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Trahir peut être aussi facile que de franchir une porte.

C’était du moins vrai partout où régnaient les Mondes syndiqués, et le vantail en question portait en grosses lettres rouges au pochoir les mots ACCÈS INTERDIT AU PERSONNEL NON AUTORISÉ (SPDT). Artur Drakon, le commandant en chef (CECH) des forces terrestres du système stellaire de Midway, savait que SPDT signifiait « sous peine de terminaison ». « Mort » faisait partie de ces mots que, pour leur brutalité, la bureaucratie des Mondes syndiqués préférait éviter, si libéralement qu’elle prononçât ce châtiment.

Non, il avait obéi jusque-là parce qu’il n’avait guère le choix pendant que, le conflit interminable avec l’Alliance continuant de se dérouler, toute désobéissance offrait à l’ennemi une ouverture lui permettant de détruire foyers et cités, voire planètes entières. Même s’il n’y parvenait pas suite à votre comportement séditieux et si vous réussissiez malgré tout à échapper au long bras de la puissante Sécurité interne, les forces mobiles des Mondes syndiqués viendraient faire pleuvoir elles-mêmes la mort sur votre monde depuis une position orbitale, au nom de la loi, de l’ordre et de la stabilité.

Mais la guerre s’était achevée par la défaite et l’épuisement. Nul ne se fiait à l’Alliance, mais elle n’attaquait plus. Et les forces mobiles des Mondes syndiqués, naguère encore le poing implacable du gouvernement central, avaient été balayées par un maelström destructeur engendré par un dirigeant de l’Alliance censé avoir trouvé la mort un siècle plus tôt.

On n’avait plus à se soucier que du SSI, le Service de la sécurité interne. Certes, les « serpents » du SSI restaient un gros sujet d’inquiétude, mais sur lequel Drakon n’avait pour l’heure aucune prise.

Il franchit la porte. Il pouvait se le permettre puisque ses multiples codes et serrures avaient été déverrouillés, ses innombrables systèmes d’alarme désactivés ou outrepassés, ses quelques pièges mortels informatisés désamorcés, et que ses quatre sentinelles humaines placées à des postes critiques avaient été retournées et lui obéissaient maintenant plutôt qu’à Hardrad, le CECH de la Sécurité interne. Tout cela sur les ordres de Drakon lui-même. Mais, tant qu’il n’était pas encore entré dans le local qu’elles défendaient, il pouvait toujours prétendre tester ses défenses. Désormais, il commettait indubitablement une trahison à l’encontre des Mondes syndiqués.

Il s’était attendu à sentir sa tension grimper en y pénétrant, mais c’était plutôt une manière de calme qui l’envahissait. Repli et chemins de traverse lui étaient maintenant interdits, et ni l’incertitude ni les doutes quant à sa décision n’étaient plus de mise. Il lui faudrait vaincre ou mourir dans les heures qui suivraient.

Dedans, ses deux plus fidèles assistants s’activaient déjà sur des consoles différentes. Les doigts de Bran Malin volaient sur les touches, s’employant à détourner et rediriger les informations relatives à la surveillance qui, sur toute la planète, auraient dû affluer vers le QG du SSI. À l’autre bout de la petite salle, Roh Morgan, en même temps qu’elle balayait d’une main la mèche de cheveux qui lui tombait sur les yeux, entrait rapidement dans les systèmes informatiques du SSI de fausses données en boucle destinées à l’abuser et à lui faire accroire qu’il ne se passait rien d’inhabituel. Drakon portait le complet bleu sombre des cadres supérieurs des Mondes syndiqués, tenue traditionnelle des commandants en chef et que lui-même, personnellement, détestait ; mais tant Malin que Morgan étaient revêtus de cette combinaison collante d’un noir mat, mince comme une pellicule, qu’on passait sous une cuirasse de combat, mais qui pouvait aussi bien servir à entrer dans un local par effraction.

Malin se renversa dans son siège, se massa la nuque de la main droite et sourit à Drakon. « Le SSI est désormais aveugle, monsieur, et il ne le sait même pas. »

Drakon hocha la tête sans cesser d’étudier l’écran. « Tu es un véritable sorcier, Malin. »

Morgan s’étira comme une chatte, svelte et mortelle, puis se leva. « C’est moi qui nous ai introduits ici et qui ai entré les fausses données en boucle. Qu’est-ce que ça fait de moi ?

— Une sorcière ? » proposa Malin, impavide, d’une voix atone.

L’espace d’une seconde, Morgan se crispa puis elle fixa Malin tandis qu’un coin de sa bouche se retroussait. « T’ai-je dit que j’avais calculé le coût plancher d’un tir unique d’arme de poing, Malin ?

— Non. Pourquoi ça m’intéresserait ?

— Parce que ça me reviendrait à treize centas. C’est pour cela que tu es toujours en vie. Te supprimer n’en vaut pas le coût. »

Malin lui montra les dents tout en dégainant son poignard de combat avant de le faire passer dans son autre paume. « Ça ne me coûterait pas un centa. Vas-y. Essaie toujours.

— Nan. » Morgan s’écarta du mur en fléchissant les doigts. « Il me faudrait malgré tout faire l’effort et, comme je te l’ai dit, tu ne mérites pas l’énergie qu’on gaspillerait pour te liquider. Nous devrions éliminer ces quatre gardes, CECH Drakon. Ils pourraient encore nous trahir. »

Drakon secoua la tête. « On leur a promis la vie sauve s’ils jouaient le jeu, à eux comme à leur famille.

— Et quand bien même ? S’ils sont assez stupides pour croire aux promesses d’un CECH…

— À mes promesses, insista Drakon, la coupant net. Je m’y suis engagé personnellement. Si je viole cet engagement, je ne pourrai plus jamais espérer que d’autres se fient à moi. »

Morgan secoua la tête en lui décochant un regard contrit. « C’est précisément cette attitude qui vous vaut de vous retrouver ici, dans le trou du cul du monde. Tant qu’on vous craint, peu importe qu’on vous fasse ou non confiance. »

Malin battit silencieusement des mains en un feint applaudissement. « Tu connais la règle d’or applicable aux commandants en chef syndics en milieu professionnel. Très bien. Maintenant, réfléchis un peu : nous avons perdu la guerre.

— J’ai mes propres méthodes », lança Drakon à Morgan, qui feignait de n’avoir pas entendu Malin.

Elle haussa les épaules. « C’est votre rébellion. Je vais vérifier les préparatifs de l’assaut et mettre les troupes en branle comme prévu.

— Fais-moi savoir si des problèmes se présentent, répondit Drakon. J’apprécie ton assistance dans cette entreprise.

— Elle vous a toujours été acquise. » Morgan se dirigea vers la porte, ignorant à présent complètement Malin.

« Et… Morgan… »

Elle s’arrêta sur le seuil.

« On ne tue pas les sentinelles, répéta-t-il d’une voix à la fois forte et plate.

— Je vous avais entendu la première fois », répliqua Morgan.

La porte refermée, Malin fixa Drakon. « Si elle informait les serpents de nos projets, elle serait promue et vous fusillé, monsieur. »

Drakon secoua la tête. « Morgan ne ferait jamais une chose pareille.

— On ne peut pas se fier à elle. Vous devez le savoir.

— Je sais qu’elle m’est loyale, répondit-il d’une voix égale.

— Morgan ignore ce qu’est la loyauté. Elle vous manipule à ses propres fins, qui demeurent secrètes. Dès que vous ne lui serez plus utile, elle vous tirera une balle dans le dos. Ou vous poignardera », ajouta-t-il en brandissant sa propre lame d’un geste éloquent, avant de la rengainer d’une saccade.

