Douze

Iceni crut que son cœur allait s’arrêter puis elle se rendit lentement compte que Rogero n’avait tiré qu’une seule fois et l’avait manquée. Elle tourna la tête et vit un serpent vaciller quelques pas derrière elle, un grand trou dans la poitrine. L’arme de l’homme lui tomba des mains et il s’effondra sur le pont.

Rogero la contourna au pas de course pour aller examiner le corps. Il confirma sa mort.

Iceni déglutit. Son cœur s’était remis à battre. « Je croyais vous avoir entendu m’affirmer que vos soldats sauraient me protéger durant ma visite de cette unité, colonel Rogero.

— J’avais posté des gardes…

— Eh bien, ceux qui étaient de faction dans cette coursive sont déjà morts ou le seront bientôt…

— Madame la présidente… » Rogero venait de lui couper la parole au beau milieu d’une menace de peloton d’exécution. « Je n’en avais pas posté dans cette coursive. »

Elle pouvait ordonner qu’on l’abatte sur-le-champ ou bien écouter ses justifications. « Pourquoi ? demanda-t-elle en faisant preuve, selon elle, d’un admirable sang-froid.

— Parce que nous savions que les serpents avaient truffé cette unité de matériel de surveillance, mais que nous ne pouvions pas les repérer toutes dans le bref délai qui nous était imparti. Tout serpent survivant aurait su aussitôt où j’avais placé des sentinelles et, sachant aussi qu’une navette allait débarquer, sans doute avec une VIP à son bord, il aurait également constaté que cette coursive n’était pas surveillée. Nous savons qu’ils sont conditionnés pour combattre jusqu’à la mort plutôt que de se rendre. Un serpent rescapé, voyant cette coursive “accidentellement” négligée, aurait saisi l’occasion pour abattre cette VIP et profité de l’ouverture au lieu de courir le risque d’une embuscade ultérieure. D’une tentative qui aurait pu nous surprendre à tout moment et venir de n’importe quelle direction.

— Et en quoi, s’il vous plaît, est-ce que ça contribue à ma sécurité, colonel ?

— En ce que je savais précisément où et quand il me faudrait veiller sur vous, madame la présidente. »

Elle le scruta. Elle était toujours furieuse, mais la logique de son raisonnement commençait de lui apparaître. « Très bien. Ne refaites plus jamais cela.

— À vos ordres, madame la présidente.

— Est-ce pour de telles attentions que le général Drakon récompense ses subordonnés ?

— Oui, madame la présidente.

— Je suis différente, colonel Rogero. Vous seriez bien avisé de vous en souvenir. Conduisez-moi à la passerelle. »

La coursive qui menait à l’écoutille blindée de la passerelle lui semblait menaçante, consciente qu’elle était des yeux des matelots survivants posés sur elle et de toutes les défenses internes de la chambre forte braquées dans sa direction. « Ici la présidente Iceni. Cette unité des forces mobiles est désormais sous le contrôle des forces du système stellaire indépendant de Midway. Votre sécurité est garantie. Ouvrez-nous à présent. »

L’attente qui s’ensuivit lui fit l’effet d’être beaucoup trop longue. Iceni se demandait encore si elle ne devait pas ajouter quelque chose quand elle entendit bourdonner des rouages puis perçut le doux chuintement de verrous massifs. Il y ensuite un choc sourd puis l’écoutille s’ouvrit vers l’intérieur avec toute la pesanteur d’une lourde masse.

Iceni entra, suivie de Rogero et des premiers soldats.

La passerelle ne sentait pas franchement la rose, mais ça n’avait rien d’étonnant puisque les systèmes vitaux avaient fonctionné un bon moment de manière autonome, sur le mode d’urgence locale. Quant au personnel qui se trouvait à l’intérieur, il ne respirait pas non plus la propreté. Le sous-chef Kontos s’employait encore à l’aligner en deux courtes rangées face à l’entrée.

Iceni s’arrêtant, Kontos se retourna. Ce seul geste suffit à le contraindre à s’appuyer, pris de vertige, au plus proche équipement. Elle attendit qu’il se redressât pour la saluer d’un bras chancelant avant de se frapper la poitrine du poing. « Sous-chef Kontos, commandant intérimaire de l’équipage de neuvage du CU-78. »

Iceni lui retourna son salut, l’expression solennelle, et constata que les autres opérateurs alignés sur deux rangs avaient les jambes flageolantes, tandis que leurs visages émaciés trahissaient les privations. « Vous manquiez de rations ?

— L’unité n’étant pas opérationnelle, les stocks de secours n’étaient pas encore pleinement approvisionnés, répondit Kontos haut et clair. Nous avons dû rationner les vivres afin de pouvoir tenir jusqu’à l’arrivée des renforts. » Là-dessus, il s’affala derechef contre une autre console et lutta pour se remettre debout.

« Repos, tout le monde, ordonna Iceni. C’est bon pour vous aussi, sous-chef Kontos. Asseyez-vous ou allongez-vous, comme il vous plaira. Avons-nous toujours une connexion, kommodore Marphissa ?

— Oui, madame la présidente.

— Ramenez cette navette à votre croiseur. Que la doctoresse du C-448 et son assistant se pointent le plus tôt possible sur le cuirassé. Ces matelots ont besoin de soins. J’ignore de quelles fournitures médicales dispose cette unité, alors veillez à ce qu’elle emporte un pack de campagne d’urgence. »

Rogero avait enfin relevé la visière de sa cuirasse et s’était agenouillé pour aider Kontos à s’adosser à la console. Il se redressa, s’approcha d’Iceni et lui murmura à l’oreille : « Cet homme a assuré leur cohésion. Ils étaient en train de crever lentement de faim, claquemurés dans cette chambre forte et privés de communications avec l’extérieur sauf lorsqu’ils arrivaient à contourner pendant de très brèves périodes le blocage des serpents, mais il les a empêchés de flancher. Assez impressionnant pour un jeune sous-chef.

— Vous vous imaginez peut-être que j’allais le juger sévèrement pour s’être effondré ?

— Il n’est pas au mieux de sa forme, laissa diplomatiquement tomber Rogero.

— Je sais voir quand quelqu’un s’est échiné jusqu’à la limite de ses forces, colonel Rogero. Et je sais aussi ce qu’il a fallu déployer d’efforts pour pousser ces gens à résister efficacement. » Iceni hocha la tête, tout en observant le sous-chef Kontos affalé sur sa console. « S’il veut rester parmi nous, il sera le bienvenu en tant qu’officier de nos forces mobiles. »

Rogero sourit. « J’allais justement vous dire que, si vous n’en vouliez pas, le général Drakon l’accepterait volontiers.

