Dix

« Sous-chef Kontos, ici la présidente Iceni. Nous arrivons en renfort. Tenez aussi longtemps que possible. Nous avons déjà éliminé les serpents de Midway et nous ferons pareil à Kane. Si vous réussissez à remettre vos coms en état, tenez-nous au courant de votre condition. » Il y avait de bonnes chances pour que Kontos ne reçût jamais son message, sans même parler d’y répondre, mais, si d’aventure les matelots survivants en captaient une partie, il leur inspirerait peut-être assez de courage pour résister jusqu’à l’arrivée de la flottille.

Marphissa pointa son écran de l’index. « Comment allons-nous faire pour éliminer assez vite cette autre flottille et débarquer nos forces terrestres à bord du cuirassé ? Nous n’avons pas un avantage suffisant en matière de puissance de feu pour mettre tous ses vaisseaux hors de combat en une seule passe de tirs.

— Nous n’allons même pas essayer. » Iceni se radossa à son siège. La confiance lui revenait soudain. Au cours des derniers mois, elle avait visionné et re-visionné à l’envi les enregistrements des batailles de Black Jack en s’efforçant d’y discerner des schémas, et, soudain, l’un d’entre eux au moins lui était apparu clairement : Black Jack s’était toujours efforcé, dès que le choix lui en était offert, de ne pas faire ce qu’attendait son adversaire de lui. C’était si simple en apparence. Si l’ennemi tenait à vous voir attaquer de telle manière à tel endroit, alors vous vous absteniez d’entrer dans son jeu et, dans la mesure du possible, vous réagissiez différemment. On n’avait plus fait la guerre de cette manière depuis… combien de temps ? Tuer l’ennemi, anéantir ses troupes, se heurter frontalement à lui jusqu’à ce qu’un des deux camps flanche. C’était toujours ainsi qu’on avait pratiqué, du moins depuis que ceux qui connaissaient d’autres tactiques étaient trépassés, durant les premières décennies du conflit, tandis que ceux qu’ils n’avaient eu que le temps de partiellement entraîner trouvaient à leur tour la mort peu après. Mais Black Jack avait resurgi de cette époque. Et jamais il ne faisait ce que l’adversaire attendait de lui.

« Madame la présidente ? » La kommodore désignait de nouveau son écran de la main. « Il faut détruire cette flottille.

— Non, certainement pas. Il faut la vaincre. Que cherche-t-elle ? À nous ralentir ? À nous infliger des dommages ? À nous tenir occupés assez longtemps pour que les serpents puissent prendre entièrement le contrôle du cuirassé ? Nous n’allons rien lui permettre de tout cela. »

Marphissa opina, comme pour montrer qu’elle avait bien entendu mais pas nécessairement tout compris. « Que proposez-vous plutôt ?

— Nous allons la croiser sans engager le combat, réduire suffisamment notre vélocité pour larguer les navettes transportant nos forces terrestres à proximité du cuirassé puis accélérer de nouveau et engager enfin le combat avec elle quand elle se retournera pour nous attaquer. »

Nouveau hochement de tête traduisant une plus ou moins grande compréhension. « Comment allons-nous procéder, madame la présidente ? »

Iceni sourit. « J’ai déterminé nos buts et nos objectifs, kommodore. Je vous laisse le soin, en tant que commandante de cette flottille et conductrice chevronnée des forces mobiles, de découvrir le meilleur moyen de les accomplir.

— Je… vois. » Marphissa reluqua un instant son écran. « Je vous remercie de me donner cette occasion d’exceller, madame la présidente. » Étonnamment, on ne perçut aucun sarcasme dans sa voix.

« J’ai toute confiance en vous, kommodore. »

Marphissa étudia encore longuement son écran sans mot dire, le regard fixe. Ses mains finirent par s’activer pour y entrer des manœuvres envisageables, afin que les systèmes du vaisseau pussent générer des simulations.

« Kommodore ? »

Marphissa tressaillit, arrachée à sa concentration, et gratifia le spécialiste des opérations d’un coup de sabord agacé. « Quoi ?

— Kommodore, reprit l’homme en déglutissant avec nervosité, je me disais que, si le SSI contrôle la flottille des forces mobiles et qu’il le fait par le truchement de commandes automatisées parce que tous les officiers à bord sont morts ou aux arrêts, ces systèmes informatiques restent les mêmes que les nôtres.