Elle m’a dit la même chose de toi, songea Drakon tout en cherchant une réponse. « Morgan sait qu’elle ne doit pas s’attendre à être récompensée par les serpents si elle nous donne. Ils l’abattraient aussi, vraisemblablement, quel que soit l’accord qu’ils auraient passé avec elle. Elle le sait comme moi. Et je la tiens à l’œil. Je tiens tout le monde à l’œil.

— C’est bien pour cela que vous êtes encore vivant. » Malin secoua la tête. « Je ne suis pas en train de vous suggérer de vous débarrasser d’elle. Tant qu’elle restera en vie, vous devrez la surveiller de très près. »

Drakon se figea pour le reluquer. « Me préconiserais-tu de m’employer à ce qu’elle ne “reste pas en vie” ?

— Non, monsieur.

— Alors tu ferais bien de ne pas projeter de t’en charger en personne. Je sais que c’est une pratique assez courante chez les subalternes de certains commandants en chef, mais je ne tolérerai pas qu’on joue à ces petits jeux-là dans ma propre cour. C’est mauvais pour la discipline et ça sème la zizanie dans l’environnement professionnel. »

Malin sourit. « Je ne tuerai pas Morgan. » Son sourire s’effaça et il releva un regard soucieux. « Nous pouvons sans doute triompher du SSI à la surface et nous le ferons même certainement, mais, si nous ne neutralisons pas aussi les forces mobiles, nous ferons des cibles faciles. À ce que je sais de Kolani, leur commandante en chef, elle épaulera le gouvernement syndic et les serpents.

— Du moment que nous éliminons les serpents du SSI à la surface, la commandante en chef Iceni se chargera de Kolani et de ses forces mobiles. » Du moins je l’espère.

« Si je puis me permettre, monsieur, répondit Malin en faisant montre d’une prudence excessive, je crois savoir qu’Iceni et vous avez décidé de mener cette entreprise de conserve. Vous avez raison de croire qu’elle a tout intérêt à se conformer à cet accord. Mais comment allez-vous vous y prendre ? Je sais à quel point vous êtes mécontent du gouvernement syndic…

— J’en suis écœuré à crever, rectifia Drakon. J’en ai jusque-là de surveiller chacune de mes paroles et chacun de mes gestes. » Pouvoir enfin se l’entendre dire, maintenant que le matériel de surveillance des serpents était neutralisé, faisait un drôle d’effet. « Marre des bureaucrates qui, à cent années-lumière de distance, prennent des décisions de vie et de mort à ma place. »

Malin acquiesça d’un hochement de tête. « Nombreux sont ceux qui partagent ce sentiment, même si bien peu osent l’avouer à voix haute, même en privé. Mais je vois mal quel système pourrait bien remplacer celui des Syndics.

— Vraiment ? » Drakon eut un sourire désabusé. « C’est également mon cas. Iceni et moi ne pouvions en discuter auparavant, tant que ces systèmes de surveillance n’étaient pas court-circuités. Le risque d’être surpris par le SSI était trop grand. Nous sommes seulement convenus que nous devions nous débarrasser de l’impitoyable talon de fer des Syndics, que leur gouvernement avait donné la preuve de son incompétence et que nous ne pouvions pas nous fier à lui pour défendre ce système ni assurer notre sécurité. Qu’il nous fallait tolérer leur contrôle étroit sur toutes choses en contrepartie de cette sécurité a été de tout temps leur principal argument. Vous et moi savons, comme tout le monde au demeurant, à quel point il est erroné. Et maintenant nous savons aussi que le gouvernement syndic s’efforce de raffermir son contrôle en remplaçant l’ensemble des commandants en chef et en exécutant tous ceux dont la loyauté est mise en cause d’une manière ou d’une autre. C’est donc nous révolter ou mourir. Le reste… Iceni et moi en discuterons quand les serpents seront morts.

— Le système syndic a échoué, monsieur, acquiesça Malin. Il a toujours exercé son contrôle mais n’a jamais assuré la sécurité promise. Je vous suggère instamment d’adopter un autre mode de gouvernance. »

Drakon le dévisagea, conscient qu’il n’aurait pas abordé ce sujet en présence de Morgan, laquelle aurait certainement réagi par l’ironie à la perspective d’un pouvoir qui ne gouvernerait pas d’une main de fer. « Je prends note de ton conseil. Pour l’heure, il s’agit avant tout de survivre. Si nous y parvenons, nous réfléchirons à un moyen de tenir les rênes sans répéter les erreurs des Syndics. Je ne veux rien qui ressemble à ce que faisaient les serpents pour mettre les citoyens au pas, mais je sais qu’il nous faudra maintenir l’ordre et, donc, exercer un certain contrôle. Je vais à présent devoir m’entretenir avec Iceni pour l’informer de la neutralisation de ce nodal de surveillance, afin que nous sachions l’un et l’autre si nous sommes enfin prêts à entrer en action.

— Faites-le en personne, monsieur. Sans doute avons-nous aveuglé le SSI, mais il dispose peut-être encore de canaux que nous ignorons.

— Espérons que non. » Drakon congédia Malin d’un signe de tête puis se fraya un chemin au travers des multiples couches de sécurité qui protégeaient le nodal de surveillance principal. Les senseurs le surveillaient mais ne voyaient strictement rien et transmettaient à leurs maîtres du SSI (ces hommes et femmes responsables du très large éventail des dispositifs destinés à la sécurité intérieure des planètes des Mondes syndiqués) les images en boucle, anodines, de couloirs déserts et de portes hermétiquement fermées. Il traversa la pièce blindée où deux des sentinelles retournées feignaient de ne rien voir, puis la dépassa avant d’atteindre le passage dérobé laborieusement excavé entre cet immeuble et un édifice voisin – tâche qui avait été en soi une assez délicate opération, exigeant de rediriger et d’usurper l’adresse électronique de divers senseurs et systèmes d’alarme avec la coopération des sentinelles en question. Il se faufila dans un tunnel grossièrement étayé et se retrouva au sous-sol d’un centre commercial, dont il ignora les caméras de surveillance, elles aussi aveuglées, puis gravit une volée de marches et poussa une porte marquée EMPLOYÉS SEULEMENT dont le code d’accès était depuis longtemps compromis.

Les serpents du SSI auront un drôle de choc dans quelques heures, songea-t-il. Voilà deux siècles qu’ils se livrent à des descentes et à des arrestations surprises. On va voir à présent à quel point eux aussi aiment les surprises.

Pouvoir les frapper sur l’heure aurait sans doute été bien agréable, mais Drakon savait que le processus tenait de la longue rangée de dominos qu’il fallait renverser l’un après l’autre, chacun faisant basculer le suivant à mesure que le plan se déroulait, tandis qu’un peu partout sur la planète senseurs, dispositifs de surveillance et espions étaient trafiqués ou réduits au silence, que les forces militaires qui lui étaient loyales commençaient de s’ébranler en secret et que la rébellion gagnait du terrain, à l’insu des gens capables d’infliger de terribles dommages à ce monde s’ils n’étaient pas pris de court. De sorte qu’il s’en tenait à ce plan, qui se développait lentement depuis des mois et commencerait bientôt à s’accélérer.