— Dommage. J’ai la priorité, colonel.

— Vous avez déjà le cuirassé, madame la présidente. »

Iceni le fixa. Rogero avait donc le sens de l’humour. Qui l’eût cru ? « J’ai appris qu’un de vos soldats avait été blessé.

— Pas très grièvement. Les serpents étaient équipés pour massacrer des employés des forces mobiles sans entraînement, pas pour combattre des fantassins en cuirasse de combat.

— Regrettable. Pour eux, tout du moins.

— Présidente Iceni ?

— Oui, kommodore ?

— Le croiseur léger CL-924 a recueilli le premier module du croiseur lourd. Il confirme que ses occupants ne sont pas des serpents mais des matelots. »

Iceni refoula le soulagement qui la gagnait. Une soudaine suspicion y faisait contrepoids. « Ont-ils été formellement identifiés comme tels ?

— Oui, madame la présidente. J’ai transmis leurs images à toute la flottille et quelqu’un du C-413 en a reconnu un.

— Parfait. » Iceni observait encore les survivants épuisés de l’équipage de neuvage quand des soldats arrivèrent avec des paquets de rations. « Faites venir ce médecin. »

Iceni consacra un certain temps à visiter le cuirassé sous le regard vigilant de deux soldats de Rogero, qui ne l’escortaient qu’au cas où des serpents auraient encore rôdé dans ses innombrables coursives et compartiments. Les rescapés étaient plus rares dans les citadelles abritant les centres de contrôle de l’ingénierie et de l’armement que sur la passerelle, mais le sous-chef Kontos avait réussi à maintenir une liaison avec eux en dépit des tentatives des serpents pour couper toutes les communications.

C’était d’ailleurs passablement ironique, se rendit-elle compte. Ces chambres fortes ne devaient leur existence qu’à la crainte des opérateurs de voir l’équipage se mutiner ou des fusiliers de l’Alliance aborder le vaisseau. Elles étaient conçues pour permettre aux officiers et agents du SSI de résister jusqu’à ce que les forces syndics en eussent repris possession. Mais ces mesures de précaution destinées à assurer le contrôle des Syndics n’avaient finalement servi qu’à sauver des serpents l’équipage de neuvage, en même temps qu’à arracher le bâtiment aux griffes des Mondes syndiqués.

« Madame la présidente, le colonel Rogero nous a demandé de vous prévenir qu’on avait transféré les matelots de la passerelle à l’infirmerie principale. Elle n’est pas encore entièrement aménagée, mais les lits sont déjà là et une partie du matériel fonctionne.

— Conduisez-moi là-bas. »

L’infirmerie était plus spacieuse qu’elle n’en donnait l’impression au premier abord, car ses services assez étendus et ses salles d’opération étaient divisés à intervalle régulier par des cloisons destinées à interdire la destruction ou la dépressurisation totale d’un compartiment unique. Comme tous les cuirassés et croiseurs de combat, ce bâtiment avait pour vocation de soigner non seulement ses propres blessés mais encore ceux de ses escorteurs, des forces terrestres et ainsi de suite.

Pour l’heure, la moitié des services et des chambres à demi équipés étaient déserts et silencieux. Les survivants n’en occupaient que quelques-unes, contenant chacune un représentant des groupes retrouvés dans les chambres fortes. « Où est le sous-chef Kontos ? demanda-t-elle à Rogero en l’apercevant.

— Il a tenu à rester sur la passerelle jusqu’à ce qu’il soit relevé. La doctoresse est passée le voir et j’ai veillé à ce qu’on lui serve à boire et à manger. » Il décocha à Iceni un regard inquisiteur. « Vous êtes toujours certaine de vouloir de lui ?

— Affirmatif. Quel est le rescapé le plus élevé en grade dans ces locaux ?

— Probablement celui-ci. » Rogero prit la tête et la conduisit jusqu’à un lit où gisait un homme d’âge mûr vêtu d’un uniforme d’opérateur. La massive cuirasse de combat du colonel semblait encore plus menaçante que d’ordinaire dans cet environnement. « Ils sont tous à demi inconscients pour l’instant, maintenant qu’on les a alimentés et abreuvés, et que vos toubibs leur ont administré des médocs.

— Je sais comment le réveiller. » L’homme gisait à plat dos ; il respirait lourdement, les yeux tournés vers le plafond mais vitreux et le regard flou. « Vous, là ? l’interpella-t-elle en y mettant une inflexion dont seuls les CECH se servaient, faisant ainsi de ces deux mots la seule question brève à laquelle tout travailleur savait devoir répondre promptement et avec précision. Qui êtes-vous, quel est votre emploi et que faites-vous ? »

Les réflexes conditionnés du gisant, fruits de l’expérience de toute une vie, le tirèrent en sursaut de son inconscience. « Opérateur en chef Mentasa, intégration des systèmes, affecté à l’équipage de neuvage de l’unité mobile CU-78. » Il se débattit ensuite pour se redresser, jusqu’à ce qu’Iceni tende la main pour le repousser doucement en arrière.

« Repos. Que pouvez-vous me dire de ce qui s’est passé à bord de cette unité ? »

L’opérateur en chef cligna des paupières comme si, incapable de remettre ses idées en place, il ne comprenait rien à ce qu’on lui demandait. Puis il hocha lentement la tête. « On bossait… à nos postes habituels. Notre commandant… le vice-CECH Tanshivan. C’était le… quoi, déjà ? Le… vaisseau ravitailleur. Livraison prioritaire. » Il cligna encore des yeux. « Le vice-CECH… s’est porté à sa rencontre. Nous étions restés… en communication avec lui. Plein de gens sont sortis du sas. Tout un tas. Armés. “Ils sont venus nous tuer”, a hurlé le vice-CECH. Je sais pas comment il l’a compris. Il beuglait. “Fermez hermétiquement les citadelles !” qu’il a ordonné. Et là… et là… il est mort. Ils ont tiré, je veux dire. Puis la communication… a été coupée.

— Vous n’étiez pas prévenus de l’arrivée des serpents ? Aucune raison de penser qu’ils allaient rappliquer ?

— Non. Il y avait eu des mafines… des manifestations sur la planète. On en avait entendu parler. De gros rassemblements. Avant qu’on ne reçoive plus aucune nouvelle. Pas nos oignons. On savait pas trop de quoi il retournait. J’y étais jamais allé avant. Sur Kane, je veux dire. Quelques jours plus tard… ils ont déboulé.

