Onze

Iceni avait consulté le plan d’intervention de Rogero et savait que chaque équipe des forces spéciales avait son objectif précis. La première gagnerait le centre de contrôle de l’ingénierie pour y secourir les matelots rescapés, la deuxième celui de l’armement et la troisième, avec Rogero, la passerelle.

Elles avaient dû franchir deux autres sas pour pénétrer dans le cuirassé, en traversant des couches successives de blindage et en laissant derrière elles de petits relais de com chargés de retransmettre un signal clair même si les écoutilles se refermaient après leur passage. Les soldats ne rencontrèrent pas âme qui vive à leur émergence du dernier sas ; ils débouchèrent dans des coursives désertes à flanquer la chair de poule, qui filaient dans toutes les directions.

L’un d’eux leva le bras pour désigner un angle : « Caméra de surveillance du sas. Elle n’est pas indiquée sur le plan.

— Matériel du SSI, lâcha Rogero. Les serpents nous savent maintenant à l’intérieur. Continuez. »

Les trois groupes se dispersèrent, chacun visant son objectif. Rogero avançait au milieu du sien. « Sous-chef Kontos, ici le colonel Rogero du système indépendant de Midway. Nous sommes entrés dans le bâtiment et nous nous dirigeons vers votre position. Pouvez-vous me capter ? »

Pas de réponse.

Iceni vit une nuée d’icônes traverser l’écran de visière du colonel. « L’équipe Deux a rencontré une résistance », lui rapporta une voix de femme qui sonnait légèrement étouffée à travers le système de com reliant toutes les combinaisons entre elles en un réseau dont chaque poste était mobile. « Pas de vipères. Je répète : pas de vipères.

— Tâchez d’en prendre une en vie, qu’elle nous apprenne combien elles sont à bord et s’il y a des serpents sur ce machin.

— Négatif. Tous morts. » Le chef de l’autre équipe n’avait pas l’air de trop s’en émouvoir. « Poursuivons vers notre objectif.

— Mais de quelle taille sont donc ces foutus engins ? marmotta un soldat dans son micro alors qu’il tournait un coin pour aborder une autre longue coursive, coupée à intervalle régulier par une cloison munie d’une écoutille de sécurité blindée.

— On peut s’y perdre pendant des jours, affirma un de ses camarades. Comment se fait-il qu’aucune de ces écoutilles ne soit fermée hermétiquement, mon colonel ?

— Elles sont contrôlées depuis la passerelle. Ça fait partie du système antimutinerie. Les serpents ne peuvent en investir qu’une seule à la fois. Prenez à gauche, ordonna-t-il alors qu’ils atteignaient une intersection.

— Mais le plan de nos visières…

— … mène tout droit à la passerelle. Devinez où les serpents vont nous attendre…

— Équipe Trois a rencontré une poche de résistance. Un soldat à terre.

— Équipe Deux tombée dans une embuscade. Quatre, cinq serpents. Il en reste un en vie.

— Faites-le parler. » En dépit de la fatigue qu’elle trahissait, la voix de Rogero restait égale. Son équipe s’engagea dans une autre coursive.

« Équipe Trois a triomphé de la résistance. Quatre serpents abattus.

— Équipe Trois annonce que le prisonnier est mort avant d’avoir parlé. Ça ressemble à un suicide induit par conditionnement.

— C’est dingue, grommela un troufion.

— Ce sont des serpents. Tu t’attendais à quoi ?

— Baissez le ton, ordonna Rogero. Là ! Empruntez cette rampe. »

L’attention d’Iceni se détourna un instant des soldats pour de nouveau se concentrer sur la passerelle de son croiseur lourd. « Quelle tournure ça prend ? demanda-t-elle à Marphissa.

— L’autre flottille revient droit sur le cuirassé. Vingt minutes avant interception. Comment se débrouillent les rampants ?

— Plutôt bien jusque-là. Prévenez-moi quand nous serons à dix minutes de l’interception. Je veux qu’on concentre le feu sur le croiseur lourd et les croiseurs légers. Les avisos pourraient pilonner le cuirassé pendant une journée entière sans l’égratigner.