Raison précisément pour laquelle il avait endossé son complet de cadre exécutif en dépit de l’aversion qu’il portait à cette tenue obligatoire des CECH. En le voyant, aucun homme de la rue n’aurait su dire s’il était affecté à la supervision de secteurs industriels, d’échanges commerciaux, de bâtiments administratifs ni d’aucun autre aspect du système économique, militaire et politique intégré des Mondes syndiqués. Ayant passé presque toute son existence d’adulte dans les forces terrestres, risqué sa vie et mené des soldats, Drakon n’avait cure de rester parfaitement inidentifiable aux yeux d’une personne qui aurait passé le même laps de temps dans la publicité. Il avait même, une certaine fois, essuyé l’affront d’être pris pour un avocat.

Mais il savait en revanche qu’il devait à présent donner l’impression de se conformer à la routine s’il ne voulait pas mettre la puce à l’oreille des serpents. L’air insouciant, il longea d’un pas vif les devantures des magasins et finit par sortir du centre commercial puis bifurqua pour passer devant la façade de l’immeuble d’aspect innocent qui hébergeait secrètement l’antenne de surveillance locale du SSI. Adopter une allure nonchalante quand on se sait coupable et qu’on déambule devant les gens mêmes qui sont chargés de faire appliquer les lois demande certes une certaine pratique, mais on ne devient pas CECH sans avoir acquis une solide expérience.

Les citoyens qu’il croisait dans la rue s’écartaient machinalement en apercevant son complet ; certains cherchaient avec empressement à le regarder dans les yeux pour se faire remarquer de lui, tandis que d’autres, tout aussi nombreux, s’efforçaient d’éviter d’attirer son attention. Les sujets des Mondes syndiqués avaient appris leurs leçons, l’une d’entre elles étant précisément que l’intérêt que vous portait un CECH restait une épée à double tranchant, qui pouvait vous valoir des avantages aussi bien que les pires calamités.

À les voir ainsi réagir par une crainte mêlée de soumission servile, la première étant sans doute authentique et la seconde vraisemblablement feinte, Drakon songea aux toutes dernières paroles de Malin. Que se passerait-il ensuite ? Trouver le moyen de supprimer les serpents sans prendre le risque de faire sauter la moitié de la planète l’avait tracassé tant et plus, et il n’avait pas menti en affirmant qu’il n’avait pas pu discuter de cette question avec Iceni. Tous deux avaient à peine osé quelques brèves rencontres occasionnelles, au cours desquelles s’esquissait, à coups de phrases et de mots codés, leur collaboration dans une entreprise conjointe destinée à abattre les serpents, sauver leur propre peau et, peut-être, accorder à ce système stellaire une petite chance de survivre à l’empire syndic en voie d’effondrement. Midway se retrouverait en proie aux affres de l’agonie des Mondes syndiqués ou s’affranchirait de leur tyrannie.

Mais ensuite ? Il ne connaissait que la méthode syndic et Malin affirmait qu’elle avait fait chou blanc. Comment diable pouvait-on continuer à faire fonctionner ce système en évitant qu’il ne parte en quenouille ? À la mode de l’Alliance ? Drakon n’en savait pas grand-chose et se méfiait du peu qu’il avait appris.

Il secoua la tête, les sourcils froncés ; les citadins les plus proches se pétrifièrent comme des lapins devant un loup, en espérant qu’il ne les remarquerait pas. Il ne pouvait se permettre de penser à eux pour l’instant, ni même de réfléchir de façon précise à ce qui remplacerait ici la férule syndic. Il lui fallait concentrer toute son attention sur la nécessité de survivre à cette journée.

Plus d’un citoyen qui l’observait avec méfiance se demandait sans doute pourquoi un CECH déambulait en public sans aucun garde du corps pour le protéger, mais cette situation n’avait rien d’inouïe. Drakon lui-même en avait pris l’habitude au cours des derniers mois et en avait nonchalamment fait état, à telle enseigne que le bruit qu’il savait se débrouiller tout seul reviendrait assurément aux oreilles de la Sécurité interne. Les serpents ne mettraient certainement pas en doute l’assurance et l’arrogance d’un CECH, encore qu’en l’occurrence, dans le cas de Drakon, son entraînement au sein des forces terrestres et l’équipement dissimulé dans son complet de cadre exécutif lui auraient sans doute permis d’affronter avec confiance la plupart des menaces, pourvu qu’il variât fréquemment son itinéraire afin de déjouer les tentatives d’assassinat.

Il lui fallut un quart d’heure pour atteindre les bureaux de la commandante en chef Gwen Iceni, représentante la plus haut gradée des Mondes syndiqués dans le système stellaire de Midway. Mais Malin avait raison : tout message pouvait être intercepté, tout code compromis ou craqué. Si le SSI avait vent de ses projets maintenant qu’il était trop engagé pour reculer, ça pouvait se solder par un désastre.

Les divers gardes du corps ou systèmes automatisés qui servaient de barrières de sécurité à Iceni le laissèrent passer librement en dépit des armes qu’il portait sur lui. Si elle projetait de le trahir, elle ne s’y résoudrait sans doute qu’après que les forces de Drakon auraient liquidé les serpents dont tous deux voulaient se débarrasser. Et elle était sans doute parvenue à la même conclusion que lui-même : il ne la frapperait pas tant qu’il aurait besoin d’elle pour gérer les forces mobiles encore présentes dans le système.

Mais toutes ces mesures de protection n’exigèrent pas moins un certain temps, temps qu’il ne pouvait se permettre de perdre, de sorte qu’en entrant dans le bureau d’Iceni il eut le plus grand mal à dissimuler son irritation et sa colère.

La salle avait sans doute la munificence à laquelle on pouvait s’attendre de la part du poste de travail du CECH d’un système stellaire, mais proportionnellement à la relative prospérité de Midway. La hiérarchie des Mondes syndiqués avait l’art et la manière en ce domaine. Une trop grande ostentation aurait dangereusement attiré l’attention des supérieurs d’Iceni, qui se demanderaient alors jusqu’à quel point elle détournait les impôts à son profit et se poseraient des questions sur ses ambitions, tandis qu’une trop grande modestie dans le choix et la taille de ses meubles serait pour ses supérieurs et ses subalternes un signe de faiblesse. Pour l’heure, apparemment sereine, elle invita Drakon à s’asseoir puis consulta l’écran de sa console. « La sécurité est totale dans cette pièce, affirma-t-elle. Nous pouvons parler librement. Vous n’avez pas amené de garde du corps. Vous me faites à ce point confiance ?

— Pas vraiment. » D’un geste, Drakon montra la direction générale du QG du SSI. « Il existe une chance, petite certes mais bien réelle, pour qu’un de mes gardes du corps ait été partiellement retourné et fournisse aux serpents des renseignements sur mes faits et gestes. Pour l’instant, ils surveillent l’entrée de mon centre de commandes, persuadés que je suis encore à l’intérieur. Vous fiez-vous entièrement aux vôtres ?

— Je n’en ressens pas le besoin, rétorqua Iceni sans vraiment répondre à la question. Lorsque j’entreprendrai enfin une action qui risque d’alarmer les serpents, vous aurez honoré votre part du marché. Vos gens sont-ils prêts ?

— Nous frapperons comme prévu à quinze heures précises les quatre sites principaux du SSI. Je mènerai personnellement l’assaut contre son complexe dans cette ville, et trois de mes plus fiables commandants investiront les antennes d’autres cités, en même temps que des escouades de mes forces s’attaqueront partout à ses autres postes. »

Iceni approuva d’un hochement de tête puis releva les yeux vers le plafond. « Qu’en est-il des stations orbitales et des autres installations extraplanétaires ?

— Des gens prêts à intervenir sont postés partout où se trouvent des serpents. Sauf dans les forces mobiles, bien entendu.

