XXXII

Où qu’ils se posent, le campement s’organisait de la même façon, selon un ordonnancement rigoureux qui ne variait plus d’un iota, si bien que Camille commençait à confondre toutes les entrées de villages où elle avait garé la bétaillère. Ce système, issu de l’esprit structuré et méticuleux de Soliman, présentait l’avantage de recréer une intimité tranquillisante dans des lieux aussi dévastés qu’un parking ou un bord de route. Soliman installait la caisse en bois et les tabourets rouillés à l’arrière du camion, pour les repas, organisait la lessive sur le flanc gauche, et le recoin lecture et méditation sur le flanc droit. Camille composait donc dans la cabine mais descendait dans le recoin méditation pour consulter le Catalogue.

Dans cette course chaotique et hasardeuse qui les liait à Massart, Camille trouvait dans la fixité de cet agencement un soutien salutaire. Ce n’était peut-être pas fameux de se raccrocher à quatre tabourets pliants, mais c’était devenu, pour l’heure, un point de repère essentiel. Surtout à présent que le champ de sa vie se présentait dans un désordre radical. Elle n’avait pas osé appeler Lawrence aujourd’hui. Elle craignait que quelque morceau de ce désordre n’affleure dans sa voix. Le Canadien était un homme méthodique, il l’entendrait à coup sûr.


Soliman avait passé sa fin d’après-midi à transporter le Veilleux partout dans ses bras, pour descendre, pour monter, pour pisser, pour bouffer, en le traitant de vieillard.

— N’empêche, lui disait-il, tu les as drôlement ratées, ces foutues marches.

— Sans moi, répondait le Veilleux avec hauteur, il ne serait plus là, le petit flic.

— N’empêche, répondait Soliman. Tu les as drôlement ratées.

Camille s’assit près de la caisse en bois, sur le pliant rayé rouge et vert qui lui était dévolu. Soliman porta le Veilleux sur son pliant jaune, et lui cala le pied sur la bassine retournée. Lui avait le pliant bleu. Le quatrième, le bleu et vert, était pour Adamsberg. Soliman ne souhaitait pas qu’on change de couleur de pliant.

Adamsberg revint occuper son siège vers neuf heures du soir. Un gendarme avait ramené sa voiture et un autre l’avait raccompagné jusqu’au camion, sans oser demander pourquoi il préférait la compagnie de ces bohémiens au confort de l’hôtel voisin de Montdidier.

Adamsberg s’assit d’une masse sur son pliant réservé, le bras droit en écharpe, le visage un peu harassé. De la main gauche, il piqua une saucisse et trois pommes de terre et les laissa tomber maladroitement dans son assiette.

— « Handicap », dit Soliman. « Désavantage quelconque, infirmité qui met quelqu’un en état d’infériorité. »

— Dans le coffre de ma voiture, dit Adamsberg, il y a deux caisses de vin. Apporte-les.

Soliman déboucha une bouteille et remplit les verres. Quand ce n’était pas du Saint-Victor, n’importe qui avait le droit de servir. Le Veilleux goûta d’un air méfiant avant de donner son assentiment d’un bref signe de tête.

— Explique-toi, mon gars, dit-il en tournant les yeux vers Adamsberg.

— C’est le même cas de figure, dit Adamsberg. Le gars a été égorgé d’un coup, après un choc sur le crâne. On a les empreintes plutôt nettes des deux pattes avant de l’animal. Comme pour Sernot et Deguy, c’est un homme pas tout jeune, un ancien commercial. Il a fait vingt fois le tour du monde en vendant des cosmétiques.

Il sortit son carnet et le consulta.

— Paul Hellouin, dit-il. Il avait soixante-trois ans.

Il rempocha le carnet.

— Cette fois, continua-t-il, on a prélevé trois poils près de la blessure. Ils sont partis à l’IRCG, à Rosny. Je leur ai demandé d’activer.