— Et alors ? questionna-t-elle sèchement.

— Alors, si nous entrions une simulation dans laquelle nos propres systèmes informatiques contrôleraient les manœuvres de l’autre flottille, elle nous apprendrait peut-être comment réagiraient les siens, quoi que nous fassions. Nous pouvons prévoir leurs réactions. »

Le visage de Marphissa se départit de toute acrimonie. « Excellente déduction ! Les limites des simulations reposent toujours sur l’incapacité à prédire ce que fera l’adversaire, mais, en l’occurrence, nous pourrions le savoir avec précision. Préparez la simulation.

— À vos ordres, kommodore. »

Iceni se pencha sur Marphissa. « Pourquoi cet homme ne fait-il pas partie du sous-encadrement ? Pourquoi n’est-il pas enseygne de vaisseau ou levtenant, je veux dire ?

— Je me renseignerai. »

La simulation s’affichant sur son écran, Marphissa se remit au travail. De tendue qu’elle était, sa physionomie s’éclaira peu à peu pour exprimer une sorte de satisfaction professionnelle. « C’est faisable, madame la présidente. Il me faudra charger les commandes sur les autres unités de la flottille avant d’obtenir un synchronisme correct. Décélérer pour atteindre le cuirassé sera la manœuvre la plus ardue. C’est elle qui exercera le plus de contrainte sur nos vaisseaux.

— Mais pouvons-nous y parvenir ? En sont-ils capables ?

— Ouiiiii. » L’affirmation avait été assez timidement susurrée pour susciter quelques inquiétudes.

« Montrez-moi. » Iceni fit passer la simulation sur son propre écran et observa toutes les manœuvres en accéléré. Certaines imprimeraient certes aux vaisseaux un stress qui les mettrait pratiquement dans le rouge, au point de menacer de voler en éclats, mais aucune ne franchirait la ligne. Dans la pratique, la manœuvre engendrerait pourtant des tensions qui risquaient d’être trop fortes pour les unités. « Il faudra outrepasser les directives de sécurité automatisées.

— Oui, madame la présidente. Elles ne nous autoriseraient jamais ces manœuvres. »

Jouer la sécurité et perdre la partie, ou bien tenter le coup et avoir une petite chance de l’emporter ? Pourquoi en serait-elle arrivée là si elle n’avait pas été disposée à courir certains risques ? « Bien joué, kommodore. J’approuve votre plan. Quand comptez-vous le télécharger à nos autres vaisseaux ?

— Onze minutes avant le contact. Nous nous trouverons tous alors à une seconde-lumière les uns des autres, ce qui laissera à leurs systèmes largement le temps de l’accepter et de se préparer à l’exécuter pendant les dix minutes qui resteront.

— Mais guère celui de comprendre ce qu’ils vont faire à leurs commandants. » Iceni étudia de nouveau le plan. « Ce n’est peut-être pas plus mal. S’ils avaient le loisir de l’éplucher, ils pourraient se mettre à réfléchir et y trouver des erreurs.

— Même le système syndic n’a pas réussi à nous empêcher complètement de réfléchir, répondit Marphissa.

— Certaines personnes n’ont pas besoin d’encouragements pour cesser de réfléchir, kommodore. Et d’autres n’ont jamais seulement commencé. Transmettez ceci sur-le-champ au colonel Rogero, qu’il se prépare à embarquer ses soldats. Nous serons soumis à des forces de gravité plutôt sévères quand ses gens monteront à bord des navettes, et ça leur compliquera la tâche malgré leurs cuirasses de combat. »

Trois minutes-lumière séparaient à présent les deux flottilles qui continuaient de foncer l’une vers l’autre à 0,1 c, soit à une vitesse combinée de 0,2 c. Elles entreraient donc brièvement en contact dans quinze minutes.

Durant un très court laps de temps peut-être, mais bien suffisant pour que leurs armes fissent des dégâts.

Iceni se repassa l’état de préparation de sa flottille pour la centième fois en quelques minutes. Toutes les unités étaient en mode d’alerte Un, leurs armes parées à tirer, leurs systèmes de visée verrouillés sur les bâtiments en approche. Elle avait conservé la formation en boîte après avoir décidé que la modifier serait sans doute superfétatoire et, de toute façon, un peu trop compliqué pour elle. Ce n’est pas parce que tu as découvert deux ou trois trucs sur Black Jack que te voilà devenue son égale.