— Et vous avez donc barricadé les chambres fortes ?

— Oui. » L’opérateur Mentasa cligna des paupières pour refouler ses larmes. « Pas tout le monde dedans. Juste notre quart. Mais… fallait les sceller hermétiquement. Ces maudits serpents… ont tué tous les autres. Puis ils ont tenté de nous obliger à leur ouvrir. Les crétins ! Z’avaient liquidé tous leurs otages. Foutus connards de serpents ! »

Rogero opinait. « Leur plan était basé sur la surprise. Les avertissements transmis par le vice-CECH avant sa mort le compromettaient, mais ils ont continué de le suivre à la lettre et ils ont massacré tous les matelots de l’équipage de neuvage qu’ils rencontraient. Ce n’est qu’en se rendant compte que les citadelles avaient été scellées et qu’ils étaient incapables d’y ouvrir de brèches qu’ils ont compris qu’ils auraient mieux fait de garder leurs otages en vie pour s’en servir de moyen de pression.

— Oui, monsieur, admit Mentasa en fixant Rogero. Désolé d’avoir refusé de vous ouvrir. On savait que la dame, la… la CECH allait nous sauver. »

Iceni secoua la tête. Elle était furieuse et ne savait pas exactement pourquoi. « Je ne suis plus une CECH. Je suis la présidente Iceni.

— Je vous demande pardon, madame… Je sais pas ce que c’est qu’une présidente.

— C’est mieux qu’une CECH, affirma Rogero.

— Euh… sûrement, monsieur. On a vu arriver le vaisseau. Le cargo. Il nous restait encore assez de sondeurs optiques en état de marche pour le voir contourner la planète. On savait qu’il y avait d’autres serpents à son bord. Puis vous autres… vous êtes arrivés derrière lui… et on a compris que les vivantes étoiles allaient nous tirer de là… » Mentasa s’interrompit brusquement, alarmé, les yeux écarquillés.

Iceni le toisa en souriant. « Repos, répéta-t-elle. Je n’ai pas peur de vos convictions et les lois des Mondes syndiqués ne s’appliquent plus là où je tiens les commandes. Si vous avez envie d’évoquer ces croyances, n’hésitez pas.

— Vous croyez aux vivantes étoiles ? En nos ancêtres ? »

Iceni ne s’était pas attendue à ce qu’on lui posât jamais cette question, et la stupeur lui extorqua une réponse sincère. « Je ne… Oui.

— Parce que nous avons vu venir ce cargo, reprit Mentasa, dont la voix se raffermissait. Une heure de plus, ils nous tombaient dessus et nous serions tous morts. Une heure de plus. Peut-être même une demi-heure. Voire moins. Mais vous êtes venue. Les étoiles ont refusé de nous laisser crever. »

Iceni le dévisagea, privée de voix. En ce cas, pourquoi n’ont-elles pas sauvé aussi vos camarades ? Ceux qui étaient restés hors des chambres fortes. Dis-moi pour quelle raison les uns doivent vivre et les autres mourir. Pourquoi les vivantes étoiles n’en sont-elles pas capables ? Il serait plus facile, si elles s’y résolvaient, de se cramponner à la foi de nos pères. « D’où êtes-vous ?

— J’ai travaillé à Taroa pendant près de quinze ans. J’y ai ma famille. » Les yeux de l’opérateur s’étaient de nouveau voilés de méfiance. Les CECH ont tendance à recruter de force les travailleurs dont ils ont besoin et l’homme devait s’imaginer qu’Iceni comptait sur son assistance pour rendre son cuirassé opérationnel.

« Nous allons vous offrir, aux autres survivants de l’équipage de neuvage de ce cuirassé et à vous-même, la possibilité de rester avec nous à son bord, déclara Iceni. Ou vous pourrez encore tenter votre chance à Kane. Si vous nous accompagnez et que vous tenez à regagner Taroa, nous vous y autoriserons. Mais nous pouvons vous verser un bon salaire et assurer la sécurité de votre famille contre les serpents. » Cet homme sait-il au moins ce qui se passe à Taroa ? Certainement pas. Et je ne vois aucune raison d’aborder ce sujet maintenant. « Dès que vous serez à peu près rétabli, on vous demandera de faire votre choix.

— Merci, madame la… présidente. Les étoiles seront juges de ce que vous avez fait aujourd’hui. »

Iceni tourna les talons et se dirigea vers la sortie. Si les étoiles ou je ne sais quoi doivent un jour me juger sur mes actes, je ne m’attends pas à un heureux dénouement.

Elle croisa le médecin du C-448 qui revenait de sa visite aux rescapés des citadelles. « Comment vont-ils ? En général ? »

La doctoresse haussa les épaules. C’était une femme d’âge mûr, proche de la retraite, qui semblait sempiternellement ployer sous le poids de toutes les vies qu’elle n’avait pas réussi à sauver au cours de sa carrière. « Tous souffrent de malnutrition et d’un stress physique sévère. » Nouveau haussement d’épaules. « À mes débuts, j’ai passé mes premiers six mois de stage dans un camp de travail en tant qu’assistante, alors ça n’a rien de bien neuf pour moi. »

Les camps de travail. Le châtiment le plus répandu dans les Mondes syndiqués après l’exécution immédiate. Trop souvent, ça n’avait été qu’un moyen d’appliquer plus longuement la peine de mort. Elle avait connu des gens envoyés dans un camp de travail. Quelques-uns en rentraient leur peine purgée. Les autres ne duraient pas assez longtemps.

En y songeant, comme à ce que les serpents avaient tenté de faire ici et à ce qu’avaient enduré les opérateurs du cuirassé pour lui permettre de remporter la victoire, quelque chose se brisa en elle. « Il n’y aura plus jamais de camps de travail. Nulle part où ce sera en mon pouvoir. » Elle s’éloigna, laissant Rogero et le médecin la suivre des yeux. Ses pas rendaient un son creux dans les coursives désertes où ses deux gardes du corps s’empressaient de la rattraper.

« Deux des croiseurs légers veulent se joindre à nous », rapporta Marphissa. Le C-448 s’était accouplé au flanc du cuirassé comme une lamproie à une baleine, permettant ainsi un accès facile au personnel et aux fournitures. « Et deux avisos aussi. Le troisième croiseur léger et les deux autres avisos qui ont lâché leur flottille veulent regagner les systèmes stellaires d’où provient la majorité de leur équipage.