— C’est quoi, l’IRCG ? demanda le Veilleux.

— L’Institut de Recherches Criminelles de la Gendarmerie nationale, dit Adamsberg. Là où on peut anéantir un homme avec un seul fil de sa chaussette.

— Bien, dit le Veilleux. J’aime bien comprendre.

Il regarda ses pieds nus, enfoncés dans ses grosses chaussures.

— J’ai toujours dit que les chaussettes étaient un attrape-couillons, ajouta-t-il pour lui-même. Je sais pourquoi maintenant. Continue, mon gars.

— Le vétérinaire est passé examiner ces trois poils. Selon lui, ce ne serait pas du chien. Alors ce serait du loup.

Adamsberg frotta son bras, se servit un verre de blanc de la main gauche en en répandant à côté.

— Cette fois, dit-il, il l’a égorgé à l’entrée d’un pré, et il n’y avait aucune sorte de croix. Comme quoi Massart n’est pas si sourcilleux qu’on le pense quand il s’agit d’être efficace. Et il l’a tué loin de chez lui, sûrement à cause des flics qui traînaient partout en ville. Cela suppose qu’il a eu les moyens de l’attirer dehors. Un billet, ou un coup de fil.

— À quelle heure ?

— Vers deux heures du matin.

— Un rendez-vous à deux heures du matin ? demanda Soliman.

— Pourquoi pas ?

— Le type devait se méfier.

— Tout dépend du prétexte qu’on lui a donné. Confidence, secret de famille, chantage, il y a des tas de moyens de faire sortir un homme à la nuit. Je pense que Sernot et Deguy ne sont pas sortis non plus par plaisir. On les a convoqués, comme Hellouin.

— Leurs femmes ont dit qu’il n’y avait pas eu d’appel téléphonique.

— Pas le jour même, non. Les rendez-vous ont dû être fixés avant.

Soliman fit la moue.

— Je sais, Sol, dit Adamsberg. Tu crois au hasard.

— Oui, dit Soliman.

— Trouve-moi une bonne raison pour que ce bon vieux représentant en cosmétiques soit allé prendre l’air à deux heures du matin ? Tu connais beaucoup de gens qui vont se promener la nuit ? L’homme n’aime pas la nuit. Tu sais combien j’en ai connu, des marcheurs noctambules, dans toute ma vie ? Deux.

— Qui ?

— Moi et un type de mon village, dans les Pyrénées. Il s’appelle Raymond.

— Ensuite ? dit le Veilleux, chassant Raymond d’un revers de main.

— Ensuite, aucun lien avec Deguy et Sernot, aucune raison non plus d’avoir croisé Massart. Mais il y a quelque chose de différent, avec cet Hellouin, ajouta Adamsberg d’un ton pensif.

Le Veilleux roulait trois cigarettes sur ses genoux. Il lécha les papiers, colla, les tendit à Soliman et Camille.

— Il y a au moins un type qui aurait pu vouloir le tuer, reprit Adamsberg. Ce n’est pas si fréquent dans la vie d’un homme.

— Ça a un rapport avec Massart ? demanda Soliman.

— C’est une vieille histoire, dit Adamsberg sans répondre. Une histoire ordinaire et sordide qui m’intéresse. Ça s’est passé il y a vingt-cinq ans aux États-Unis.

— Massart n’a jamais foutu les pieds là-bas, dit le Veilleux.

— Ça m’intéresse quand même, dit Adamsberg.

Il fouilla dans sa poche de la main gauche, sortit deux comprimés et les avala avec une gorgée de vin.

— C’est pour mon bras, expliqua-t-il.

— Ça te tire, mon gars ? demanda le Veilleux.

— Ça lance.

— Tu connais l’histoire de l’homme qui avait prêté son bras au lion ? demanda Soliman. Le lion, qui trouvait ça pratique et original, ne voulait plus lui rendre et l’homme ne savait plus qu’inventer pour récupérer son bien.

