Quinze

Drakon préférait les plans simples. Les risques de dérapage y sont moins nombreux. Les rouages les moins compliqués peuvent eux-mêmes tourner en eau de boudin, mais, en limitant leur nombre, on réduit celui des obstacles qu’il faudra surmonter quand le plan se heurtera de plein fouet à la réalité. « Pas mal. »

Malin consulta son propre affichage et Morgan jeta à Drakon un regard surpris. Tous deux savaient que « pas mal » ne signifiait pas « foncez ! »

« Qu’est-ce qui cloche ? s’enquit Morgan.

— Un seul détail. » Drakon montra l’écran où, en surplomb de son bureau, le plan de leur irruption à Taroa s’affichait en 3D. « Un cargo abritant une demi-brigade arrive seul, avant la flottille, pour investir les principaux chantiers navals orbitaux. Bel et bon. Il est d’une importance critique que nous conservions intacts ces chantiers, ce qu’on y construit et les travailleurs spécialisés qui s’y activent. Mais votre plan exige le recours à une moitié de la brigade de Gaiene, accompagnée de la seule Morgan pour me représenter, tandis que Malin et moi suivrons avec celle de Kaï, l’autre moitié des hommes de Gaiene et les locaux de Senski.

— Je peux m’en débrouiller, plastronna Morgan.

— Certes, mais, dans le feu de l’action, vous êtes très agressifs, Gaiene et toi. Il faudrait que quelqu’un, en sus du colonel Gaiene, soit là pour surveiller les flancs et l’arrière et s’assurer que nous nous emparions de ce qu’on construit dans le chantier principal.

— Je vaux bien Malin à cet égard.

— … Et quelqu’un qui saura aussitôt traiter avec les Libres Taroans, avant qu’ils ne se rendent compte que nous sommes en train de leur faucher leur principale installation orbitale. Moi, en l’occurrence. »

Au tour de Malin d’élever une objection : « Mon général, ce cargo ne sera pas escorté. S’il n’existait qu’une seule unité mobile contrôlée par des loyalistes dans tout le système, elle pourrait décider de l’intercepter. Vous prendriez un gros risque.

— Aux dernières nouvelles, il n’y avait à Taroa aucune unité mobile contrôlée par les serpents ou les Syndics, rétorqua Drakon. S’il s’en pointait une, elle ne rôderait pas à proximité du point de saut pour Midway mais près de la quatrième planète, où se trouve le plus gros de la population et où les serpents et les loyalistes combattent les deux autres factions. Notre cargo serait en mesure de l’esquiver un bon bout de temps si ce vaisseau faisait irruption et, une fois que le reste de la flottille aura émergé, nous disposerons d’assez de puissance de feu pour le mettre en fuite.

— Nous ne pouvons pas nous permettre de risquer ainsi votre vie, mon général. Si jamais les loyalistes ont truffé ces chantiers d’engins nucléaires, ils pourraient opter pour les désintégrer. Je peux…

— Non, le coupa Morgan. Moi, je peux.

— Vous êtes tous les deux très doués, mais cette tâche me revient. Morgan, tu accompagneras le colonel Kaï, et toi, Malin, le colonel Senski. Fin de la discussion. »

Ils abordèrent ensuite les détails de l’opération et réglèrent divers problèmes, puis Malin prit congé.

Mais Morgan, elle, s’attarda un instant. « Si vous croyez que Gaiene s’aventurerait à me draguer au cas où nous nous retrouverions sur le même vaisseau, vous faites erreur.