— À vos ordres, madame la présidente. »

Retour à Rogero, qui venait d’enfiler une autre coursive mais progressait plus lentement : ses soldats se déplaçaient en tandems qui se ruaient en avant pendant que leurs camarades couvraient leur charge de leurs armes. La passerelle était profondément enfouie au cœur du cuirassé, bien protégée et reliée à des senseurs extérieurs, de sorte qu’elle jouissait d’une aussi bonne vision de ce qui se passait hors du bâtiment que si elle était placée sur sa coque dans un compartiment équipé de fenêtres panoramiques. Des fenêtres sur un vaisseau de guerre. Quelle drôle d’idée ! songea Iceni. Qui irait ouvrir des fenêtres réelles au lieu de virtuelles sur un astronef, et se priverait ainsi de renforcer le plus possible sa coque ?

« Plus que dix mètres avant d’atteindre la limite de la chambre forte, déclara un soldat. Où diable peuvent-ils bien être ?

— Espérons qu’ils… » L’homme s’interrompit brusquement pour se rejeter en arrière. Des tirs venaient de se déchaîner dans la coursive.

« On les a trouvés ! » hurla quelqu’un. Toute l’équipe de Rogero avait ouvert le feu et le quadrillage des balles traçantes fut durant un bref instant si aveuglant dans la coursive que la visière de Rogero s’assombrit pour protéger ses yeux, virant pratiquement au noir.

« Giclez ! » vociféra-t-il. Ses hommes chargèrent. Les tirs des armes légères des serpents ricochaient sur les cuirasses, faisant chanceler ceux qui fonçaient dans le tas.

Iceni perdit un instant le fil : les images affluaient trop vite pour qu’on pût les interpréter. Rogero et ses hommes tiraient sur tout ce qui bougeait, des silhouettes en cuirasse légère s’abattaient, bondissaient, tentaient de fuir, retombaient, parfois littéralement déchiquetées quand elles étaient touchées par plus d’une balle.

« Zone dégagée.

— Déployez-vous et cherchez-en d’autres », ordonna Rogero en enjambant un cadavre pour jeter un coup d’œil derrière un angle.

Lourdement blindée, la principale écoutille de la passerelle s’ouvrait au fond d’une brève coursive. Les éraflures du blindage témoignaient de tentatives d’effraction, et les dommages infligés au plafond et aux cloisons voisines balisaient l’emplacement des défenses actives de la chambre forte, détruites par les serpents pour leur permettre d’accéder au sas.

Néanmoins, la connexion au réseau de com local restait correcte. « Passerelle, ici le colonel Rogero. Tous les serpents sont morts. »

La réponse prit un certain temps : « Colonel ?

— Ex-vice-CHECH. Nous avons changé l’intitulé de nos grades maintenant que nous ne sommes plus sous la férule des Syndics. Contrôlez-vous le système de surveillance interne ? Nous ne savons pas s’il reste encore des serpents à bord ni où ils se trouvent.

— L’équipe Trois a atteint le centre de contrôle de l’armement, apprit à Rogero une voix dans son oreillette. Elle contacte à présent ses occupants.

— L’équipe Deux vient d’engager le combat avec une autre poche de résistance des serpents juste avant le centre de contrôle de l’ingénierie », rapporta une seconde voix.

Celle qui lui parvenait de la passerelle était sonore et tendue. « La propulsion principale ! Il faut vous emparer du contrôle de la propulsion principale !

— Nos gens sont presque arrivés à l’ingénierie… commença Rogero.

— Non ! la propulsion principale ! Les serpents n’ont pas su l’activer, mais ils pourraient avoir trafiqué les cellules d’énergie pour qu’elles explosent ! Ils nous en ont menacés si nous ne nous rendions pas.

— Et c’est maintenant que vous nous en informez ? grogna Rogero. Équipes Deux et Trois, nouvelles instructions. Laissez des escouades sur place pour protéger l’ingénierie et l’armement. Les autres, descendez le plus vite possible aux soutes des cellules d’énergie et mettez-vous à la recherche d’interventions de sabotage. Les serpents ont menacé de faire sauter les cellules.

— Qu’est-ce qu’on doit chercher, mon colonel ?

— Charges explosives, câbles de détonateurs, minuteurs, armes nucléaires, tout ce qui n’y aurait pas sa place.