« Départ des commandes automatisées, rapporta Marphissa en même temps qu’elle enfonçait quelques touches. Début du compte à rebours de leur activation. »

Trente secondes plus tard, le commandant du C-413 appelait : « C’est quoi, ce plan ?

— Un plan ourdi par la présidente Iceni, répliqua Marphissa. Activation dans vingt-cinq secondes. Tout refus de s’y conformer devra lui être expliqué.

— Je… On en reparlera plus tard !

— Dix secondes avant activation. » Marphissa jeta un regard alarmé vers Iceni. « Êtes-vous sujette au mal des transports ?

— J’espère que non.

— Activation ! » proclama le spécialiste des manœuvres.

Le croiseur lourd C-448 et les autres unités de la flottille d’Iceni passèrent brutalement en accélération maximale en même temps que les tampons d’inertie protestaient par des grognements. Iceni ne quittait pas son écran des yeux, tout en s’efforçant de respirer lentement et profondément en dépit de la pression. La flottille adverse ne verrait la sienne modifier sa vélocité que dans plusieurs secondes. Dans la mesure où, au-delà de 0,2 c, toute vélocité combinée compliquait les solutions de tir et réduisait à un rythme de plus en plus élevé les chances de frapper l’ennemi, les systèmes automatisés de l’adversaire réagiraient en retournant ses vaisseaux et activeraient à plein régime leurs unités de propulsion principales afin de décélérer.

La pression sur Iceni cessa abruptement, sa flottille venant de couper les propulsions principales de ses vaisseaux. D’autres forces l’assaillirent, les réacteurs de manœuvre s’allumant à leur tour pour les faire grimper et pivoter. Puis les unités de propulsion principales repartirent de plus belle pour réduire autant que possible la vélocité.

Quelques secondes plus tard, l’ennemi assistait enfin à la manœuvre, coupait lui aussi ses unités de propulsion principales, retournait ses vaisseaux et les rallumait à plein régime pour compenser le mouvement.

« Trois minutes avant contact », souffla le spécialiste des manœuvres quand les propulsions principales du C-448 s’éteignirent de nouveau. Les réacteurs de manœuvre prirent encore une fois le relais, retournant les vaisseaux et les faisant grimper vers ceux de l’ennemi, puis leurs unités de propulsion principales se rallumèrent encore à pleine puissance, avant même qu’ils ne se fussent stabilisés sur leur trajectoire.

« Ils vont nous détester en face », lâcha Marphissa avec un rire crispé quand elle vit à nouveau réagir les systèmes automatisés des vaisseaux adverses. Des matelots chevronnés auraient pris conscience du bref délai restant avant le contact et compris aussitôt qu’il leur fallait interdire à leurs systèmes automatisés de tenter d’épouser les manœuvres d’Iceni.

Mais les serpents qui contrôlaient la flottille ennemie étaient tout sauf des matelots chevronnés ; en outre, ils devaient être pour l’heure passablement décontenancés.

Ils décélérèrent de nouveau et incurvèrent cette fois leur trajectoire vers le bas, alors que les deux formations se précipitaient l’une vers l’autre. Leurs proues, où se trouvaient la majeure partie de l’armement ainsi que le blindage le plus épais et les boucliers les plus puissants, pivotaient pour tourner le dos aux vaisseaux d’Iceni. Celle-ci n’eut aucune peine à s’imaginer les hurlements que devaient pousser les serpents en voyant leurs armes se soustraire aux enveloppes d’engagement au moment même où ses propres vaisseaux déboulaient au contact.

Ces derniers étaient sans doute mieux alignés pour tirer, mais on était encore loin de la perfection en raison de la complexité des manœuvres. Elle sentit le croiseur lourd trembler légèrement sous ses pieds lorsque mitraille et lances de l’enfer se déchaînèrent sur l’ennemi, mais c’est à peine si elle en prit conscience avant que sa propre flottille ne l’eût dépassé en trombe. Celle-ci ajusta trajectoire et vélocité pour piquer droit sur la géante gazeuse, désormais de plus en plus proche, tandis que l’autre s’éloignait en battant de l’aile et que les deux formations s’écartaient l’une de l’autre à une vitesse combinée de près de 0,2 c.