— C’est moi qui m’en charge. Vous avez beaucoup de soldats en activité. Êtes-vous sûr que les serpents ne sont pas alertés ? »

Trop crispé pour s’y résoudre avec aisance, Drakon ne s’était pas assis en dépit de l’invite d’Iceni. Mais il ne pouvait pas se permettre de faire preuve de faiblesse ou de fébrilité devant un autre CECH, sinon Iceni ne manquerait pas de lui sauter à la jugulaire tel un loup fondant sur un cerf chancelant. Il se contenta donc de hausser les épaules en feignant l’indifférence. « Je ne peux pas en avoir la certitude. C’est une opération de grande envergure, de sorte qu’il n’est pas exclu qu’ils s’aperçoivent de quelque chose. Mais ça ne devrait pas suffire à les alarmer. Nous avons dû activer un peu le mouvement au cours des derniers jours en raison de l’ordre arrivé de Prime, mais tout était déjà planifié. »

La bouche d’Iceni se tordit légèrement. « Heureusement pour nous. On m’avait prévenue que le gouvernement central émettait des ordres exigeant du SSI qu’il lui renvoie certains commandants en chef de ce système pour procéder au contrôle de leur loyauté, et qu’on n’avait plus revu plusieurs d’entre eux après leur disparition dans ses culs-de-basse-fosse. Ni vous ni moi n’aurions survécu à une séance d’interrogatoire, même avant d’avoir ourdi ce complot.

— Insinueriez-vous qu’il y a dans mon placard des squelettes qui ne devraient pas s’y trouver ? s’enquit Drakon.

— J’en suis convaincue. J’ai pris mes renseignements avant de vous faire une proposition, tout comme vous l’avez certainement fait de votre côté avant d’y répondre. Mais il était grand temps que nous organisions cette rébellion. L’ordre destiné au SSI est toujours bloqué dans les systèmes de com, mais il pourrait refaire surface à tout instant, auquel cas nous pourrions nous attendre à recevoir du CECH Hardrad une invitation que nous ne saurions décliner.

— Et il aura lui aussi, très certainement, des questions à poser sur le gel de cet ordre dans les systèmes de com, fit sèchement remarquer Drakon. Mais vous avez empêché qu’il ne lui soit transmis avant plusieurs jours, nous laissant ainsi le temps de mettre notre plan en branle. Tant qu’il n’en prend pas connaissance dans les heures qui viennent, nous sommes à l’abri. Les systèmes de surveillance du SSI n’ont toujours pas l’air désactivés, de sorte que nous pouvons enfin nous exprimer sans réserve. Les serpents devraient se persuader qu’il n’y a rien à signaler jusqu’au moment où nous lancerons les assauts. Êtes-vous toujours sûre de pouvoir vous charger des forces mobiles du système ?

— Je m’occuperai moi-même des vaisseaux de guerre.

— Des “vaisseaux de guerre” ? Allons-nous maintenant recourir à la terminologie de l’Alliance ?

— Elle a gagné la guerre, répondit Iceni d’une voix empreinte de sarcasme. Mais l’Alliance n’est pas la seule à employer cette expression. Nous parlions nous aussi de vaisseaux de guerre avant que la bureaucratie ne les “redéfinisse” et ne les “rebaptise”. Nous allons revenir à notre ancienne terminologie. Modifier ainsi nos appellations sera un signal fort et clair pour nos citoyens et nos forces, leur prouvant que nous ne sommes plus assujettis aux Mondes syndiqués.

— Après la victoire, voulez-vous dire ?

— Bien entendu. Une navette doit me conduire au C-448 dans dix minutes. Je rallierai à nous, depuis ce croiseur, les autres vaisseaux de guerre.

— Quel est à présent le statut de la CECH Kolani ? s’enquit Drakon. Aucun changement ?

— Toujours pas. Elle reste aux commandes de la flottille et fidèle au gouvernement de Prime. »

Drakon fixa le plafond en fronçant les sourcils comme s’il pouvait, par-delà la pierre et l’atmosphère, voir la position où la flottille orbitait dans l’espace. « Vous comptez l’éliminer ?

— Cette option n’est plus envisageable, répondit nonchalamment Iceni, l’air de débattre d’un menu problème commercial. Deux de mes agents qui se trouvaient à sa portée ont été neutralisés par sa sécurité, de sorte que son assassinat n’est plus de notre ressort. »

Un frisson parcourut l’échine de Drakon à la perspective des dommages que cette flottille pouvait infliger à la planète. « Vous m’aviez promis de vous charger des forces mobiles. » Les paroles de Morgan revinrent le harceler. S’ils étaient assez stupides pour croire aux promesses d’un CECH

« Et je m’en chargerai, répondit Iceni en durcissant le ton. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre de meilleures ouvertures. Même si cet ordre de Prime ne nous avait pas déjà forcé la main, une autre missive à haute priorité est arrivée ce matin par cette estafette qui a surgi du portail de l’hypernet puis est repartie après nous avoir transmis ses messages. Kolani a reçu l’ordre de ramener tout de suite à Prime l’ensemble de ses forces mobiles. Nous aurons besoin de ces forces pour défendre le système stellaire quand nous en aurons repris le contrôle. J’ai gelé également cet ordre dans les systèmes de com, mais on ne peut pas retenir indéfiniment un message à haute priorité.

— Jusqu’à quel point êtes-vous certaine de pouvoir reprendre le contrôle de la flottille ? demanda Drakon.

— Bien assez. Certains de ses vaisseaux, dont le C-448, me sont déjà acquis. Je dispose d’assez de commandants d’unité qui me sont fidèles pour vaincre Kolani. Si elle refuse de se joindre à nous, elle sera liquidée en même temps que tous les bâtiments qui lui resteraient loyaux. Ce n’est pas l’idéal. Nous aurions l’usage de tous ces vaisseaux de guerre, pourtant certains seront vraisemblablement détruits. Tenez-vous-en à votre part du marché et éliminez les serpents puis gardez la question de la sécurité sous le boisseau à la surface pendant que je m’activerai là-haut. Nous devons maintenir l’ordre. La populace risque de prendre l’anéantissement des serpents pour un appel à l’anarchie et au chaos. Une fois l’indépendance déclarée, nous pourrons, vous et moi, tenir fermement les rênes de ce système. Afin que notre révolte soit la dernière. »

De toute évidence, elle avait mûrement réfléchi aux questions soulevées par Malin, quant à ce qu’il faudrait faire après la liquidation des serpents. Drakon espérait pouvoir vivre avec les idées d’Iceni. Et aussi qu’elles n’impliqueraient pas l’élimination de l’autre CECH encore capable de défier son autorité après la disparition de Hardrad : en l’occurrence Drakon lui-même.

Iceni éteignit ses écrans, se leva et se dirigea vers la porte. « D’autres questions ? »

Drakon hocha la tête et la scruta de nouveau. « Ouais. Pourquoi faites-vous cela, en fait ? »

Elle s’arrêta pour lui retourner son regard. « Par intérêt bien placé, ne croyez-vous pas ?