— Nous ne savons pas ce que nous sommes censés trouver dans une soute de cellules d’énergie, mon col… »

Iceni intervint pour s’adresser en même temps à Rogero et Marphissa. « Nous sommes en train d’établir une connexion entre vos soldats et nos ingénieurs. En arrivant en bas, vos hommes disposeront des yeux de gens compétents pour les aider dans leurs recherches.

— Compris. Le plus tôt sera le mieux.

— J’ai une bataille à livrer ici ! râla Marphissa en enfonçant frénétiquement des touches. Nous ne sommes plus qu’à onze minutes du contact avec l’autre flottille… dix maintenant. Transmissions, connectez les ingénieurs du croiseur lourd au réseau des forces terrestres. Tous les autres, n’ayez d’yeux que pour la flottille adverse ! »

Dix minutes. Iceni consulta son écran : les deux forces se rapprochaient, obliquement cette fois puisque l’ennemi visait le cuirassé plutôt que les vaisseaux de Midway. Mais cela ne le rendait pas moins dangereux, et, si le CL-773 s’efforçait encore poussivement de rattraper la formation, il traînait toujours derrière.

Plus loin au-delà, piquant vers la courbure de la géante gazeuse comme s’il cherchait encore à la contourner, le cargo désemparé rougeoyait déjà puisqu’il cinglait dorénavant, en réalité, à travers les couches supérieures de son atmosphère. Une section s’en détacha et s’y enfonça plus profondément en tournoyant, avant de disparaître dans une traînée flamboyante. Iceni arracha son regard à ce spectacle, en espérant que nul à son bord n’était encore vivant.

Marphissa reluquait la flottille en approche en se mordillant les lèvres. « Avec ce CL-773 qui lambine, nous sommes désormais à égalité avec eux pour les croiseurs légers et nous disposons de sept avisos contre six des leurs. Notre seul avantage réside dans nos trois croiseurs lourds. Eux n’en ont qu’un seul.

— Où voulez-vous en venir ? demanda Iceni.

— Vous m’avez ordonné de cibler les croiseurs légers et le croiseur lourd. Cela dispersera nos tirs et nous n’aurons que bien peu de chances d’en détruire un lors de cette première passe. Je préférerais concentrer mon feu sur le croiseur lourd ou sur les trois croiseurs légers.

— Ça ne me plaît pas. Dans un cas comme dans l’autre, vous permettriez à une forte puissance de feu de nous atteindre.

— Si je tente de les accrocher tous en même temps, madame la présidente, c’est toute leur puissance de feu qui nous atteindra. »

Sachant combien c’était futile et ne tenant pas à en prendre le risque, les subalternes discutaient rarement les ordres de leurs CECH. Iceni lui jeta un regard de travers. « Aucune de ces deux options n’emporte mes suffrages.

— Nous n’avons pas le choix. Nous n’avons pas assez de vaisseaux pour les arrêter tous en une seule passe de tirs.

— Que préconisez-vous en ce cas ? » demanda Iceni, qui, au seul spectacle des spécialistes de la passerelle attentifs à ne rien faire qui pût attirer son attention, prit conscience du ton qu’elle avait adopté. « Le croiseur lourd ou les croiseurs légers ? »

Marphissa pointa son écran du doigt. « Le lourd. Le chef des serpents se trouvera à son bord. Si nous décapitons leur groupe, ils perdront peut-être du temps à décider d’un nouveau responsable, à moins qu’ils n’appellent leurs supérieurs pour leur demander des instructions.

— Ou qu’ils ne poursuivent leur route pour toucher le cuirassé à mort pendant qu’il est incapable de se défendre.

— C’est vrai, madame la présidente. »

Silence irrité. « Frappez le croiseur lourd.

— À vos ordres, madame la présidente. »

Bon, bien sûr, si les serpents avaient paramétré les cellules d’énergie pour qu’elles explosent et si les soldats ne parvenaient pas à les désamorcer à temps, le cuirassé sauterait quelle que fût la tournure que prendrait l’accrochage entre les deux flottilles. Et Iceni ne pouvait plus se remettre à observer les faits et gestes des forces terrestres maintenant que ses vaisseaux se trouvaient à moins de cinq minutes d’un choc frontal avec la flottille ennemie.