— Quels sont ces systèmes ? » s’enquit Iceni en s’adossant au fauteuil de commandement du cuirassé. Rares étaient les commandes qui fonctionnaient déjà, mais on n’en retirait pas moins une sensation formidable. Seule avec Marphissa sur la passerelle, elle prenait d’autant plus conscience de ses dimensions impressionnantes comparées à celles d’un croiseur lourd.

« Cadez pour le croiseur léger, Dermat et Kylta pour les deux avisos.

— Aucun des trois n’est proche. » Iceni soupira, prise d’une étrange lassitude maintenant que la tension des derniers jours était retombée, remplacée par le soulagement. « Mais, si ce sont les planètes natales de ces matelots, je leur souhaite bonne chance. Qu’en est-il des vaisseaux qui ont filé vers la deuxième planète ?

— Ils se sont placés en orbite. Nous avons assisté à un trafic de navettes. Mais on ne repère aucun signe de troubles sur la planète ni dans les transmissions. » Marphissa s’interrompit. Elle balaya du regard la passerelle déserte. « J’en ai parlé avec le colonel Rogero. Nous pensons que la population attend de voir ce que vous allez faire, madame la présidente, et comment réagiront les supérieurs des serpents.

— C’est raisonnable. Les citoyens qui n’ont pas la patience d’attendre de voir ce que comptent faire leurs supérieurs paient souvent le prix fort. » Iceni décocha à Marphissa un sourire en coin. « Le colonel et vous seriez-vous devenus amis, kommodore ?

— “Amis” serait beaucoup dire. Nous nous vouons plutôt un respect mutuel. Et je ne suis pas assez folle pour me lier à un rampant, même si on ne le sentait pas déjà épris d’une autre.

— Vraiment ?

— Ce n’est qu’une impression. Certaines personnes ont l’air d’avoir un fil à la patte alors qu’il n’en est rien, voyez-vous. C’est l’effet que m’a fait le colonel Rogero. »

Un fil à la patte ? Avec un officier de l’Alliance ? « Il vous a fait des avances ? »

La kommodore s’esclaffa. « Non. S’il en a jamais eu l’intention, il devait se douter que ce serait peine perdue.

— Vous êtes déjà engagée ? » demanda Iceni. Connaître certains petits détails de la vie privée de ceux qui risquaient de lui être utiles ne saurait nuire.

Cette fois, Marphissa se borna à sourire tristement. « Il n’y a guère que deux hommes avec qui j’aurais pu me lier sérieusement. Le premier est mort à Atalia en combattant l’Alliance. Le second, après l’arrestation de mon frère par les serpents, m’a fait comprendre qu’il risquait de compromettre sa carrière en se montrant en ma compagnie.

— Charmant.

— Je suis sûre qu’il est tombé dans les bras d’une autre idiote à sa sortie de l’hôpital. » Marphissa parcourut de nouveau la passerelle du regard, manifestement pressée de changer de sujet. « Comment allons-nous trouver assez de matelots pour armer ce cuirassé ?

— Nous allons devoir recruter. Peut-être dans d’autres systèmes, comme Taroa. Les gens sont probablement avides d’en déguerpir. » Elle se fendit d’un demi-sourire. « Ce cuirassé va avoir besoin d’un commandant, kommodore. Des suggestions ?

— Je… Il faudrait que je consulte les états de service des autres officiers des forces mobiles qui nous restent accessibles…

— Kommodore Marphissa… C’est là que vous étiez censée répondre quelque chose comme “Je serais très honorée que vous songiez à moi pour cette affectation”. »

Marphissa la fixa. « Je ne commandais même pas à un croiseur lourd il y a deux mois.

— Et moi, il y a deux mois, je n’étais pas la présidente mais une CECH. L’individu qui commandera à ce cuirassé devra jouir de toute ma confiance, être à la hauteur de la responsabilité et faire également office de commandant en chef de mes forces mobiles. » En outre, il ne devra pas se montrer trop ambitieux. Si tu t’étais aussitôt portée volontaire, je ne t’aurais peut-être pas offert cette promotion. « Si vous l’acceptez, le poste est à vous.

— Votre confiance m’honore, madame la présidente. Oui. Je serais très heureuse d’accepter cette affectation. » Elle regarda de nouveau autour d’elle, cette fois de l’œil du propriétaire. « CU-78. Il mérite un nom plus prestigieux, me semble-t-il.

— Oh ! À la mode de l’Alliance, voulez-vous dire ? L’Inexplicable, l’Indésirable ou l’Insupportable, par exemple ? »

Marphissa sourit. « Les équipages donnent déjà un surnom à leur unité mobile.

— Je sais. Quand j’étais encore jeune cadre, je servais sur le croiseur lourd C-333. Les opérateurs l’appelaient le Trois-fois-trop quand aucun officier ne pouvait les entendre, croyaient-ils.

— L’équipage du C-448 surnommait bien son croiseur le Double-Huit. S’il faut véritablement donner un nom à nos vaisseaux, ils méritent mieux que ça, ne trouvez-vous pas ?

— Par exemple ? » Iceni embrassa la passerelle d’un geste. « Comment baptiseriez-vous le CU-78 ? »

La kommodore Marphissa fit lentement du regard le tour du vaste compartiment puis le reporta sur la présidente. « Le CU-78 sera-t-il le vaisseau amiral de Midway ?

— Bien entendu.

— Alors appelons-le le Midway. Le cuirassé Midway. Je suis sûre qu’il portera fièrement ce nom.

— Hmmmm. »

Fièrement ? Donnez un nom à un vaisseau, et les gens commenceront aussitôt d’en parler comme d’un être vivant. Cela dit, les opérateurs – l’équipage – l’avaient toujours fait. Par le passé, environ tous les dix ans, un personnage haut placé proposait de baptiser officiellement les unités mobiles, en arguant de principes intangibles comme le moral ou la cohésion de l’équipage, mais la bureaucratie avait toujours enterré ces propositions au nom du coût, de l’absence d’avantages concrets avérés et de la redondance puisqu’on allait donner un nom à des unités portant déjà un numéro parfaitement satisfaisant. Un des rares cas où la bureaucratie s’était élevée de manière répétée contre la redondance. Et elle a aussi réfuté certaines de mes propositions au nom de critères tout aussi arbitraires. Ce serait assez plaisant de les concrétiser maintenant, sachant à quel point ça défriserait les pinailleurs. « Je vais y réfléchir. »

— Kommodore ! »

Marphissa serra les dents. « Jamais de répit, hein ? lâcha-t-elle avant de prendre la communication. Ici. Je suis sur la passerelle du cuirassé.