— Il me semble que l’intérêt bien placé aurait dû vous faire emprunter une autre voie. En m’incitant par exemple à participer à la rébellion puis en me dénonçant aux serpents, ce qui les aurait convaincus de votre loyauté de gentille petite CECH et aurait ainsi fourni une couverture à vos propres agissements. »

Iceni eut un bref sourire dépourvu de toute gaieté. « Alors je pourrais vous répondre que mon mobile est la protection de ce système stellaire, de ceux qui l’environnent et de ma propre personne. Il me faut être en lieu sûr pour maintenir l’ordre et conserver mon influence. Midway est à cet égard le système le plus sûr de la région, car il dispose d’un portail de l’hypernet et de points de saut menant à de nombreux systèmes voisins. Le modèle social syndic a failli. Il a déclenché la guerre, il a échoué à la gagner et il l’a perdue en définitive. Il a dépouillé le système stellaire de Midway de sa flottille de réserve, le seul obstacle qui retenait les Énigmas, et nous a laissés presque entièrement sans défense lors de leur attaque. C’est la flotte de l’Alliance qui nous a sauvés. Cette Alliance dont on nous a rebattu les oreilles de la faiblesse, du manque d’organisation et de la corruption parce qu’elle permet à ses citoyens d’élire ses dirigeants. Vous et moi ne savons que trop bien à quel point le système syndic est corrompu et désorganisé. Et maintenant il a aussi donné la preuve de sa faiblesse.

» Il nous faut essayer autre chose et nous ne devons dépendre de personne. Nous mourrons peut-être en essayant, mais j’aurais aussi bien pu trouver la mort en coupant les ponts et en m’enfuyant avec toutes les richesses que j’aurais pu entasser dans un vaisseau quand les Énigmas ont menacé le système, et dans le chaos rampant qui règne dans les systèmes voisins depuis l’effondrement de l’autorité des Mondes syndiqués. Je suis quelqu’un de pragmatique, Artur Drakon. Telles sont mes raisons. Me croyez-vous ?

— Non. » Il lui retourna un sourire de la même eau que celui qu’elle lui avait adressé. « Puisque vous êtes si pragmatique, pourquoi n’avez-vous pas fui quand ces extraterrestres ont attaqué ? »

Iceni marqua une pause comme pour réfléchir à sa réponse. « Parce que j’étais responsable de la population de ce système et que j’ai refusé de l’abandonner alors qu’elle restait piégée sur place.

— Joindriez-vous l’idéalisme au pragmatisme ? s’enquit Drakon en laissant percer le sarcasme dans sa voix.

— Vous pouvez le dire, tant que vous ne cherchez pas à m’insulter. » Elle lui décocha cette fois un sourire moqueur. « Vous ne me croyez pas capable d’idéalisme, au moins partiellement ?

— Pas à ce point. Nul CECH ne saurait le rester en se berçant d’idéalisme.

— Ah ? Et comment avez-vous vous-même atterri à Midway ? »

Drakon eut un sourire sardonique. « Vous le savez déjà, j’en suis persuadé. Les serpents ont tenté d’arrêter une de mes subalternes, mais elle avait été prévenue et s’est éclipsée avant qu’ils aient pu l’attraper. On m’a accusé, mais on ne pouvait rien prouver, si bien qu’on m’a banni au lieu de me fusiller. »

Iceni le fixa intensément. « Et un homme qui court des risques pareils pour protéger un subordonné, vous ne le traiteriez pas d’idéaliste ? Quel nom donneriez-vous à un chef à qui ses subalternes et ses soldats seraient si fidèles que les Syndics les auraient tous envoyés ici pour les maintenir dans l’isolement ?

— J’ai fait ce qui me semblait… convenable, répondit Drakon. Je n’exerce aucun contrôle sur la manière dont mes actes sont perçus par autrui, ni non plus sur ses réactions. Et ma survie ici reste une question ouverte. Je ferai ce que je dois, et je sais aussi ce que vous avez fait par le passé pour préserver votre influence. Mais, si vous persistez à prétendre que telles sont vos raisons, je veux bien y consentir.

— Très bien. Tant que vous ne tenterez pas de me doubler. Sinon…

— Je mourrai ? » s’enquit Drakon en s’efforçant de son mieux de paraître dégagé, bien qu’il crevât d’envie d’aller rejoindre ses soldats.

La voix d’Iceni ne fut pas moins détendue pour lui répondre : « Vous regretterez de n’être pas mort. » Elle ouvrit la porte, sortit puis attendit que Drakon eût à son tour franchi le seuil pour la refermer et brancher l’alarme. « Bonne chance. » Là-dessus, elle s’éloigna à vive allure, flanquée de ses deux gardes du corps.

Une heure et demie plus tard, Artur Drakon, vêtu de sa cuirasse de combat, s’agenouillait devant une fenêtre à l’intérieur d’un autre immeuble ; une unique sonde de reconnaissance aussi fine qu’un cheveu saillait de son épaule pour dépasser l’appui de la fenêtre et scanner les sections extérieures du complexe du SSI. Les civils qui occupaient normalement ce bureau se trouvaient sous bonne garde au sous-sol, avec tous ceux qui travaillaient dans l’immeuble. À leur place, des soldats revêtus de la même tenue que Drakon se pressaient dans les couloirs et les salles, attendant le début de l’assaut. Perchée à bonne hauteur sur un mur, une caméra de surveillance du SSI fixait aveuglément la pièce. Quelque part à l’intérieur du QG, les systèmes passaient au crible les données prétendument transmises par cette caméra et n’y voyaient qu’une activité de routine des civils qui y travaillaient ordinairement. « Au rapport ! » ordonna Drakon.

La voix de Malin lui parvint de sa position, à un tiers environ du périmètre de sécurité. « Tout a l’air normal. R. A. S. »

La réponse de Morgan, singeant celle de Malin, se fit entendre à son tour, venue de l’autre bout du périmètre : « Tout a l’air normal. R. A. S.

— Quel est le problème ? » s’enquit Drakon. Ils conversaient sur une ligne sécurisée qui traversait le continent en franchissant toutes sortes d’obstacles. Une authentique plaie au cul, mais c’était le seul moyen de réduire les chances pour qu’un équipement du SSI épargné par le sabotage capte des bribes de leurs transmissions. Deux pots de yaourt aux extrémités d’un fil de fer. Des millénaires de progrès en matière de transmissions et nous dépendons malgré tout de deux pots de yaourt et d’un fil de fer pour communiquer sans nous faire entendre.

« Le problème, c’est justement que tout a l’air normal, insista Morgan. Bien que nous ayons piraté leur réseau de surveillance, les serpents auraient pu capter quelque chose par leurs autres équipements éparpillés un peu partout. Mais ils n’ont eu aucune réaction visible. Nul message adressé à vous ou à quelqu’un d’autre à propos de mouvements de troupes. Rien de ce genre. Autant que nous puissions le dire, il s’exerce autour du complexe une surveillance de pure routine. Ça sent mauvais.

— Ils sont peut-être indécis, suggéra Malin. Ils s’efforcent sans doute de décrypter les fragments qu’ils ont captés. Nous ne pouvons pas nous permettre de gâcher l’effet de surprise.

— Il l’est déjà, crétin.

— Suffit ! » Drakon réfléchit à l’argument de Morgan tout en continuant d’observer le complexe. « Je n’ai reçu aujourd’hui aucun message de la hiérarchie des serpents. D’ordinaire, on me saute quotidiennement sur le poil pour me demander ce que fabriquent mes troufions, rien que pour me faire comprendre qu’on me surveille. Morgan a raison, je crois. Quelqu’un a-t-il vu des vipères se baguenauder ?

— Non, répondit Malin.

— Non, lui fit écho Morgan avec une touche de triomphe dans la voix.

— Alors il ne s’agit pas de pure routine. D’habitude, il y a toujours dehors une paire de vipères en train de tourner ou de s’exercer d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ? » Drakon souffla avec humeur. Les forces spéciales du SSI, surnommées les vipères, jouissaient d’une réputation de brutalité et de capacité combative. Indépendantes et ne répondant que devant la Sécurité interne, elles étaient doublement exécrées par les militaires des Mondes syndiqués.

