à nouveau sa main sur la table.
Soliman vida son verre.
— Est-ce que tu crois, Camille, dit-il, que j’ai la tête d’un type à laisser cavaler l’assassin de ma mère jusqu’en Angleterre ?
Camille considéra Soliman, ses yeux bruns et brillants, ses lèvres un peu tremblantes.
— Pas tout à fait, reconnut-elle.
— Tu sais ce qui arrive aux pauvres morts assassinés que personne n’a vengés ?
— Non, Sol, comment veux-tu que je le sache ?
— Ils pourrissent dans le marigot puant aux crocodiles sans que jamais leur esprit ne puisse se dépêtrer de la vase.
Le Veilleux posa sa main sur l’épaule du jeune homme.
— On n’en est pas sûr, de ça, observa-t-il à voix basse.
— Entendu, lui répondit Soliman. Je ne suis même pas certain que ce soit dans un marigot.
— N’invente pas d’histoire africaine, Sol, dit le Veilleux sur le même ton. Ça va tout compliquer pour la jeune femme.
Le regard de Soliman revint vers Camille.
— Alors tu sais ce qu’on va faire, le Veilleux et moi ? reprit-il.
Camille haussa les sourcils, attendit la suite. Elle n’était pas exactement rassurée par le comportement fébrile de Soliman. D’ordinaire, Sol était un garçon assez paisible. Elle l’avait laissé dimanche dernier bouclé dans les toilettes, et elle le retrouvait ce soir libéré mais presque hors de lui. La mort de Suzanne avait déjanté le petit et secoué le vieux.
— On va partir à ses trousses, annonça Soliman. Puisque les flics ne veulent pas le faire, on va partir à ses trousses.
— On va lui coller au cul, confirma le Veilleux.
— Et on le harponnera.
— Et après ? questionna Camille, méfiante. Vous le remettrez aux flics ?
— Des queues, dit Soliman, digne héritier du fier langage de Suzanne. Si on le rend aux flics, les flics le rendront à la nature et il faudra remettre ça. Le Veilleux et moi, on ne va pas passer notre existence à courser ce vampire. Tout ce qu’on veut, c’est venger ma mère. Alors on le harponnera, et quand on l’aura harponné, on l’effacera.
— Effacera ? répéta Camille.
— On le zigouillera, quoi.
— Et après qu’il sera mort et bien mort, précisa le Veilleux, on lui ouvrira le bide depuis la gorge jusqu’aux couilles pour voir si les poils ils sont dedans. Il a déjà de la chance qu’on ne lui fasse pas vivant.
— C’est le progrès, murmura Camille.
Elle rencontra le regard du Veilleux, de beaux yeux qui avaient la teinte du whisky.
— Vous marchez dans cette histoire de poils ? lui demanda-t-elle. Vous marchez vraiment dans cette histoire ?
— Dans cette histoire de poils ? répéta le Veilleux de sa voix sourde.
Il fit une sorte de grimace et ne répondit pas.
— Massart est un loup-garou, gronda-t-il après un instant. Votre trappeur l’a dit aussi.
— Lawrence n’a jamais dit ça. Lawrence a dit que tous ceux qui croyaient au loup-garou étaient de vieux enculés arriérés. Lawrence a dit que tous ceux qui parleraient d’ouvrir un gars depuis la gorge jusqu’aux couilles le trouveraient sur leur route avec un fusil de chasse à l’ours. Lawrence a dit enfin que Massart tuait avec un dogue, ou avec un grand loup, Crassus le Pelé, qu’on a perdu de vue depuis deux ans. Ce sont les dents de ce loup, et pas celles de Massart.
Le Veilleux plissa ses lèvres et raidit son dos, sans ajouter un mot.
— De toute façon, coupa Soliman, c’est l’assassin de ma mère. Alors, le Veilleux et moi, on va partir à ses trousses.
— On va lui coller au cul.
— Et quand on l’attrapera, on le tuera.
— Non, dit Camille.
— Et pourquoi non ? dit Soliman en se dressant.
— Parce qu’après vous ne vaudrez pas plus cher que lui. Mais de toute manière on s’en foutra parce que vous serez en tôle pour le reste de vos vies d’abrutis. Suzanne sera peut-être sortie du marigot puant, c’est bien possible, et Massart aura son compte, bide ouvert ou pas bide ouvert, poils dedans ou pas poils dedans, mais vous, vous aurez toutes vos vieilles vies d’assassins à cuver en tôle en comptant les moutons la nuit.
— On ne se fera pas prendre, dit Soliman en levant le menton d’un mouvement fier.
— Si. Vous vous ferez prendre. Mais ce n’est pas mon affaire, dit soudain Camille en les regardant tour à tour. Je ne sais pas pourquoi vous êtes venus me raconter ça mais je ne voulais pas le savoir et je ne discute pas avec les vengeurs, les assassins et les ouvreurs de bide.
Elle alla à la porte et l’ouvrit.
— Salut, dit-elle.
— Tu n’as pas compris, dit Soliman d’une voix redevenue hésitante. On s’est mal compris.