Sa formation en boîte arrivait légèrement au-dessus de l’autre et par bâbord. Elle la couperait donc en diagonale lors de la passe de tirs. Marphissa piquait droit vers le croiseur lourd central, et Iceni voyait déjà les unités adverses pivoter pour présenter leur proue aux assaillants tout en poursuivant leur route vers le cuirassé. « Vitesse d’approche combinée de 0,16 c cette fois, annonça Marphissa. Faible distorsion des cibles. Nous devrions faire mouche.

— Eux aussi », rétorqua Iceni.

Ne restait plus qu’à attendre en regardant l’ennemi grossir rapidement, les croiser puis disparaître la seconde suivante. Le croiseur d’Iceni tanguait sous les impacts et des sirènes d’alarme retentissaient, signalant des dommages. « À toutes les unités, virez de treize degrés sur tribord et de sept vers le haut, ordonna Marphissa. Exécution immédiate. »

La flottille entreprit d’incurver sa trajectoire pour tenter de rattraper son adversaire. La majeure partie, tout du moins. « Le CL-924 et l’A-2061 ont souffert de dommages à leur propulsion », rapporta le spécialiste des opérations.

Au même instant, celui des combats annonçait des avaries à leur propre bâtiment. « Batterie de lances de l’enfer Un désactivée. Lance-missile Trois HS. Coque perforée en plusieurs points. Aucun système critique n’a été perdu.

— Colmatez, ordonna Marphissa. Ce lance-missile doit absolument être remis en état.

— Nous n’avons pas les moyens de le réparer, répondit le spécialiste des combats d’une voix hésitante. Les dommages sont trop lourds. Il nous faudrait de l’aide. »

Marphissa secoua la tête et serra le poing. « Si ce croiseur appartenait à l’Alliance, nous aurions assez de gens et de pièces détachées à bord pour le rafistoler. Foutus bureaucrates syndics, avec leur rendement et leurs réductions des coûts ! »

Iceni se rappelait avoir éprouvé la même frustration quand, alors qu’elle appartenait aux forces mobiles, il fallait attendre l’arrivée des entrepreneurs civils pour réparer tout dommage de quelque importance. « On pourra changer tout cela, mais pas du jour au lendemain.

— Merci, madame la présidente. La flottille ennemie a dû concentrer ses tirs sur notre croiseur lourd. Une chance qu’elle ait moins de croiseurs lourds que nous. »

Des rapports d’avaries infligées à l’autre camp affluaient aussi à mesure que les senseurs des vaisseaux d’Iceni repéraient et évaluaient ce qu’ils parvenaient à observer, et elle voyait des marqueurs s’allumer près de l’icône du seul croiseur lourd ennemi. « Au moins l’avons-nous frappé plus sérieusement qu’il ne nous a touchés. »

La puissance de feu supérieure des trois croiseurs lourds d’Iceni avait creusé l’écart en infligeant de sévères dommages à celui de l’ennemi. « Ils en ont complètement perdu le contrôle et il s’éloigne de leur formation en dérivant, déclara le spécialiste des opérations.

— Mais il n’est pas encore mort.

— Non. Il semble toujours communiquer avec les autres vaisseaux et une partie de son armement est estimée encore opérationnelle. »

Iceni se tourna vers Marphissa en plissant les yeux. La kommodore réfléchissait, les sourcils froncés. « Je crois que nous devrions l’achever, déclara-t-elle enfin.

— Pourquoi ?

— Parce que nous ne pourrons pas rattraper les autres avant qu’ils atteignent le cuirassé. Mais, si le commandant du croiseur lourd prend peur, il risque d’appeler au secours et d’ordonner à ses autres unités de voler à sa rescousse. »

Nouveau pénible dilemme à élucider. « Nous n’avons aucune chance de rejoindre les croiseurs légers ?

— Sauf s’ils se retournent.

— Éventualité que vous n’avez pas soulevée quand vous m’avez demandé de concentrer votre feu sur le croiseur lourd ! » Iceni s’efforça de réprimer colère et frustration, consciente qu’elle devait prendre au plus vite sa décision alors qu’elle s’inquiétait toujours du sort du cuirassé. Frappe à la tête. Quand tu as affaire aux serpents, tranche toujours la tête. « Foncez sur le croiseur. Mais détruisez-le cette fois.