Un concert de rires s’éleva sur la passerelle, faisant tressaillir Iceni. « Imagine un peu la tête qu’ils doivent tirer ? entendit-elle un spécialiste demander à un de ses collègues.

— Silence sur la passerelle ! ordonna Marphissa, mais sans grande conviction car elle aussi souriait. Dommage qu’on n’ait pas pu les frapper davantage.

— On les a joliment esquintés malgré tout, fit observer Iceni en regardant les mises à jour s’afficher sur son écran à mesure que les senseurs de sa flottille coordonnaient leurs relevés pour produire une analyse définitive des dommages infligés à l’ennemi. Mais, surtout, poursuivit-elle, on les a dépassés sans essuyer aucune avarie. » Mis à part quelques ricochets aisément repoussés, même par les boucliers relativement peu puissants des avisos.

L’objectif d’une bataille est censément d’infliger le maximum de dégâts à l’ennemi. Ses ordres et le plan de Marphissa avaient renversé la vapeur et transformé l’engagement en une esquive. Dans la mesure où l’ennemi ne s’y attendait pas et où la flottille adverse était contrôlée par des serpents avec une expérience limitée des manœuvres de forces mobiles, le plan avait eu exactement le résultat escompté. De sorte que, quand les commandants des autres unités commencèrent d’appeler, ce fut Iceni qui leur répondit au lieu de laisser Marphissa s’en charger. « Notre but lors de cet engagement était de parvenir au plus vite jusqu’au cuirassé. Cet objectif a été atteint. Révisez la suite du plan. Dès que nous aurons largué les navettes abritant les forces terrestres, il nous faudra revenir sur nos pas pour affronter l’autre flottille, car, entre-temps, elle tentera de nous dépasser. Quelqu’un a-t-il des objections à formuler sur mes décisions ? »

Nul ne s’y résolut comme on pouvait s’y attendre. Tous cessèrent aussi de se plaindre à Marphissa, laquelle parut néanmoins s’en offusquer. « Ils pourraient aussi respecter les miennes.

— Ils le feront. Ou je m’en débarrasserai pour les remplacer par des commandants plus dociles. »

La géante gazeuse se dressait désormais devant eux, à chaque seconde plus énorme. Un peu en retrait, la masse de l’installation des forces mobiles, légèrement plus petite que celle de Midway, gravitait sur une orbite géostationnaire lui permettant de rester toujours visible depuis la seconde planète, sauf durant la seule brève période, chaque année, où Kane, l’étoile du système, s’interposait entre elles deux. Le vaisseau marchand qu’on avait repéré un peu plus tôt était en train de la dépasser en décélérant lui-même poussivement, alors qu’il s’apprêtait à sortir du champ de vision pour s’engager derrière la courbure de la planète géante. Contrairement aux vaisseaux de guerre, le cargo ne pouvait corriger que très lentement sa vélocité.

« Nous pourrions détacher un aviso ou un croiseur léger pour intercepter ce cargo et le détruire, suggéra soudain Marphissa.

— Allez-y. Plutôt un croiseur léger. Je tiens à ficher une bonne frousse aux serpents qui se trouvent à son bord quand ils le verront arriver.

— Ici la kommodore Marphissa. Au croiseur léger CL-773, quittez la formation, interceptez et détruisez dès que possible le cargo marqué par mes systèmes de visée.

— Ici le CL-773. Confirmation que nous n’avons pas à accepter la reddition de ce vaisseau marchand ? »

Marphissa consulta du regard Iceni, qui secoua la tête. « Destruction confirmée, CL-773. N’acceptez pas la reddition.

— À vos ordres, kommodore.

— Nous ne pourrions pas nous fier à leur parole, expliqua Iceni, agacée d’avoir à se justifier auprès de ses subordonnés.

— Ils ne s’y plieraient pas, convint Marphissa. Toute reddition ne serait qu’une ruse leur permettant de gagner du temps pour atteindre le cuirassé. »

La flottille avait entrepris d’incurver sa course pour passer derrière la courbure de la géante gazeuse ; ses systèmes de manœuvre faisaient de nouveau pivoter les vaisseaux pour réduire leur vélocité, cette fois durablement, et leur permettre d’adopter une trajectoire épousant pendant un certain temps l’orbite de la grosse planète. Entre-temps, le CL-773 avait obliqué pour s’en écarter puis décrit un virage serré le ramenant sur une interception du cargo, lequel décélérait encore frénétiquement.