— Il se passe quelque chose sur l’installation des forces mobiles.

— Quelque chose ?

— Des explosions, kommodore. Internes et externes. »

Iceni tapota sur ses touches de com. « Colonel Rogero, Envoyez-moi quelqu’un très vite pour surveiller la passerelle. Je dois retourner à bord du C-448. »

Une fois installée dans son fauteuil sur la passerelle du croiseur lourd, Iceni afficha un gros plan de l’installation des forces mobiles. Si, à l’instar du cuirassé, elle orbitait autour de la géante gazeuse, elle était suffisamment éloignée pour rester pratiquement invisible derrière sa courbure et ne représenter aucune menace pour ses vaisseaux.

Mais il s’y passait indubitablement quelque chose. « Nous ne captons aucune communication rendant compte des événements ?

— Des combats s’y déroulent, suggéra le spécialiste qui occupait présentement la console des opérations.

— Vraiment ? » Iceni avait mis dans sa réponse tout le cinglant sarcasme d’une CECH.

Marphissa se tourna vers l’ensemble de ses spécialistes. « Identifiez les belligérants et tâchez de découvrir l’enjeu de l’affrontement. Il doit bien y avoir des transmissions.

— Présidente Iceni ?

— Oui, colonel Rogero.

— Je crois comprendre qu’on se bat sur l’installation des forces mobiles. Voulez-vous que mes fantassins interviennent ? »

La question était sensée. Iceni faillit se gifler pour avoir oublié l’espace d’un instant qu’elle disposait de forces terrestres.

Mais seulement de trois sections. Et, si cette installation n’était pas très grande comparée aux chantiers navals courants, elle n’en restait pas moins fichtrement vaste. « Avons-nous une idée du nombre de ses occupants ? »

Cherchant sans doute à réparer sa gaffe précédente, le spécialiste des opérations lui répondit du tac au tac : « Environ six cents personnes au vu de sa conception, mille au maximum compte tenu des travaux en cours.

— Il va me falloir davantage de munitions s’ils sont à ce point nombreux, intervint Rogero.

— Rien n’indique qu’il y ait d’autres vaisseaux en chantier, fit remarquer Marphissa. Si nous parvenions à nous infiltrer dans la soute principale…

— Nous avons un agrandissement de cette soute, rapporta le spécialiste des opérations en même temps que l’information s’affichait sur les écrans. Quelque chose a explosé à l’intérieur. Nos systèmes estiment qu’il s’agit d’un aviso dont le réacteur serait partiellement entré en surcharge.

— Ça mérite amplement un coup d’œil. Cette soute doit donc être déserte, affirma Marphissa à Iceni. Il n’y reste rien, je veux dire. Ni personne.

— Quelqu’un a cherché à s’échapper, suggéra Iceni. Mais qui ?

— Madame la présidente, nous recevons de l’installation un message qui vous est adressé.

— Montrez-moi ça. » Une fenêtre s’ouvrit devant elle, où apparut une femme au visage sévère vêtue d’un uniforme d’opératrice en chef.

« Ici… Ici Stephani Ivaskova. Je suis une travailleuse libre ! »

Oh, fichtre ! Pas bon, ça.

« Nous avons repris cette installation au SSI et aux Mondes syndiqués. Notre Conseil des travailleurs en assume la direction. Nous voudrions que vous… entériniez notre prise de contrôle ! »

Iceni attendit un instant avant de répondre, le temps de s’assurer que la travailleuse libre Ivaskova avait bien terminé. Dans la mesure où l’installation des forces mobiles ne se trouvait qu’à deux secondes-lumière, le délai serait à peine sensible. « Ici la présidente Iceni du système stellaire de Midway. Nous n’avons aucune raison de vous agresser du moment que vous n’entreprenez rien contre nous.

— Vous… Quoi que puisse signifier ce terme de “présidente”, nous ne voulons plus que des CECH ou des cadres supérieurs nous dictent notre existence.

— Ce système n’est pas le mien, répondit Iceni. Contrôler les gens d’ici ne m’intéresse pas.

— Vous détenez un bien qui nous appartient, déclara Ivaskova. Nous insistons pour que vous le remettiez à notre Conseil des travailleurs.

— De quelle propriété voulez-vous parler ?

— Du cuirassé. »

Iceni secoua la tête, mais son visage resta de marbre. « Ce n’est pas à vous que nous avons pris ce cuirassé mais aux Mondes syndiqués. J’entends bien le garder. Dès que nous aurons la certitude qu’il peut voyager sans risque, nous le conduirons à Midway pour achever de l’armer et le rendre pleinement opérationnel. »

Ivaskova tourna la tête, apparemment pour s’adresser à plusieurs personnes. Le logiciel de com brouilla délibérément l’aparté. Mais, au vu des expressions qui se succédaient sur son visage et de ses gesticulations de plus en plus véhémentes, on se rendait compte que la discussion tournait très vite à la vive dispute.

« Un Conseil des travailleurs. Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Marphissa à Iceni.

— Un autre mot pour anarchie. Les conseils de travailleurs sont comme un virus, kommodore. Une épidémie. Nous devons veiller à ce que cette épidémie ne contamine pas nos vaisseaux. Ordonnez à nos spécialistes des transmissions de bloquer toutes les communications avec cette installation à l’exception d’un seul canal que vous contrôlerez personnellement.

— Les portes de derrière…

— Fermez-les dès qu’il s’en ouvre de nouvelles. C’est la plus haute priorité pour votre personnel des transmissions.

— À vos ordres, madame la présidente.

— Et faites-le surveiller pour vous assurer qu’il ne communique pas non plus avec ce Conseil de travailleurs. »

Pendant que Marphissa s’exécutait, Ivaskova se retourna enfin pour s’adresser à Iceni : « Nous exigeons ce cuirassé.

— Nous prenons note de votre demande. Y a-t-il des survivants parmi vos cadres supérieurs ? demanda Iceni, persuadée qu’elle n’aurait aucun mal à balader le Conseil des travailleurs.

— Euh… oui, quelques-uns. La plupart sont morts en combattant les serpents ou nous-mêmes, surtout quand l’aviso a explosé dans la soute principale au moment où les serpents s’apprêtaient à prendre la fuite. Nous savons que le vice-CECH Petrov a péri à cette occasion.