— Il ne s’agit pas de cela. » Pas précisément, tout du moins. D’accord, la perspective d’une Morgan et d’un Gaiene se côtoyant plusieurs jours d’affilée à bord du cargo l’avait un tantinet perturbé, mais pas pour la raison évidente que suggéraient le sex-appeal de Morgan et la lubricité de Gaiene. Tous deux savaient quand ils devaient refréner ces aspects de leur personnalité. Drakon n’aurait su dire exactement pourquoi il redoutait tant de les voir mener cette mission à bord du même bâtiment, mais il avait appris à se fier à son instinct. En outre, il tenait à s’assurer qu’il serait le premier, à l’exclusion de tout autre, à s’adresser aux Libres Taroans. « Mais de ce que je veux pouvoir contacter directement la population de la principale planète habitée de Taroa. Ta conception personnelle de la diplomatie est un poil plus agressive que la mienne et risque de se traduire par le recours à davantage de puissance de feu qu’il n’est nécessaire en l’occurrence. »

Morgan le dévisagea puis sourit. « Euh… ouais. Je suis sans doute plus douée pour tout casser. D’accord, mon général.

— Malin et toi serez sur des vaisseaux différents. Veille à n’y rien changer. Je ne tiens pas à voir tout mon état-major regroupé sur une seule cible. »

Le sourire de Morgan ne vacilla pas. « Ni non plus qu’il soit réduit de moitié parce que, lasse de m’appuyer Malin, je l’aurais égorgé comme un goret. Compris. Mais il y a autre chose.

— Quoi donc ?

— Le colonel Rogero. Resté seul ici avec Son Altesse royale.

— La présidente Iceni, tu veux dire ?

— Oui, mon général. » Cette fois, le sourire de Morgan s’effaça et elle s’avança d’un pas. « Nous savons que Rogero était lié aux serpents et qu’il est encore lié à l’Alliance…

— Nous avons déjà eu cette conversation.

— … alors d’où tenons-nous qu’il n’est pas aussi en cheville avec Iceni ? Qu’il ne lui divulgue pas des informations que seuls vos plus proches collaborateurs connaissent ? »

Drakon avait aussi appris à se fier au flair de Morgan, aussi pesa-t-il le pour et le contre. « Compte tenu de la formulation de ta question, je présume que tu en as la preuve.

— Je peux la dénicher.

— Et une preuve solide, Morgan. Nous ne sommes pas le SSI. Nous ne fabriquons pas des preuves pour inculper les gens. »

Elle secoua la tête, manifestement imperméable à la rebuffade. « Non, je n’en ai pas la preuve. Mais je la cherche.

— Ça fait partie de ton boulot. Suggérerais-tu que je te laisse ici pour surveiller Rogero ?

— Non, mon général. Plutôt que vous preniez des mesures contre lui avant qu’il ne soit trop tard.

— Exclu. Ce sera tout, colonel Morgan. »

Togo se tenait devant le bureau d’Iceni. Son visage impassible était d’une sévérité inhabituelle. « Je m’inquiète pour votre sécurité, madame la présidente. »

C’était de mauvais augure. Iceni lui accorda toute son attention. « Qu’as-tu appris ?

— Le général Drakon va quitter Midway avec la plupart de ses officiers.

— Je suis au courant.

— Il compte laisser ici le colonel Rogero, poursuivit Togo. L’homme même qui a déjà tenté de vous supprimer. »

Iceni secoua la tête. « J’ai vérifié à deux reprises les états de service de Rogero. C’est un excellent tireur. S’il avait voulu m’abattre quand je suis montée à bord du cuirassé, il m’aurait tuée.

— Nous n’en avons pas la certitude. Nous ne savons pas s’il n’a pas failli à ses ordres.

— Selon toi, le colonel Rogero resterait à Midway pour fomenter mon assassinat ? Ou pour m’exécuter lui-même ? »

Togo hocha sèchement la tête. « En l’absence du général Drakon. Qui pourrait alors nier toute implication. »

C’était l’inverse de la discussion antérieure. Ce qui ne voulait pas dire que cette nouvelle discussion n’avait pas elle aussi sa logique. « Disposerais-tu d’informations laissant entendre que le colonel Rogero serait effectivement mêlé à un complot, à une tentative d’assassinat dirigée contre moi ? »

Cette fois Togo hésita. « Des rumeurs assez troublantes courent sur le colonel Rogero, madame la présidente. Elles mettent en cause sa loyauté et ses allégeances réelles. »

Ainsi il y avait eu des fuites relatives aux contacts de Rogero avec le SSI et à ses relations avec cette femme de la flotte de l’Alliance. « Des “rumeurs” ? insista Iceni. Tu sais ce que je pense des “rumeurs”.