— M’en fous.
— On a du chagrin.
— Je sais.
— Il peut en tuer d’autres.
— C’est l’affaire des flics.
— Les flics ne bougent pas.
— Je sais. On a déjà dit tout ça.
— Alors, le Veilleux et moi…
— Vous allez lui coller au cul. J’ai bien saisi, Sol. J’ai bien saisi toute l’opération.
— Pas toute, Camille.
— Il manque une bricole ?
— Il manque toi. On ne t’a pas expliqué que tu faisais partie de l’opération. Tu pars avec nous.
— Enfin… ajouta poliment le Veilleux, si vous voulez bien.
— C’est une blague ? dit Camille.
— Explique-lui, commanda le Veilleux à Soliman.
— Camille, dit Soliman, tu ne veux pas lâcher cette foutue porte et venir t’asseoir ? T’asseoir là avec nous, entre amis ?
— On n’est pas entre amis. On est entre assassins et plombier.
— Mais tu ne veux pas venir t’asseoir ? Entre assassins et plombier ?
— Vu comme ça, dit Camille.
Elle claqua la porte et s’assit sur un tabouret, face aux deux hommes, les coudes sur la table.
— Voilà, dit Soliman. Moi et le Veilleux, on va lui coller au cul.
— Bon, dit Camille.
— Mais pour ça, faudrait déjà pouvoir avancer. On ne va pas y aller à pied, pas vrai ?
— Allez-y comme vous voulez. À pied, à ski, à dos de mouton, qu’est-ce que tu veux que ça me foute ?
— Massart, continua Soliman, a sûrement pris une voiture.
— Pas la sienne en tous les cas, dit Camille. La fourgonnette est restée là-haut.
— Il est pas stupide, le vampire. Il a pris une autre voiture.
— Très bien. Il en a pris une autre.
— Alors nous, on le suit en voiture, tu saisis ?
— Je saisis. Tu lui colles au cul.
— Mais on n’a pas de voiture.
— Non, dit le Veilleux. On n’en a pas.
— Eh bien prends-en une. Celle de Massart par exemple.
— Mais on n’a pas de permis.
— Non, dit le Veilleux. On n’en a pas.
— Où veux-tu en venir, Sol ? Je n’ai pas de voiture non plus. Et Lawrence n’a qu’une moto.
— Mais nous, on a un camion, dit Soliman.
— Tu parles de la bétaillère ?
— Ouais. Tu le dirais peut-être pas, mais c’est un camion.
— Eh bien parfait, Sol, dit Camille en soupirant. Prends la bétaillère et colle-lui au cul et bon vent.
— Mais c’est comme je te le disais, Camille. On n’a pas le permis.
— Non, dit le Veilleux.
— Tandis que toi, tu l’as, le permis. Et t’as déjà conduit des poids lourds.
Camille les regarda l’un et l’autre, incrédule.
— T’as mis du temps à me comprendre, dit Soliman.
— Je n’ai pas envie de te comprendre.
— Alors je t’explique plus à fond.
— Laisse le fond tranquille. Je ne veux pas en entendre plus.
— Écoute ça, écoute au moins ça : tu conduirais le camion, et tu n’aurais à t’occuper de rien d’autre, tu comprends ? Juste conduire le camion. Moi et le Veilleux, on se chargerait de tout le reste. Conduire, Camille, on ne te demande que ça, conduire. Tu serais sourde et aveugle.
— Et abrutie.
— Aussi.
— Si j’ai bien saisi l’idée générale, récapitula Camille, je conduirais le camion, toi et le Veilleux seriez assis à mes côtés pour m’encourager, on rattraperait Massart, je lui roulerais dessus par mégarde, le Veilleux lui ouvrirait le ventre depuis la gorge jusqu’aux couilles, manière d’avoir la conscience au net, on déposerait les bouts dans une gendarmerie et on rentrerait tous ici se restaurer avec un bon bol de soupe au lard ?
Soliman s’agita.
— Ce n’est pas exactement ça, Camille…
— Mais disons qu’il y a de ça, termina le Veilleux.
— Trouvez quelqu’un pour conduire la bétaillère, dit Camille. Qui la conduit d’habitude ?
— Buteil. Mais Buteil restera aux Écarts pour s’occuper des bêtes. Et Buteil a une femme et deux enfants.
— Tandis que moi j’ai rien.
— Si tu veux.
— Trouve quelqu’un d’autre pour ton road-movie à la con.
— Ton quoi ? demanda le Veilleux.
— Ton roade-mouvie, expliqua Soliman. C’est de l’anglais. Ça signifie une sorte de déplacement sur route.
— Bien, dit le Veilleux, perplexe. J’aime bien comprendre.
— Personne au village ne voudra nous donner un coup de main, Camille, reprit Soliman. Tout le monde s’en branle, de Suzanne. Mais toi tu l’aimais bien. Le gendarme Lemirail aussi, mais on ne peut pas demander ça à Lemirail, pas vrai ?
— On ne peut pas, dit le Veilleux.
— Ne joue pas avec les sentiments, Sol, dit Camille.