— Que s’est-il passé sur la deuxième planète ? Elle semblait paisible, mais c’était aussi le cas de votre installation encore récemment. »

Ivaskova était peut-être une « travailleuse libre », mais une entière existence de soumission à l’autorité l’incita à répondre sans remettre en cause celle d’Iceni. « Les serpents ont pris le pouvoir. Ils ont tué beaucoup de monde. Il y a eu des manifestations parce que les citoyens – les travailleurs – exigeaient davantage de droits. Nous voulions que les CECH et les serpents s’en aillent afin de nous gouverner nous-mêmes. Puis les serpents ont frappé et, pendant un certain temps, personne n’a plus rien exigé parce qu’ils contrôlaient les forces mobiles. Là-dessus, nous avons assisté à votre victoire sur eux et nous sommes entrés en action. Les trois unités mobiles qui orbitent autour de la deuxième planète sont aux ordres des serpents, n’est-ce pas ? Tant qu’elles seront là, la population risque de rester coite. Mais peut-être pas. Nous en avons soupé. Ras le bol. Nous préférons la mort à l’esclavage. »

C’était de pire en pire. Si jamais ce genre de raisonnement se répandait jusqu’à Midway… Iceni fut soudain reconnaissante au colonel Malin de lui avoir donné ce conseil selon lequel il valait mieux jeter un os aux citoyens avant qu’ils ne décident de s’asseoir à la table du banquet. « Je vous remercie de votre assistance, travailleuse Ivaskova. Je vous recontacterai. » Iceni coupa la communication puis poussa un gros soupir.

Comment contenir tout cela à Kane ?

Et que feraient les unités des forces mobiles contrôlées par les serpents si la révolution éclatait sur toute la planète autour de laquelle elles orbitaient ? Elle connaissait la réponse et, à la seule idée de la mort et de la destruction qui pleuvraient alors du ciel, elle avait la nausée.

Elle ne pouvait – ni ne devait – d’ailleurs s’en soucier. Il s’agit avant tout d’affirmer ma propre position à Midway. Si je commence à m’inquiéter du bien-être de tous les citoyens… Bon, d’accord, je m’en inquiète. « Il ne serait pas mauvais que Kane se rallie à nous.

— Madame la présidente ? questionna Marphissa.

— Je réfléchissais tout haut, kommodore. En dehors de leurs transmissions, croyez-vous que les gens de cette installation puissent représenter une menace pour nous ? Ils insistent pour récupérer le cuirassé. »

Marphissa plissa pensivement le front. « S’ils y tiennent tant, ils ne chercheront sans doute pas à le détruire en bricolant des propulseurs de projectiles cinétiques, mais nous devrions malgré tout le mettre hors de leur portée. En y attelant un autre croiseur, nous pourrions le remorquer lentement jusqu’à ce que la planète le dérobe à la vue de l’installation des forces mobiles.

— Excellent. Bidouillez-moi ça.

— S’ils n’ont pas fait exploser tous leurs remorqueurs quand cet aviso a sauté, ils pourraient s’en servir pour tenter d’atteindre le cuirassé. Si cela se produisait, nous les détruirions en chemin ou nous laisserions aux soldats du colonel Rogero le soin de se charger des travailleurs à leur débarquement.

— Si l’on devait en arriver là, la seconde solution serait sans doute plus subtile. » Iceni fixa son écran en fronçant les sourcils. « Il faudrait envoyer quelqu’un aux trousses des trois vaisseaux que contrôlent toujours les serpents.

— Nous ne pouvons pas les attraper, déclara Marphissa. Sauf s’ils décident de livrer bataille.

— Non, mais nous pouvons les chasser de la deuxième planète. Selon les travailleurs de l’installation des forces mobiles, les serpents ont réprimé les manifestations de masse précédentes et contrôlent encore la planète, mais la population est prête à se soulever de nouveau. Ils ne doivent plus être bien nombreux, de sorte qu’ils l’ont prise en otage avec ces vaisseaux.

— Si l’on envoyait une force les disperser…

— … les supérieurs des serpents devraient tenter leur chance parmi la population, ou alors embarquer sur ces trois unités et gagner le plus proche point de saut, conclut Iceni. Deux de nos croiseurs lourds vont rester attelés pendant un moment au cuirassé pour le remorquer.

— Il nous en restera un. Envoyons-leur le C-555 plus quatre croiseurs légers et quatre avisos. Cela suffira largement à déborder les forces des serpents s’ils cherchent à nous combattre, tout en nous laissant deux croiseurs lourds, deux croiseurs légers et les derniers avisos pour défendre le cuirassé en cas d’attaque suicide ou si une nouvelle flottille survenait inopinément.

— Exécution. Avisez le commandant du C-555 qu’il commandera au détachement. Je tiens à voir comment il s’en débrouillera. Une dernière chose : dépêchez tout de suite un unique aviso à Midway pour informer le général Drakon de ce qui s’est passé jusque-là. Assurez-vous que cette estafette emporte la dernière et meilleure évaluation du moment où le cuirassé pourra se déplacer sans assistance, et sans que nous n’ayons à redouter son explosion. »

Iceni consulta son écran tout en s’efforçant de réfléchir et en se demandant si elle n’avait rien négligé. Elle avait parlé d’un unique aviso… N’y en avait-il pas un autre qui avait posé problème ? Oh ! « Kommodore, avez-vous entendu ce que les travailleurs de cette installation nous ont appris sur le sort d’un aviso dans leur soute principale ? demanda-t-elle à Marphissa d’une voix suffisamment haut perchée pour se faire entendre de tous les spécialistes de la passerelle alors qu’elle semblait ne s’adresser qu’à la seule kommodore. « Ils l’ont fait exploser quand ceux qui se trouvaient à son bord allaient s’enfuir. Aucun survivant ?

— Aucun. » Marphissa la dévisagea, puis la compréhension se fit jour en elle. « Tout l’équipage ? Pas seulement les serpents ?

— Non. Apparemment, ils ont du personnel des forces mobiles la même opinion que les serpents. » Cette affirmation, qui serait certainement colportée dans toute la flotte, constituerait sans doute un infime mais efficace vaccin contre l’infection que ce Conseil des travailleurs menaçait de répandre. Du moins fallait-il l’espérer. Sans doute aurait-il l’heur d’inciter les matelots de ses propres vaisseaux à n’envisager qu’avec suspicion les ouvertures qu’on leur ferait.