« Le voilà ! » s’écria Marphissa. Une partie du cuirassé venait de leur apparaître, suspendue sous eux en orbite basse. « Transmissions, nous sommes beaucoup plus près et dans son champ de vision. Tâchez de faire passer en force un message au sous-chef Kontos pour le prévenir de notre arrivée imminente. »

Iceni inspira profondément, brusquement soulagée. Si les serpents n’avaient pas encore réussi à débusquer Kontos, le succès était à portée de main. « Vos troupes sont-elles prêtes, colonel Rogero ?

— Oui, madame la présidente. » Comme ses hommes, Rogero avait revêtu la cuirasse de combat complète et obturait de sa masse le passage où les forces spéciales attendaient de se précipiter dans le tube d’accès aux navettes accouplées au croiseur lourd. Iceni vérifia les autres croiseurs lourds et constata que, là aussi, les relevés indiquaient que les navettes se préparaient à s’en désarrimer.

Le stress s’accentuait à bord des vaisseaux à mesure qu’ils pivotaient pour se rapprocher de leur objectif tout en réduisant la vélocité afin de ralentir suffisamment pour larguer les navettes en toute sécurité. Cette forme de manœuvre, destinée à rapprocher un bâtiment d’une planète ou d’une étoile, utilisait normalement leur puits de gravité pour accélérer. La flottille d’Iceni devait au contraire lutter contre l’attraction, et elle-même entendait grincer de manière alarmante la carcasse du croiseur lourd, qui protestait contre la force qui la broyait. Le gémissement des tampons d’inertie se transforma en un hurlement suraigu lorsqu’ils s’activèrent à plein régime. L’écran d’Iceni clignotait de voyants rouges tandis que des mises en garde hystériques requéraient son attention.

Réactivez sur-le-champ les sécurités.

Franchissement de la ligne rouge.

Fissures de la coque possibles.

Défaillances systémiques imminentes.

« Kom…mo…dore, articula péniblement Iceni en dépit de la force de gravité.

— On vient de… franchir… le pic », réussit à émettre Marphissa. À peine finissait-elle sa phrase qu’Iceni sentait la pression s’alléger et entendait le bourdonnement des tampons d’inertie retomber dans les graves.

La taille du cuirassé grossissait à une allure alarmante tandis que, de leur côté, les vaisseaux continuaient de ralentir autant que le leur permettaient leurs unités de propulsion principales et leur infrastructure. « Allez-y, colonel », ordonna Iceni. Mais Rogero avait déjà ébranlé ses hommes, dont les massives silhouettes cuirassées dégringolaient le tube d’accès à la navette et se harnachaient à leurs sièges. Sans leur cuirasse et son assistance, les soldats n’auraient jamais pu évoluer dans ces conditions.

« Quarante secondes avant largage des navettes », annonça le spécialiste des opérations.

Iceni regarda les derniers soldats s’engouffrer dans la navette tandis que s’égrenaient les ultimes secondes du compte à rebours. « Nous allons encore trop vite, dit-elle à Marphissa.

— Nous serons dans des paramètres tolérables au moment du largage », la rassura celle-ci sans quitter son écran des yeux.

Iceni voyait redescendre lentement mais régulièrement, et tendre vers les marges de sécurité pour le largage des navettes, les chiffres de la vélocité, tout en se demandant s’ils y parviendraient jamais. Le cuirassé semblait à présent se trouver juste au-dessus d’eux, masse si formidable que, même à côté de croiseurs lourds, elle évoquait davantage une lune profilée comme une énorme femelle de requin enceinte qu’un artefact humain.

« Dix secondes avant largage.

— Nous n’y sommes pas encore, kommodore ! prévint Iceni.

— Nous y serons. » Une main au-dessus de la touche de commande du largage, Marphissa fixait obstinément son écran.

Sur un côté de celui-ci, le CL-773 venait de dépasser le cargo en actionnant ses lances de l’enfer, en même temps qu’il pilonnait son poste de commandement de deux paquets de mitraille. L’impact arracha le vaisseau marchand à sa trajectoire et l’envoya bouler. Il entreprit cahin-caha sa chute vers la géante gazeuse.