— Ça suffit, Sol, coupa le Veilleux. Raconte cette vieille histoire d’Amérique, mon gars, demanda-t-il à Adamsberg.

— Or, continua Soliman, un jour que l’homme puisait à la mare d’un seul bras, un poisson sans nageoires se trouva prisonnier dans son pot à eau. « Laisse-moi aller », implora le poisson…

— Merde, Sol, cria le Veilleux. Raconte ce truc d’Amérique, dit-il en se tournant à nouveau vers Adamsberg.

— Au départ, dit Adamsberg, il y avait deux frères, Paul et Simon Hellouin. Ils bossaient ensemble pour cette petite affaire de cosmétiques, et Simon avait créé une antenne à Austin, au Texas.

— Elle est nulle, cette histoire, dit Soliman.

— Là-bas, poursuivit Adamsberg, Simon s’était compliqué la vie en couchant avec une femme, une Française mariée à un Américain, et qui s’appelait Ariane Germant, épouse Padwell. Vous me suivez ? Parce que souvent, j’endors les gens quand je parle.

— C’est parce que tu parles trop lentement, dit le Veilleux.

— Oui, dit Adamsberg. Le mari, c’est-à-dire l’Américain, John Neil Padwell, s’est compliqué la vie en se bouffant de jalousie et il a torturé puis abattu l’amant de sa femme.

— Simon Hellouin, résuma le Veilleux.

— Oui. Padwell est passé en jugement. Le frère, Paul — le nôtre —, a témoigné au procès et a chargé Padwell à bloc. Il a versé au dossier de l’accusation les lettres de son frère, dans lesquelles Simon décrivait la brutalité et la cruauté de Padwell envers sa femme. John Neil Padwell a écopé de vingt ans de tôle, dont il a fait dix-huit. Sans le témoignage de Paul, il aurait pu s’en tirer à beaucoup moins, en plaidant la folie passagère.

— Aucun rapport avec Massart, dit Soliman.

— Pas plus que ton affaire de lion, dit Adamsberg. Padwell a dû sortir de tôle il y a environ sept ans. Si ce type a un homme à abattre, c’est Paul Hellouin. Après le procès, Ariane a tout plaqué et elle est revenue en France avec le frère, Paul, dont elle a été la maîtresse pendant un ou deux ans. Double offense, donc. Il a témoigné contre lui, puis il lui a pris sa femme. Je tiens l’histoire de la sœur de Paul Hellouin.

— Mais, dit Camille, à quoi ça sert ? C’est Massart qui a tué Hellouin. On a les ongles. Ils sont formels pour les ongles.

— Je le sais bien, dit Adamsberg. Et elle m’ennuie, cette histoire d’ongles.

— Quoi donc ? dit Soliman.

— Je ne sais pas.

Soliman haussa les épaules.

— Ne t’éloigne pas de Massart, dit-il. On en a rien à branler du forçat texan.

— Je ne m’éloigne pas. Peut-être que je me rapproche. Peut-être que Massart n’est pas Massart.

— Complique pas tout, mon gars, dit le Veilleux. À chaque jour suffit sa peine.

— Massart n’est revenu à Saint-Victor que depuis quelques années, continua Adamsberg en prenant son temps.

— Six ans environ, dit le Veilleux.

— Et personne ne l’avait vu depuis vingt ans.

— Il était sur les marchés. Il rempaillait les chaises.

— Qu’est-ce qui le prouve ? Un jour, ce type revient et il dit « Je suis Massart ». Et tout le monde répond « Entendu, t’es Massart, ça fait un bout de temps qu’on ne t’avait pas vu ». Et tout le monde se figure que c’est Massart qui vit là-haut comme un sauvage sur le mont Vence. Plus de parents, pas d’amis, des connaissances qui ne l’ont pas vu depuis sa toute jeunesse. Qu’est-ce qui prouve que Massart est Massart ?