Douze heures plus tard, Iceni voyait la silhouette de l’installation des forces mobiles glisser doucement derrière la géante gazeuse, tandis que les croiseurs lourds C-448 et C-413 s’échinaient poussivement à haler la masse du cuirassé jusqu’à une nouvelle position orbitale. Du point de vue de l’installation, c’était comme si elle-même, plutôt que le cuirassé, se déplaçait et rampait hors de vue. « On ne pourrait pas accélérer ? » s’enquit Iceni.

Marphissa écarta les mains. « On pourrait, madame la présidente, mais il faudra de nouveau ralentir. Plus nous irons vite, plus nous acquerrons d’élan et plus nous mettrons de temps à décélérer.

— Les présidentes elles-mêmes doivent se plier aux lois de la physique, il faut croire. » Une unité de com bourdonna. « Je reçois un appel de l’installation orbitale, déclara Iceni. Elle a sans doute remarqué que le cuirassé s’éloignait d’elle.

— Même un Conseil des travailleurs aurait dû se rendre compte qu’il ne disposait d’aucun moyen de vous contraindre à le leur rendre. » Marphissa se pencha légèrement et activa le champ d’intimité de son fauteuil. « Les matelots discutent entre eux de ce qui s’est passé dans cette installation. Rares sont ceux qui tombent d’accord avec les agissements du Conseil des travailleurs, mais, en revanche, ils épousent en général leurs doléances.

— C’est mauvais signe.

— D’un autre côté, certaines décisions que vous avez prises, comme de changer l’intitulé de leurs fonctions d’opérateur à spécialiste, sont regardées comme la preuve que vous leur portez davantage de respect que celui auquel ils étaient habitués de la part de leurs CECH syndics. »

Mais qu’attendraient-ils encore d’elle à l’avenir ? « Dans quel délai ce cuirassé pourra-t-il se déplacer de manière autonome ? demanda Iceni pour la vingtième fois peut-être.

— Dans seize heures selon la dernière estimation, madame la présidente. Il serait périlleux de l’ébranler avec son seul équipage de neuvage. Il n’est plus assez nombreux pour le manœuvrer en toute sécurité. Je suggère instamment que nous cannibalisions ceux des croiseurs lourds afin de lui affecter un personnel suffisant pour le ramener à Midway. » Marphissa s’interrompit une seconde puis reprit : « J’ajoute que, si nous nous y résolvions, la capacité combative des croiseurs lourds serait sérieusement grevée. »

Pourquoi suis-je passée CECH ? Ou présidente, plutôt ? « Je vais y réfléchir. » Mettre le cuirassé à l’abri en prélevant des matelots sur les croiseurs lourds, c’était interdire à ceux-ci de le défendre, et la raison même de la présence des croiseurs lourds était d’assurer sa défense. Il serait bien agréable, de temps en temps, de n’avoir pas à choisir entre deux maux.

Au moins aurait-elle cette fois le loisir de réfléchir à sa décision. Maintenant que l’installation orbitale ne pouvait plus voir le cuirassé, les croiseurs lourds entreprenaient de le faire pivoter vers le haut de manière à les orienter, eux et lui, dans une autre direction, en même temps qu’ils allumaient leurs propulsions principales pour le ralentir. Iceni vit sa propre perspective de la géante gazeuse se modifier lentement sur son écran à mesure que les deux croiseurs lourds arrimés au cuirassé relevaient graduellement le nez. Sans doute était-ce moins astreignant que de regarder l’herbe pousser mais ça venait probablement en second sur la liste, même si, dans le spectre optique visible, les images des nuages de la planète n’en restaient pas moins spectaculaires.

C’était précisément le problème avec l’espace. En de rares occasions, tout se passait beaucoup trop vite : on ne disposait que de quelques secondes pour prendre une décision cruciale et, parfois, de fractions de seconde pour engager le combat. Mais, le plus souvent, tout se déroulait bien trop lentement. Même en tenant compte des vélocités terrifiantes que pouvaient atteindre les astronefs modernes, il leur fallait un temps infini pour couvrir des milliards de kilomètres, et la lumière elle-même semblait voyager à un train d’escargot quand elle mettait des heures à traverser l’abîme vous séparant d’une planète ou d’un autre groupe de vaisseaux. La flottille qu’elle avait dépêchée vers la deuxième planète pour chasser les vaisseaux contrôlés par les serpents était partie près de douze heures plus tôt, et elle ne les atteindrait que dans près de trois heures alors qu’elle se déplaçait à raison de trente mille kilomètres par seconde. Si d’aventure les serpents réagissaient à son approche, le détachement n’assisterait à leur réaction qu’une heure et demie plus tard.

À la fois tendue et morfondue, incapable de se concentrer sur des décisions qu’il fallait prendre mais qui devraient attendre, Iceni se surprit à réfléchir à la proposition de Marphissa concernant le nom à donner au cuirassé. Si elle le baptisait, il lui faudrait ensuite trouver aussi un nom aux autres vaisseaux, croiseurs et avisos. Existait-il une sorte de système à cet effet ?

Si oui, l’Alliance devait y recourir. Et sans doute les prisonniers auraient-ils parlé librement de ces conventions présidant à la désignation des vaisseaux puisque, pendant la guerre, ces informations n’auraient guère permis aux Mondes syndiqués de nuire à l’Alliance. Iceni se livra à une recherche et trouva une quantité de réponses sur ce sujet.

La première concernait une question qu’elle s’était souvent posée sans jamais vraiment chercher à connaître la solution. Pourquoi les politiciens de l’Alliance n’avaient-ils pas flatté leur amour-propre en donnant leurs noms aux cuirassés et croiseurs de combat de leur flotte ? La réponse était dans la question : ce même ego leur avait interdit de décider de ceux à qui reviendrait cet honneur et les avait plongés dans d’interminables discussions. Ce qui soulève cette autre question : pourquoi les Mondes syndiqués n’ont-ils jamais non plus baptisé leurs croiseurs de combat d’après leurs CECH suprêmes ? Je peine à croire que l’ego des dirigeants de l’Alliance ait été plus boursouflé que celui des CECH de haut rang que j’ai connus. Peut-être qu’eux non plus n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur les individus à honorer.

Pourquoi ne pas donner son nom au cuirassé, après tout ? L’Iceni. Cette perspective avait quelque chose de vertigineux, en même temps qu’elle lui procurait un sentiment vaguement étrange, celui de se retrouver dans la peau d’un très ancien tyran, à l’amour-propre démesuré, qui ferait construire un immense monument dédié à sa propre personne. Comme une de ces… comment les appelait-on, déjà ?… une de ces pyramides de la Vieille Terre.