— À vos ordres, madame la présidente. » La kommodore Marphissa rectifia la course de ses unités, les arrachant à la chasse des croiseurs légers et avisos ennemis rescapés pour viser le croiseur lourd estropié. « Douze minutes avant interception.

— Prévenez-moi cinq minutes avant. » Iceni se retourna pour concentrer de nouveau son attention sur les écrans montrant les soldats.

Nombre d’entre eux ne présentaient que des coursives désertes. Quelques-uns lui révélèrent du personnel des forces mobiles dans les citadelles de l’ingénierie et du contrôle de l’armement. Ces hommes et femmes étaient sans doute épuisés, mais leur visage reflétait encore la joie mêlée d’incrédulité que leur inspirait l’arrivée de leurs sauveteurs. Rogero et ses hommes patientaient encore à l’entrée de la passerelle.

Mais la moitié au moins zoomaient sur des compartiments de l’ingénierie. Des rangées de cellules d’énergie s’entassaient dans la plupart. Les soldats les inspectaient hâtivement en quête de signes d’un sabotage, de sorte que l’angle de vision changeait très vite.

« Je ne vois strictement rien qui serait déplacé ici », se plaignit une voix qu’elle ne reconnut pas. Probablement celle d’un des ingénieurs de son croiseur lourd. « Tâchez de chercher des trucs qui ne devraient pas se trouver là, poursuivit-il en s’adressant aux soldats.

— Comment pourrais-je chercher des trucs qui ne devraient pas se trouver là quand je ne sais pas ce qui devrait s’y trouver ? grommela un homme d’une voix exaspérée.

— Cherchez ce qui aurait l’air sur le point d’exploser.

— J’aurais cru que tout pouvait exploser.

— Exact ! Mais il faut chercher ce qui pourrait exploser mais n’a pas sa place ici, afin que ça ne fasse pas sauter ce qui pourrait exploser mais est censé s’y trouver !

— Quoi ? »

La voix de Rogero se fit entendre : « Contentez-vous de tout vérifier aussi vite que possible. Ingénieurs, quel serait le plus sûr moyen de faire sauter les cellules ? En avoir une idée rétrécirait le champ de nos investigations. »

Long silence durant lequel les images des cellules d’énergie continuèrent de défiler, puis une nouvelle voix intervint. « À la vérité, si l’on voulait s’assurer qu’elles explosent toutes, il faudrait veiller à ce qu’elles ne soient pas seulement brisées mais encore heurtées assez rudement pour détoner.

— Ce qui exigerait ? demanda Rogero.

— Humm… un engin nucléaire de dix kilotonnes, voire davantage.

— On peut détecter le nucléaire. Il n’y en a pas ici.

— Alors… Oh ! Ce n’est pas dans le secteur des cellules d’énergie !

— Vous voulez parler de réaction en chaîne ? s’exclama un troisième ingénieur.

— Où. Est. Ce ? » Rogero hurlait à présent.

« On alimente les cellules en énergie. Si l’on réglait cette alimentation pour décharger toute l’énergie d’un seul coup dans le cœur du réacteur au lieu de la relâcher en continu, il en résulterait dans le secteur des stocks de cellules un contrecoup qui les ferait toutes sauter, de sorte que la poupe du cuirassé volerait en éclats. Pourvu toutefois que le réacteur n’entre pas lui aussi en surcharge…

— Trouvez ce câble d’alimentation, ordonna Rogero à ses soldats. Vous autres du centre de contrôle de l’ingénierie, lancez-moi un diagnostic logiciel pour voir si les serpents n’auraient pas implanté des virus dans les systèmes de régulation de la propulsion ou ceux du cœur du réacteur.

— Mais, mon colonel, protesta un soldat, les serpents ont dit que les cellules d’énergie…

— “Les serpents ont dit…” Répétez-le encore une fois et dites-moi où ça pèche ! Est-ce que ça n’implique pas que la vérité sera tout sauf ce qu’ils ont dit ?