« Cinq secondes. »

Les chiffres indiquant la vélocité fusionnaient avec les marges de sécurité quand Marphissa abattit la main. « Largage ! »

Iceni vit l’icône de la navette se détacher de celle du croiseur lourd. Dans les deux secondes qui suivirent, deux autres se séparaient de leur vaisseau mère et plongeaient derrière elle vers le cuirassé qui semblait à présent remplir l’espace devant elles.

« Nous arrivons sous le feu ennemi, s’exclama le spécialiste des combats. Lances de l’enfer du cuirassé.

— Combien ? s’enquit Marphissa.

— Un… deux… trois… quatre projecteurs. Ils ne tirent pas en une unique salve. Ils doivent être servis localement.

— Les serpents, conclut la kommodore. Les gens de Kontos tiennent encore le centre des commandes, de sorte que les serpents ne tirent qu’avec les seules lances de l’enfer qu’ils peuvent servir manuellement.

— Quatre batteries contre trois navettes, c’est encore beaucoup trop ! s’insurgea Iceni.

— Le C-555 est touché, annonça le spécialiste des opérations. Ils ciblent les croiseurs lourds. »

Iceni éclata de rire, brusquement soulagée. « Les imbéciles ! Sans doute n’ont-ils même pas encore remarqué les navettes. » Son croiseur lourd pivotait de nouveau, comme ses camarades, pour continuer de contourner la géante gazeuse, reconnaissant à l’énorme planète de lui prodiguer l’assistance de sa gravité, tandis que la flottille accélérait derechef.

Le cuirassé se trouva un instant juste à côté d’elle, puis elle le dépassa. Mais il restait toujours effroyablement proche. Cela étant, les navettes avaient pratiquement atteint sa coque. « Veillez à larguer des relais, ordonna Iceni. Je veux pouvoir encore observer les forces spéciales quand nous ne serons plus en visuel. Avez-vous réussi à contacter le sous-chef Kontos ?

— Non, madame ma présidente. Nous larguerons les relais dès que nous aurons contourné la gazeuse.

— Les navettes ont opéré le contact, déclara le spécialiste des opérations. Elles rapportent la présence de solides verrous sur la coque aux positions ciblées.

— Elles sont à l’intérieur de la zone de tir des lances de l’enfer, ajouta le spécialiste de l’armement. Les navettes sont désormais à l’abri des tirs défensifs. »

Le regard d’Iceni s’attarda un instant sur une image de son écran montrant le cargo démantibulé et hors de contrôle, filant derrière le cuirassé et s’abattant inexorablement vers l’atmosphère de la géante gazeuse. S’il y avait des rescapés à son bord, ils ne survivraient pas longtemps. Je n’y peux rigoureusement rien. Si d’aventure je tenais à arracher ces serpents à leur sort, ils seraient désormais trop loin derrière nous pour qu’un de mes vaisseaux les rejoigne à temps et leur porte secours.

Ça n’en reste pas moins une mort atroce.

« Donnez-moi une fenêtre connectée aux équipes des forces terrestres », ordonna-t-elle. Elle s’alluma devant elle un instant plus tard. Il lui suffisait de tourner la tête et d’effleurer une des vignettes pour connaître la position des chefs d’équipe et savoir où ils en étaient. Les divers écrans clignotèrent quelques secondes puis se stabilisèrent. « Qu’est-il arrivé ?

— Quelqu’un a tenté de brouiller la connexion à bord du cuirassé, répondit le spécialiste des coms. On est passé en force.

— Passez-moi le… Où est le… ? » Elle finit par trouver le bon point de contact et l’image fournie par la cuirasse de Rogero s’agrandit sous ses yeux, en même temps qu’elle percevait ses transmissions.

Vue à travers le vide de l’espace selon un angle aigu tangent à une cloison légèrement incurvée, le long de laquelle d’autres cuirasses de combat semblaient comme en suspension, l’image offrait un aspect pour le moins singulier. « Faites sauter le verrou », entendit-elle Rogero ordonner.

Un des soldats plaça soigneusement un dispositif gros comme la paume de la main puis attendit que des informations eussent fini de se dérouler sur son écran. « Code d’accès cassé, rapporta le soldat. Code de dérogation bloqué. Verrou automatique désactivé. Verrou local désengagé. »

Une large section de la cloison recula puis glissa sur le côté. Du poste d’observation de Rogero, Iceni voyait la couche extérieure du cuirassé former un épais blindage près du verrou. « On entre ! ordonna Rogero. Au pas de charge, les armes parées à tirer. »

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