— Bon Dieu, dit le Veilleux, c’est Massart, merde. Qu’est-ce que tu cherches à inventer ?

— Tu l’as reconnu, toi, Massart ? demanda Adamsberg en regardant le Veilleux. Tu pourrais jurer que c’est le jeune gars que tu as vu quitter le pays il y a vingt ans ?

— Bon sang, je crois bien que c’était lui. Je me souviens du jeune Auguste. Il n’était pas bien beau, lourdingue, avec des cheveux noirs comme la corneille. Mais courageux, dur au boulot.

— Il y a des milliers de types comme ça. Tu pourrais jurer que c’est lui ?

Le Veilleux se gratta la cuisse, réfléchit.

— Pas sur la tête de ma mère, dit-il à regret après quelques instants. Et si moi, je ne peux pas le jurer, personne à Saint-Victor pourrait le jurer.

— C’est ce que je dis, dit Adamsberg. Rien ne prouve que Massart est Massart.

— Et le vrai Massart ? demanda Camille, sourcils froncés.

— Effacé, éliminé, remplacé.

— Pourquoi effacé ?

— Pour cause de ressemblance.

— Tu te figures que Padwell a pris la place de Massart ? demanda Soliman.

— Non, dit Adamsberg en soupirant. Padwell a aujourd’hui soixante et un ans. Massart est beaucoup plus jeune que ça. Quel âge tu lui donnes, le Veilleux ?

— Il a quarante-quatre ans. Il est né la même nuit que le petit Lucien.

— Je ne te demande pas l’âge véritable de Massart. Je te demande l’âge que tu donnerais à l’homme qu’on appelle Massart.

— Ah, fit le Veilleux en plissant le front. Pas plus de quarante-cinq, et pas moins de trente-sept, trente-huit. Sûrement pas soixante et un.

— On est bien d’accord, dit Adamsberg. Massart n’est pas John Padwell.

— Alors pourquoi tu nous emmerdes avec ça depuis une heure ? demanda Soliman.

— C’est comme ça que je raisonne.

— Ce n’est pas raisonner, ça. C’est réfléchir en dépit du bon sens.

— C’est cela. C’est comme ça que je raisonne.

Le Veilleux poussa Soliman de son bâton.

— Respect, dit-il. Qu’est-ce que tu vas faire, mon gars ?

— Les flics se sont décidés à publier la photo de Massart pour appel à témoin. Le juge estime qu’on possède assez d’éléments probants pour le faire. Demain, sa gueule sera dans tous les journaux.

— Excellent, dit le Veilleux en souriant.

— J’ai contacté Interpol, ajouta Adamsberg. J’ai demandé tout le dossier Padwell. Je l’attends demain.

— Mais qu’est-ce que ça peut te foutre ? dit Soliman. Même si ton Texan avait assassiné Hellouin, il n’aurait pas touché Sernot ni Deguy, pas vrai ? Encore moins ma mère, non ?

— Je sais, dit doucement Adamsberg. Ça ne colle pas.

— Alors pourquoi tu t’obstines ?

— Je ne sais pas.

Soliman débarrassa la table, rentra la caisse, les tabourets, la bassine bleue. Puis il prit le Veilleux sous les épaules et les genoux et le monta dans le camion. Adamsberg passa sa main sur les cheveux de Camille.

— Viens, dit-il après un silence.

— Je te ferais mal au bras, dit Camille. C’est mieux de dormir séparés.

— Ce n’est pas mieux.

— Mais c’est bien aussi.

— C’est bien aussi. Mais ce n’est pas mieux.

— Si je te fais mal ?

— Non, dit Adamsberg en secouant la tête. Tu ne m’as jamais fait mal.

Camille hésita, encore divisée entre tranquillité et chaos.

— Je ne t’aimais plus, dit-elle.

— Ça n’a qu’un temps, dit Adamsberg.

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