— Cinq minutes, madame la présidente. »

L’attention d’Iceni se reporta brusquement sur sa passerelle. Drakon ne s’était manifestement pas trompé sur les qualités de leader de Rogero. « Nous allons peut-être réussir à sauver ce cuirassé, finalement.

— Quoi ? s’écria Marphissa, l’air consternée. Quelque chose… ?

— Peu importe. Où est passée l’autre flottille ?

— Là ! » Elle brilla plus intensément sur l’écran d’Iceni. Sa trajectoire la conduisait inexorablement au cuirassé. « Encore quatorze minutes avant qu’elle puisse ouvrir le feu sur le cuirassé. J’ai avisé les navettes de se poser de l’autre côté pour qu’elle ne les prenne pas pour cibles.

— Très bien. » La parabole de leur propre formation s’incurvait tout aussi impitoyablement vers le croiseur lourd endommagé.

« Des modules de survie s’échappent du croiseur lourd, rapporta le spécialiste des opérations. Un… deux… trois… »

Marphissa fixa son écran, renfrognée. « Trois seulement ? Nous n’avons pas pu déjà tuer autant de matelots. » Des marqueurs rouges de danger clignotèrent sur les écrans. « Les lances de l’enfer du croiseur encore opérationnelles continueraient-elles de tirer ? Nous sommes beaucoup trop loin… Malédiction ! Ils allument leurs propres capsules.

— Qui peuvent-elles bien abriter ? s’interrogea Marphissa. Des serpents ou bien des matelots qui cherchent à leur échapper ?

— Éjection de trois nouveaux modules.

— Nous recevons une transmission d’un des modules, cria le spécialiste des coms. Elle affirme qu’ils font partie de l’équipage et cherchent à s’enfuir pour se rendre. Les serpents contrôlent la passerelle. »

Marphissa se tourna vers Iceni. « Est-ce bien vrai ou s’agit-il de serpents en fuite ? Qui ciblons-nous ?

— Le croiseur. Si ces capsules abritent des serpents, nous pourrons toujours les tacler plus tard.

— Mais si les matelots survivants contrôlent le croiseur…

— Alors ils auront attendu bien trop longtemps pour s’en emparer. » Iceni s’efforçait d’imprimer le plus de froideur possible à son ton pour dissimuler le mauvais pressentiment qui la rongeait. Je dois arrêter ma décision maintenant. J’espère ne pas me tromper.

« Une minute avant interception. »

Marphissa enfonça une touche. « Braquez toutes les armes sur le croiseur, ordonna-t-elle platement. Bousillez-le cette fois. »

La flottille dépassa le croiseur lourd en trombe. Lances de l’enfer et mitraille criblèrent le bâtiment désemparé puis, alors qu’elle incurvait sa trajectoire pour s’en écarter, Iceni vit son écran s’embraser. « On a fait sauter son réacteur. Les modules de survie s’en étaient-ils assez éloignés pour survivre à la surcharge du cœur ?

— Oui. Ils ont néanmoins été endommagés.

— Ils devront vivre avec, au moins un moment. Non. Dépêchez les avisos et le croiseur léger blessés pour les récupérer, ordonna Iceni. Ils peuvent s’en charger. Nous autres, piquons vers le cuirassé. »

Les rescapés de la flottille ennemie fondaient toujours sur ce même bâtiment, mais ils connaîtraient à tout instant le sort du croiseur lourd. Cherchant toujours à évaluer les dommages que des unités légères pouvaient infliger à un cuirassé privé de boucliers, Iceni enfonça une touche de son panneau de com. « À toutes les unités de la flottille se dirigeant vers le cuirassé, ici la présidente Iceni. Sachez que mes troupes se sont emparées de ce cuirassé et le contrôlent à présent, comme tout ce qui se trouve à son bord. Une partie de son armement est opérationnel. » Pur et simple bluff, sans doute, dans la mesure où les hommes de Rogero ne pourraient pas atteindre les quelques lances de l’enfer en état de marche à temps pour riposter. « Tous les serpents sont morts à bord. Votre vaisseau amiral a été détruit. Toute unité qui cesse de s’en prendre aux miennes bénéficiera de notre clémence. Ne vous battez plus pour le système syndic mais pour vous-mêmes. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Puis elle attendit : que son message voyageant à la vitesse de la lumière atteignît l’autre flottille, laquelle ne se trouvait plus qu’à deux minutes du cuirassé, et que l’image de sa réaction lui revînt (si du moins elle y réagissait).