— Avec quoi veux-tu que je joue ? Je suis honnête, Camille : je joue avec tes sentiments et je joue avec ton permis B. Si tu ne nous aides pas, l’âme de Suzanne va rester coincée dans ce fichu marigot puant.
— Ne me casse pas la tête avec ce marigot, Sol. Ressers de l’eau-de-vie et laisse-moi réfléchir.
Camille se leva et alla se poster face à la cheminée éteinte, tournant le dos aux deux hommes. L’âme de Suzanne dans le marigot, Massart en route avec sa folie glabre, les flics immobiles. Ramener Massart, lui ôter les crocs. Oui, pourquoi pas ? Conduire le camion, quelque quarante mètres cubes, sur les routes en lacet. Éventuellement.
— C’est un quoi, le camion ? demanda-t-elle en se retournant vers Soliman.
— Un 508 D, dit Sol, moins de trois tonnes cinq. T’as pas besoin du permis poids lourd.
Camille reporta son regard vers la cheminée, le silence se réinstalla. Donc, conduire le camion. Sortir Soliman et le Veilleux de la tourmente, apaiser Lawrence et ses loups. Pousser le camion jusqu’aux basques de l’égorgeur. Ridicule. Aucune chance, une vraie foutaise. Alors quoi ? Rester ici, attendre les nouvelles, manger, boire, s’occuper des drames inexpliqués des campagnols, attendre Lawrence. Attendre, attendre. S’emmerder. Craindre. Verrouiller le soir de peur de voir surgir Massart. Attendre.
Camille revint à la table, prit son verre, trempa ses lèvres.
— Le camion m’intéresse, dit-elle. Suzanne m’intéresse, Massart m’intéresse, mais pas sa dépouille. Je le rapporte entier ou je ne le rapporte pas. À vous de voir. Si je prends le camion, Massart revient intact, en supposant qu’on ait la moindre chance de le retrouver. Sinon, vous le rapportez en bouillie de poils si ça peut vous détendre, mais sans moi.
— Tu veux dire qu’on le remet gentiment aux flics ? dit Soliman d’un air peiné.
— Ce serait légal. Fendre un type en deux morceaux dépasse le seuil de violence consenti entre voisins.
— Nous, on s’en branle du plafond légal, dit le jeune homme.
— Je suis au courant. C’est pas la question de la loi. C’est la question de la vie de Massart.
— Ça revient au même.
— En partie.
— Nous, on s’en branle de la vie de Massart.
— Pas moi.
— T’en demandes trop.
— C’est une question de goût. Massart au complet avec moi ou Massart en bouillie sans moi. Je ne suis pas portée sur la bouillie.
— On avait compris, dit Soliman.
— Bien sûr, dit Camille. Je vous laisse réfléchir.
Camille s’assit devant son synthétiseur et mit son casque. Elle pianota pour la forme, l’esprit surchauffé, à mille lieues des campagnols en blouse. Courir après Massart ? Tout seuls comme trois égarés ? Qu’est-ce qu’ils étaient d’autre que trois égarés ?
Soliman fit un signe de la main, Camille ôta son casque, revint à la table. C’est le Veilleux qui prit la parole.
— Jeune fille, dit-il, vous avez déjà écrabouillé des araignées ?
Camille serra le poing et le posa sur la table, entre Soliman et le Veilleux.
— J’ai écrabouillé des wagons d’araignées, dit-elle, j’ai bousillé des centaines de nids de guêpes et j’ai anéanti des fourmilières entières en les jetant dans le fleuve avec cinq kilos de ciment prompt aux pieds. Et je ne discute pas de la peine de mort avec deux tarés comme vous. C’est non, ce sera toujours non, et mille ans après votre mort.
— Deux tarés, tu dis ? dit Soliman.
— C’est ce qu’elle dit, dit le Veilleux. Fais pas répéter.
— Répète, Camille ?
— Deux cons, deux tarés.
Sol allait se lever quand le Veilleux lui mit la main sur le bras.
— Respect, Sol. Cette jeune femme n’a pas tort. Considère bien qu’elle n’a pas tort. Marché conclu, dit-il en se retournant vers Camille et en lui tendant la main.
— Pas de bouillie ? demanda Camille, méfiante, sans tendre sa main.
— Pas de bouillie, répondit le Veilleux de sa voix sourde, en reposant sa main.
— Pas de bouillie, répéta Soliman de mauvaise grâce.
Camille hocha la tête.
— Quand est-ce qu’on part ? demanda-t-elle.
— On enterre ma mère demain. On part dans l’après-midi. Buteil aura préparé le camion. Viens demain matin.
Les deux hommes se levèrent, Soliman en souplesse, le Veilleux tout en raideur.
— Un truc, dit Camille. Un détail du contrat à régler. Rien ne dit qu’on trouvera cet homme. Si après dix jours, trente jours, on n’est parvenus à rien, qu’est-ce qu’on fait ? On ne va pas lui coller au cul toute la vie, si ?
— Toute la vie, jeune fille, dit le Veilleux.
— Ah bien, dit Camille.