« Vous croyez les vipères activées ? s’enquit Malin avant de répondre lui-même à sa question : Il faut partir du principe qu’elles le sont.

— En effet. Cuirassées et prêtes à se battre. Notre plan d’assaut est dans le lac. »

Morgan revint en ligne : « Il faut les frapper en masse. Si on les attaque en petites sections comme prévu, on se fera tailler en pièces.

— En les attaquant frontalement, on perd toute chance de les surprendre, rétorqua Malin. Plus tôt les serpents se rendront compte que nous lançons un assaut global contre leur complexe, plus ils disposeront de temps pour activer les machines infernales qu’ils contrôlent encore. Persuadés qu’ils peuvent affronter tout ce que nous aurons introduit ici pour les frapper, ils feront preuve d’une trop grande assurance. Il faut les liquider avant qu’ils ne comprennent que nous avons assez de forces sous la main pour investir ce complexe. »

Tous deux avaient raison, Drakon en prit conscience. « Il faut modifier le plan d’assaut. Même avec nos éclaireurs en cuirasse furtive intégrale, une infiltration destinée à dégager la voie à l’intérieur n’opérera plus maintenant, mais nous ne pouvons pas non plus envoyer tout le monde d’un coup sans leur présenter des cibles compactes et, en outre, affoler le CECH Hardrad au point de le décider à déclencher ses dispositifs de l’homme mort. Au lieu de nous introduire par petites sections, nous attaquerons simultanément tout le périmètre de sécurité par pelotons entiers et nous nous fraierons un chemin à l’intérieur en tiraillant. Le premier tir de barrage devra inclure la totalité de nos cartouches aveuglantes. Scindez les pelotons au moment du saut pour leur interdire de s’amasser en trop grand nombre à la même position et empêcher les serpents de dénombrer nos forces avant que nous n’ayons liquidé leur surveillance extérieure. Une fois dans la place, chaque peloton devra progresser au plus vite vers le centre opérationnel. Les vipères parviendront sans doute à bloquer certains passages, mais elles ne sont pas assez nombreuses pour barrer la route à des pelotons arrivant de partout. Combien de temps pour télécharger ce plan revu et corrigé et pour que tout le monde soit prêt à sauter ?

— Vingt minutes, répondit Morgan.

— Comptez une demi-heure », ordonna Drakon avant que Malin eût suggéré un plus long délai. Morgan avait toujours tendance à écourter. « Ce qui repoussera de quinze minutes l’heure de l’assaut. Je vais prévenir les autres commandants de retarder aussi d’un quart d’heure le moment de leur attaque, et leur faire savoir que les serpents d’ici sont parés à nous recevoir. Informez-moi dès que tout le monde sera prêt. »

Drakon se brancha sur une autre ligne terrestre, conduisant celle-là à son propre QG. « Vice-CECH Kaï, j’ai été retenu par un rendez-vous. On attend l’arrivée de quelqu’un mais on n’est pas entièrement prêt à me rencontrer, de sorte que notre réunion prévue pour cet après-midi devra être reportée d’un quart d’heure. Donnez acte. » La ligne terrestre acheminerait son message jusqu’au QG puis il serait retransmis par des canaux normaux afin de laisser croire qu’il en provenait. Kaï répondit quelques instants plus tard puis Drakon adressa le même message aux vice-CECH Rogero et Gaiene.

Il en avait à peine fini que son système de com lui signalait par une alarme un appel du CECH Hardrad. Il poussa un profond soupir, autant pour apaiser ses nerfs que pour adopter une contenance et une posture suggérant une activité de routine. Savoir que ses cinq subordonnés initiés susceptibles de le trahir lui étaient tous restés loyaux l’aidait beaucoup à faire étalage d’une telle assurance. Malin, Morgan, Rogero, Gaiene et Kaï étaient tous depuis longtemps ses affidés. Il n’hésitait jamais à leur confier ses secrets, et il avait la certitude qu’aucun ne s’ouvrirait à Hardrad.

Il activa un fond numérique laissant entendre qu’il répondait depuis son bureau puis accepta la communication.

Hardrad avait l’air un tantinet agacé. Cette seule expression aurait suffi à faire trembler un citoyen du système. « Je dois m’entretenir avec vous de certain sujet, Artur. » Le CECH du SSI appelait d’ordinaire ses pairs par leur prénom. C’était moins un témoignage de camaraderie qu’une façon de minimiser leur statut par rapport au sien, ainsi qu’un rappel pas très subtil du pouvoir qu’il avait sur eux.

« Allez-y.

— Tout d’abord, expliquez-moi pourquoi votre image présente un arrière-plan falsifié. » Les systèmes des serpents l’avaient repéré aussitôt, bien entendu.

« Je sors de ma douche.

— Curieuse heure pour se doucher, fit remarquer l’autre.

— Pas quand on vient de s’exercer. De quoi voulez-vous discuter ?

— D’un message bloqué dans les systèmes de com. Il m’était destiné, à haute priorité, et il a pourtant été retenu pendant plusieurs jours. »

Drakon fronça les sourcils. « Transmis par les canaux militaires ?

— Non. »

Ne restait plus qu’une seule possibilité : le système de com contrôlé par Iceni, et Drakon comme Hardrad le savaient l’un et l’autre, mais aucun ne prononça son patronyme. Éviter de citer des noms dans une conversation telle que celle-là était une précaution si élémentaire que tout CECH s’y conformait machinalement, dans la mesure où les bots de sécurité chargés de surveiller les transmissions en quête d’informations et d’avertissements se verrouillaient d’abord et avant tout sur les noms.

« Très bien, lâcha Drakon. Si jamais mes systèmes ont souffert de ce genre de dysfonctionnement, des têtes vont tomber. »

Hardrad marqua de nouveau une pause pour le scruter. « J’aimerais vous parler en personne des raisons de ce dysfonctionnement, CECH Drakon. Ici même, à mon QG. Le sujet est assez sensible pour que je répugne à confier cette conversation à tout autre mode de transmission. »

Retors. En dépit de sa haine pour cet homme et de la colère que lui inspiraient ses agissements passés, Drakon se surprit à admirer l’habileté de Hardrad. Il avait mené la discussion de telle manière qu’il donnait l’impression de ne soupçonner d’un méfait que la seule Iceni, et de chercher à obtenir l’accord de Drakon avant de prendre des mesures.

Mais, même s’il ne soupçonnait pas Drakon d’être complice du retard dans la réception de l’ordre de Prime, il entendait assurément l’exécuter. Autrement dit l’attirer au QG du SSI pour un interrogatoire et un contrôle de sécurité complets.

Drakon fit mine de réfléchir à son emploi du temps. « Très bien. C’est vraiment urgent ?

— Le plus tôt sera le mieux. Je vous envoie une escorte. »

Ben voyons ! Un peloton de vipères en cuirasse de combat. « Je ne voudrais pas trop attirer l’attention. Vous me comprenez. Je n’ai pas besoin d’escorte. Mes gardes du corps sont capables de maîtriser tout ce qui pourrait se présenter », lâcha-t-il en affichant la tranquille arrogance d’un CECH sûr de son statut et de son pouvoir. Il vit Hardrad se détendre légèrement, tel un chat venant de repérer une souris inconsciente du danger qui trotterait dans sa direction. « Mettons que je passe dans… une demi-heure ? »

Long silence radio cette fois, durant lequel Drakon se demanda s’il ne commençait pas à transpirer et si Hardrad s’en apercevait. Puis le chef du SSI hocha la tête en affichant un mince sourire. « Une demi-heure. Si jamais vous aviez du retard, je me ferais du… souci.