Et elle vit soudain un des croiseurs légers ennemis se détacher de sa formation pour décrire une parabole vers l’espace profond.

« Vous avez réussi à capter leur attention, affirma Marphissa en souriant. En voilà un autre.

— Trois avisos entreprennent une manœuvre d’évitement de leur propre formation, rapporta le spécialiste des opérations. Compte tenu des temps de retard, cette action n’a pas pu être coordonnée. »

Les deux croiseurs légers et les trois avisos restants altérèrent brusquement leur trajectoire à leur tour, grimpant vers le haut pour esquiver l’enveloppe d’engagement du cuirassé et cingler par-dessus la géante gazeuse. Alors qu’ils s’en éloignaient, un autre croiseur léger et un autre aviso firent une embardée les écartant de leurs derniers camarades. La formation ennemie se réduisait désormais à un croiseur léger et deux avisos, qui tous semblaient prendre le chemin de Kane. « Deuxième planète, prédit Marphissa. Leur objectif probable.

— Mais pourquoi y retourner ? demanda Iceni.

— Parce qu’il s’agit sûrement de serpents d’un grade élevé sur cette planète et qui exigeront leur évacuation. Transmissions, voyez si nous ne pourrions pas contacter un des croiseurs légers ou des avisos qui ont quitté la formation. Devons-nous poursuivre vers le cuirassé, madame la présidente ?

— Oui. Assurez-vous que le croiseur léger et l’aviso récupèrent bien toutes les capsules de survie et se tiennent prêts à tout. Je tiens à savoir qui s’y trouve réellement. Si elles abritent des serpents, ils seront sans doute armés. » Elle se retourna vers l’image retransmise par Rogero et constata que l’écoutille de la passerelle était toujours hermétiquement scellée. « Rapport de situation, colonel ?

— Nous avons trouvé le sabotage. Dans le système d’alimentation des cellules d’énergie. Si nous avions tenté d’ébranler le cuirassé, sa croupe nous aurait explosé au nez, si vous voulez bien me pardonner ce langage.

— Mais il n’y a plus de danger ?

— Pas d’une explosion imminente du vaisseau, en tout cas, madame la présidente. Mais nous ne le contrôlons toujours pas puisque sa passerelle nous est encore interdite. Ces gens refusent de m’ouvrir l’écoutille parce qu’ils croient à une ruse des serpents. Mais ils ont reçu votre message et vous connaissent donc, de sorte qu’ils affirment que, si vous vous montrez à eux, ils auront la certitude que nous avons réellement éliminé tous les serpents et qu’ils peuvent ouvrir sans danger. »

C’était certes ennuyeux, mais… « Puis-je monter à bord sans risque ?

— Pas vraiment. Le système de surveillance interne est un vrai foutoir et ce qui fonctionne encore transite par la passerelle. Cela dit, si des serpents rôdent toujours dans la nature, nous pourrons vous protéger.

— Très bien. Nous allons amener le C-448 en position d’arrêt relatif près du cuirassé et une navette me conduira jusqu’à vous. »

Difficile de croire qu’il n’y avait plus aucun danger. La flottille ennemie était déconfite, la plupart de ses unités refusaient désormais de combattre Iceni et leurs officiers et matelots survivants envoyaient des coups de sonde pour chercher à découvrir ce qu’elle venait faire à Kane. Il lui faudrait laisser Marphissa s’en charger, au moins un moment, car l’essentiel pour l’heure était d’obtenir l’ouverture de la passerelle du cuirassé.

Elle sortit de la navette, franchit le sas et posa le pied sur le pont du bâtiment. De son cuirassé. La soute des navettes n’était pas encore opérationnelle, si bien que sas et tubes d’accès devraient suffire. Certes, pour un vaisseau de guerre, il méritait encore un bon coup de propre, mais c’était aussi la meilleure unité défensive dont elle pût rêver.

Planté au bout de la brève coursive et regardant dans sa direction, le colonel Rogero l’attendait à sa sortie du sas. Elle se tourna pour lui faire face. Il ébaucha un salut et releva son arme pour tirer.

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