Pourtant… Très bien, mettons que je le baptise de mon nom. Si tout se passe au mieux, nous finirons bien, à un moment donné, par récupérer un autre cuirassé ou croiseur de combat. Il faudra alors que je le nomme d’après Drakon. Du moins s’il ne lui est pas arrivé malheur entre-temps. Mais le troisième ? Quel nom lui attribuer ? J’ai pu constater à quel point de petits problèmes d’ego, de préséance et de soif de reconnaissance pouvaient déboucher sur de haineuses querelles intestines. Ai-je vraiment envie de me prendre ainsi la tête ? De faire de mes plus gros vaisseaux de prétentieux monuments à des politiciens encore en vie ? Et si j’en appelais un Drakon et que nous nous brouillions ? Le débaptiser ? Et peut-être le renommer. Encore et encore. Si bien que ce nom perdra toute signification puisque chacun saura qu’il ne s’agit que d’un effet de mode éphémère.

Se pourrait-il qu’en refusant de donner un nom aux vaisseaux la bureaucratie syndic ait fait le bon choix, compte tenu de ce que sont foncièrement les CECH ? Il faut croire qu’il lui arrive de temps en temps de bien faire.

Mais le baptiser Midway comme l’avait suggéré Marphissa réglerait tous ces problèmes de jalousie. Et, si elle parvenait à rallier d’autres systèmes stellaires, le cuirassé ou croiseur de combat suivant se nommerait… Kane, disons. Voilà qui caresserait tout un système stellaire dans le sens du poil. Pas inutile.

Mais les plus petits vaisseaux ? L’Alliance, semblait-il, attribuait à ses croiseurs lourds des noms évoquant le blindage, la cuirasse ou tout bonnement la dureté, comme le Diamant ; ceux de ses croiseurs légers faisaient allusion à des tactiques offensives ou défensives, et ceux de ses destroyers, plus gros que les avisos syndics mais répondant aux mêmes fonctions, se référaient à des armes.

Il lui fallait un classement de ce genre mais pas celui de l’Alliance. Ça ne plairait à personne. Que restait-il ? Elle afficha d’anciens dossiers d’histoire, comme elle l’avait fait pour les hiérarchies, en cherchant des vaisseaux qui avaient été associés jadis aux Mondes syndiqués ou, du moins, à une partie d’entre eux, et avaient porté un nom. Elle dut remonter assez loin dans le passé, jusqu’à l’époque où les systèmes stellaires de cette région de la Galaxie avaient été colonisés, parfois au terme d’un très long voyage depuis la Vieille Terre elle-même, dans le but avoué de planter le drapeau de l’humanité sur la plus vaste étendue d’espace possible, alors qu’on s’inquiétait de rencontrer bientôt d’autres espèces intelligentes.

On trouvait bien quelques noms dans ces dossiers. Le plus souvent ceux d’individus, hommes ou femmes, dont on avait oublié depuis belle lurette la valeur et l’importance. Certains avaient certainement été ceux de politiciens, mais, si tel était le cas, leur quête d’immortalité, du moins par ce moyen, avait fait chou blanc.

Mais il y en avait d’autres : Manticore, Basilic, Griffon. Elle en reconnaissait quelques-uns. Ils désignaient des créatures mythiques. Puissantes. Et ces mêmes noms se rattachaient aussi à un lointain passé, aux navires dont se servaient les ancêtres et dont l’équipage continuait de vénérer ces êtres en secret en dépit de l’interdit officiel. Bien. Très bien. Voilà qui ferait l’affaire pour les croiseurs lourds.

Phénix. Le regard d’Iceni s’attarda sur le nom en même temps qu’elle réfléchissait à cette créature mythologique. La politique de la terre brûlée des serpents (et même de certains individus n’appartenant pas au SSI comme la défunte CECH Kolani), à laquelle ils recouraient dès qu’ils se sentaient acculés, l’avait de plus en plus perturbée. Il lui semblait que ces gens ne voulaient rien laisser derrière eux qui pût lui servir, sinon des cendres qui ne seraient d’aucune utilité aux citoyens des systèmes stellaires rebelles.

Mais le phénix de la mythologie renaissait de ses cendres. Une résurrection. Ce symbole-là ne pouvait convenir à un vaisseau. Non. Elle le mettrait de côté, se le réserverait pour désigner ce qui deviendrait bien davantage qu’une ligue de systèmes stellaires prêts à œuvrer de conserve contre leurs anciens maîtres ou toute menace qui se présenterait. On allait construire quelque chose de neuf à partir des cendres des Mondes syndiqués.

Mais ce serait pour plus tard. Pour l’heure, quels noms donner aux croiseurs légers ? Iceni fixait son écran en espérant y trouver l’inspiration. Le détachement semblait encore progresser lentement sur le fond de cette région du système stellaire. Sa trajectoire préétablie s’incurvait vers la deuxième planète, pareille à celle d’un oiseau de proie fondant sur sa victime.

Un oiseau de proie ? Faucon, aigle, choucas ? Le choucas était-il un oiseau de proie ? Peu importait. Elle aimait l’image.

Restaient les avisos. Quel sens leur donner ? Souligner une qualité qu’elle cherchait à exacerber. Mais laquelle ? Celle dont avait fait preuve le sous-chef Kontos en continuant de monter la garde sur la passerelle du cuirassé jusqu’à l’arrivée des renforts.

Garde.

De faction.

Sentinelle. Défenseur. Gardien. Éclaireur. Guerrier. Les possibilités étaient nombreuses. Et les opérateurs qui avaient apprécié de devenir désormais des spécialistes aimeraient certainement qu’on attribuât également à leurs vaisseaux des qualificatifs moins vagues.

C’était décidé. Nul besoin de consulter une bureaucratie.

Elle se tourna vers Marphissa. « Alors, kommodore, quand voulez-vous être officiellement affectée au commandement du cuirassé Midway ? »

Le visage de Marphissa s’illumina. « Il va porter un nom ?

— Oui. » Il. Je vais devoir m’y faire, j’imagine.

« Madame la présidente, je suis honorée au-delà de toute…

— Kommodore ! la héla le spécialiste des opérations. Activité à proximité de la deuxième planète ! »

Le regard d’Iceni se reporta vivement sur son écran. Une heure et demie plus tôt, les vaisseaux contrôlés par les serpents avaient fait quelque chose. Mais quoi ?

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