— Compris. Vous me verrez incessamment. » Si Hardrad disposait sur ce circuit d’un détecteur de mensonges, il ne repérerait aucune duplicité dans la voix de Drakon car il avait bel et bien l’intention de se présenter au QG du SSI dans moins d’une demi-heure.

Devait-il prévenir Iceni que Hardrad avait finalement reçu l’ordre de procéder à un contrôle de sécurité de tous les CECH ? Mais, dans la mesure où elle devait déjà être en route pour ce croiseur lourd, il n’existait aucun moyen sûr de lui faire passer la mise en garde, car Hardrad intercepterait probablement la transmission. Il n’attendait d’ailleurs que cela : que les conspirateurs s’affolent et commencent à se prévenir mutuellement des progrès du SSI en s’envoyant des messages paniqués. « Malin, Morgan, les serpents ne s’équipent pas parce qu’ils sont au courant de nos projets mais parce que Hardrad a reçu ce message et qu’il prévoit des problèmes après mon arrestation. Il s’attend à ce que je me présente au QG du SSI dans une demi-heure. »

Morgan donna l’impression qu’elle manquait étouffer de joie anticipée. « Oh ouais. On va tous frapper à sa porte dans trente minutes. Boum boum boum, salut, chéri.

— Pouvez-vous communiquer le retard de notre assaut à la CECH Iceni, monsieur ? demanda Malin. Elle risque de s’inquiéter si nous n’attaquons pas à l’heure H.

— Elle ne va pas aimer. Ce retard ne me plaît pas non plus. Mais il est nécessaire. Si vous trouvez un moyen de l’en informer sans courir sérieusement le risque de voir votre message intercepté par les serpents, faites-le-moi savoir. »

Iceni allait devoir lui faire confiance. Attendre d’un CECH des Mondes syndiqués qu’il se fie à l’un de ses collègues, c’était beaucoup exiger.

Il songea aux forces mobiles qui rôdaient dans l’espace. Pour la première fois depuis longtemps, il souhaita qu’il y eût dans les cieux quelque chose à qui pouvoir demander de l’aide, quelqu’un pour écouter sa prière suppliant que ce retard ne poserait pas de problèmes à Iceni dans son projet de neutralisation des forces mobiles.

Pris entre les impitoyables, implacables réalités de l’existence sous la férule des Syndics et le hasard apparent régissant la vie et la mort sur les nombreux champs de bataille dont il avait été le témoin, Drakon avait cessé depuis longtemps de croire en un démiurge susceptible de se soucier de ce qui lui arrivait. En de pareils moments, il lui arrivait de regretter le réconfort qu’une telle foi lui aurait apporté, et il ne pouvait alors s’interdire d’espérer se tromper.

Iceni arpenta d’un pas vif le tube d’accès reliant la navette au croiseur/lourd/de combat/unité C-448 des forces mobiles, en s’efforçant de ne laisser transparaître aucun signe d’inquiétude mais en fronçant légèrement les sourcils à la manière usuelle d’un CECH, mimique destinée à inquiéter d’emblée ses subordonnés et à les mettre sur la défensive.

Le commandant du C-448 salua à la mode syndic en se frappant légèrement le sein gauche du poing droit. « Soyez la bienvenue à bord de mon unité, commandante en chef Iceni. Nous sommes aussi surpris qu’honorés de cette visite personnelle. »

Iceni lui décocha une ébauche de sourire. « Merci, vice-CECH Akiri. J’ai depuis longtemps la conviction que les inspections ne devraient pas toutes être annoncées à l’avance. Vous sentez-vous prêt à m’ouvrir en grand les portes de l’enfer ? »

À ce mot d’ordre codé, Akiri battit des paupières puis inspira profondément et s’efforça d’opiner calmement du chef. « Nous sommes prêts à vous suivre, commandante en chef Iceni. » Il se tourna vers la femme debout à côté de lui et fit un signe en direction du bâtiment. « Acquittez-vous de tous les préparatifs requis. »

Elle salua avec un sourire un tantinet trop tendu et empressé. « En cinq minutes. »

Iceni la regarda s’éloigner. Elle ne craignait pas une trahison de ce côté. L’adjointe Marphissa, second du C-448, avait naguère eu un frère. Ce garçon n’avait pas trouvé la mort en combattant l’Alliance mais il avait été arrêté par la Sécurité interne avant de mourir durant son interrogatoire de ce que les serpents appelaient une « crise cardiaque ». Iceni, qui s’était renseignée, savait combien Marphissa aspirait ardemment à venger sa mort. Trouve les outils et sers-t’en, lui rappela la voix d’un de ses anciens instructeurs. Nous sommes des artisans qui se servent des gens pour façonner leurs œuvres, Gwen. Choisis simplement les personnes adéquates, oriente-les dans la direction qu’elles sont déjà prêtes à prendre et elles feront ton travail à ta place. Sans jamais laisser tes propres empreintes pour signer leur forfait, à moins, bien sûr, que tu ne tiennes à en assumer la responsabilité.

« Elle est compétente, murmura Akiri après le départ de Marphissa. Mais il faut la surveiller de près. »

Débiner ses subordonnées n’avait rien d’inhabituel en soi (après tout, il fallait bien des fusibles prêts à sauter en cas de pépin), mais ce que venait de faire Akiri, si brutalement et maladroitement, le fit tomber encore un peu plus bas dans l’estime d’Iceni. Vous êtes-vous jamais demandé, vice-CECH Akiri, pourquoi, entre tous les commandants d’unités mobiles qui m’ont juré allégeance, j’ai choisi votre croiseur pour poste de commandement ? Avez-vous pris cela pour un compliment ? Je sais quand il me faut surveiller étroitement un subordonné, et ce n’est certainement pas elle que je dois tenir à l’œil.

Akiri s’apprêtait à ajouter quelque chose quand Iceni leva une main comminatoire : l’alerte de haute priorité de son unité de com venait de carillonner. Elle n’eut pas réellement besoin de feindre un regard irrité en acceptant la communication d’une pression du pouce. L’image de son factotum, assistant personnel et occasionnel tueur à gages Mehmet Togo lui apparut.

« Nous venons de recevoir une convocation du QG du SSI, lui apprit Togo d’une voix dénuée d’émotion. Un message de la CECH Kolani leur affirme que vous auriez volontairement retardé la réception d’ordres du gouvernement de Prime. »

Malédiction ! L’ordre destiné à Hardrad avait d’ores et déjà été gelé jusqu’à la dernière limite, mais celui de Kolani aurait dû rester coincé encore pendant des jours dans les systèmes de com. Un technicien un peu trop futé pour son bien avait dû le repérer et l’affranchir des codes censés l’entraver et le piéger à l’intérieur du logiciel de transmission des messages.

En dépit de tous les codes de sécurité et brouillages protégeant les conversations qu’elle tenait sur sa ligne personnelle, Iceni était trop intelligente pour s’imaginer que celle-là restait privée. Ceux qui avaient le malheur de se figurer que la Sécurité interne n’écoutait pas constamment leurs communications payaient très cher leur négligence. De sorte qu’elle afficha un masque à la fois furibond et intrigué. « Des ordres ? Quels ordres ? »

Togo écarta les mains, jouant lui aussi l’étonnement. « Je n’en sais rien.

— Comment sommes-nous censés réagir si nous ignorons quels ordres ont été prétendument retardés ? demanda Iceni. Des ordres militaires ? N’auraient-ils pas dû être transmis par des canaux homonymes ?

— J’imagine, madame la commandante en chef. Dois-je contacter le responsable de ces services ? »

Lequel était Drakon, bien évidemment. « Non. Pas encore. Je suis scandalisée de l’apprendre, mais, tant que je n’en sais pas plus, je ne peux pas me permettre d’accuser quelqu’un. Contactez plutôt le CECH Hardrad et dites-lui que je dois savoir exactement de quoi il retourne avant de prendre des mesures. »

L’écran redevint noir et Iceni coula un regard vers Akiri. « Avez-vous vu ces ordres ? »

Il hocha la tête. « La CECH Kolani les a retransmis à tous les vaisseaux. Nous avons reçu notre propre exemplaire il y a quelques minutes. Toutes les forces mobiles de système stellaire doivent regagner Prime au plus tôt pour se placer sous le contrôle direct du Conseil suprême des Mondes syndiqués. Je m’étonne que vous ayez pu retenir une directive aussi péremptoire dans les systèmes de com sans alerter personne.

— Ça n’a pas été facile. » Quelqu’un du bord de Drakon aurait-il laissé filtrer le message ? S’il cherchait à la trahir, il allait amèrement le regretter. « La CECH Kolani vous a-t-elle aussi donné l’ordre d’appareiller quand elle vous a transmis ce message ?

— Non, madame la commandante en chef. Nous sommes censés nous préparer au départ, mais on ne nous en a pas dit davantage. »

Iceni sourit et s’efforça de se calmer. « Kolani tient manifestement à s’attarder ici assez longtemps pour me voir traînée au QG du SSI et découpée en lanières. » Elle vérifia l’heure. « Ça va commencer à bouger à la surface dans les minutes qui viennent. »

Nouvelle sonnerie de son unité de com. Les notes étaient différentes cette fois : on leur avait conféré une tonalité menaçante correspondant à la qualité de l’appel qu’elles annonçaient. Iceni s’accorda un instant pour reprendre contenance puis décrocha de nouveau, pour apercevoir aussitôt sur son écran le masque trompeusement impavide du responsable des forces du SSI dans le système stellaire. « CECH Hardrad. Contente que vous appeliez. Qu’en est-il de ces ordres qui auraient été retenus ? »

Iceni, pour sa part, n’avait jamais trouvé à Hardrad la tête de l’emploi, ce qui l’avait sans doute aidé à grimper dans la hiérarchie des serpents : visage impassible, cheveux, teint et vêtements affectant toutes les nuances du beige, il donnait l’impression, même après un examen détaillé, d’un bureaucrate parfaitement insipide. Ses yeux eux-mêmes ne trahissaient pas grand-chose, sinon une légère indifférence. Iceni, qui n’avait pas étudié que ses dehors mais encore sa carrière, ne s’était pas laissé abuser par cette banalité apparente. À en juger par ses actes, c’était en vérité un serpent des plus venimeux. Il ne réagit à la question d’Iceni qu’en gonflant les lèvres : « Une directive prioritaire de Prime, Gwen.

— J’aurais dû la voir, protesta-t-elle. Je suis responsable de la défense globale de ce système. Pourquoi ne me l’a-t-on pas montrée ?

— Elle était adressée à la commandante en chef Kolani. » Iceni ne s’était pas attendue à trouver Hardrad crispé, mais le voir la toiser comme si elle n’était qu’un pion dans une partie dont l’issue était d’ores et déjà établie n’en restait pas moins désarmant. « Pourquoi êtes-vous en orbite ? s’enquit-il.

— En ma qualité de CECH le plus haut gradé du système stellaire, je suis responsable de toutes les possessions des Mondes syndiqués. » D’un geste négligent, elle balaya son environnement de la main. « Je mène une inspection de ce bâtiment.

— Aucune n’était prévue.

— Je préfère les prendre au dépourvu, répondit-elle. Les résultats sont plus concluants.

— C’est vrai », convint Hardrad. Un homme moins dur aurait sans doute laissé transparaître une manière de sentiment, la reconnaissance implicite et teintée d’un humour funeste qu’ils parlaient avant tout du SSI et de ses méthodes. Mais pas Hardrad. Il ne cilla même pas. « Néanmoins, votre inspection devra se tenir un autre jour. J’ai besoin de vous voir en personne. Tout de suite. »

Iceni affecta son expression la plus outrée. « Parce que la CECH Kolani, qui commande aux forces les plus dangereuses de ce système, m’accuserait d’une négligence qui incombe probablement à son service des transmissions ? Je n’ai aucun contrôle sur les communications militaires.

— Non, effectivement. Nous devons nous entretenir de ceux qui l’exercent. Vous comprenez ? »

Ainsi Hardrad soupçonnait Drakon ? Assez logique compte tenu des circonstances, pourtant… Si Hardrad a lui aussi reçu enfin ses ordres, il tiendra à m’avoir à sa merci dans son QG pour sonder mon esprit et toutes les pensées séditieuses qui l’ont traversé. Et le meilleur moyen de m’attirer chez lui n’est-il pas d’insinuer que nous allons œuvrer conjointement contre Drakon ?

Du moins si celui-ci ne m’a pas effectivement trahie.

« Nous devrions en discuter sans plus tarder, Gwen », poursuivit Hardrad. Elle n’avait jamais aimé qu’il l’appelât par son prénom lors de conversations officielles, sous-entendant à la fois une sorte de familiarité mais aussi son infériorité. « J’ai avisé les représentants du SSI à bord du C-448. Quelques-uns vous escorteront jusqu’à la surface. »

Iceni fixa longuement l’écran noir après la disparition de l’image de Hardrad. En dépit de tout son pouvoir, l’homme devait au moins feindre le respect devant des commandants en chef plus haut gradés. En agissant ainsi aussi ouvertement contre elle, il faisait montre d’une trop grande assurance. Que sait-il ? Elle consulta l’heure et retint son souffle. Drakon aurait dû lancer l’assaut deux minutes plus tôt.

« Vos ordres ? » s’enquit Akiri à voix basse.

Frapper tout de suite les représentants du SSI, à bord de ce vaisseau comme des autres ? Si Drakon avait seulement repoussé l’heure de son intervention, s’il ne l’avait pas tout bonnement livrée aux serpents, elle risquait en agissant elle-même dans l’immédiat de dévoiler l’assaut imminent de son allié, lequel assaut devait impérativement réussir. Si d’aventure la connexion entre le SSI et ses représentants à bord du C-448 était rompue, Hardrad le saurait aussitôt. Autant, dans ces conditions, annoncer publiquement qu’elle prenait le commandement de toutes les forces mobiles et exigeait de Kolani qu’elle se soumît à son autorité. Il lui faudrait d’ailleurs s’y résoudre si l’intervention de Drakon à la surface ne déclenchait pas la réaction de ses propres agents à bord des autres vaisseaux de guerre avant que les serpents n’eussent frappé les officiers des unités régulières ou activé les virus incapacitants dont on savait que la Sécurité interne en implantait dans tous les systèmes critiques.

Akiri venait de recevoir un message sur sa propre unité de com ; il se tourna vers Iceni. « Les représentants du SSI à bord de ce bâtiment arriveront dans cinq minutes pour vous escorter vers la surface. »

Que diable fabrique Drakon ? Pourquoi tarde-t-il tant ? Ou bien m’a-t-il déjà poignardé dans le dos ? Auquel cas, il me faut agir maintenant si je veux sauver ma peau.

« Vos ordres ? » répéta Akiri d’une voix plus pressante mais aussi plus angoissée.

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