— Je n’ai rien de tangible, mais la nature même de ces rumeurs indique que le colonel Rogero peut être extrêmement dangereux. On devrait s’en occuper avant qu’il…

— Non. » Iceni se pencha pour mieux souligner son propos. « Je ne l’autorise pas. Si tu en découvres la preuve, je veux la voir. S’il ne s’agit que de bruits, je ne changerai pas d’avis.

— Mais, madame la présidente…

— La preuve.

— Avec tout le respect que je vous dois, madame la présidente, la seule preuve sera peut-être votre mort.

— Je n’en crois rien. » Iceni se rejeta en arrière en souriant légèrement. « Et j’ai une trop haute opinion de tes capacités pour croire que le colonel Rogero pourrait représenter une menace pour moi quand tu te trouves à proximité. »

Togo resta un instant indécis puis hocha la tête. « Je vous protégerai, madame la présidente.

— Bien sûr. »

Elle suivit sa sortie des yeux puis soupira et se remit au travail. Peut-être Rogero constituait-il une menace, mais, quels qu’eussent été ses ordres, elle était certaine qu’il l’avait manquée volontairement. Son tir avait tué un serpent dont les intentions à son égard étaient indubitables. Il méritait donc qu’elle se restreignît au moins quelque peu.

Elle avait déclaré à Drakon qu’elle n’ordonnerait plus d’autres exécutions sans préalablement l’en informer. L’assassinat n’entrait pas en ligne de compte dans cet accord. Telle qu’elle était pratiquée par les CECH syndics, la prudence exigeait qu’on éliminât toute menace potentielle.

Mais ce que lui avait dit la kommodore Marphissa continuait de la turlupiner : il fallait veiller à ce que seuls les coupables fussent punis. Et Drakon avait eu l’air d’écouter quand elle avait soulevé la question. D’écouter réellement plutôt que de hocher la tête de temps en temps en feignant de s’intéresser à ce qu’elle lui exposait. Certes, rares étaient ceux qui simulaient, surtout depuis qu’elle disposait des pouvoirs d’une CECH et, désormais, de ceux d’une présidente, mais, quand elle était plus jeune, cela se produisait à une fréquence pour le moins décourageante. À présent, on dissimulait plus soigneusement son manque d’intérêt. Mais Drakon, lui, avait réellement prêté l’oreille à ses propos. L’espace d’un instant, tu… Non, tu ne peux pas te permettre ce genre de pensées. Tu as baissé ta garde avec lui parce que tu étais formidablement soulagée d’être rentrée en vie avec ce cuirassé juste à temps pour flanquer la frousse à la flottille syndic et apprendre qu’il n’avait rien entrepris à ton encontre. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’est pas en train de fomenter quelque chose, ni qu’il n’agira pas si tu lui en laisses l’occasion. Ne jamais se fier à personne et surtout pas à un autre CECH. Et c’est bien ce qu’est Drakon, même s’il se fait maintenant appeler général.

Continue de le ressasser, Gwen. Tu ne peux pas baisser ta garde. Si jamais il te fourrait dans son lit… Oh !

Wouah !

Je regrette cette dernière pensée.

Comme l’avait dit Iceni, les voyages spatiaux peuvent se révéler passablement rasoirs, même quand on a les dernières innovations en matière de divertissement à sa disposition. Point tant d’ailleurs qu’un cargo fût aménagé pour satisfaire aux besoins de distraction de si nombreux soldats entassés dans des soutes déjà bricolées pour leur offrir hébergement et support vital.

Drakon jouissait du luxe d’une chambre privée, cabine de la taille d’un placard ne présentant guère d’autres avantages que l’intimité. Le saut vers Taroa n’était pas des plus longs, mais le transit jusqu’au point de saut exigeait un bon moment, suivi de quatre jours et demi dans l’espace du saut puis d’un long périple sous tension jusqu’à la quatrième planète du système.

Il n’y avait effectivement pas d’unités mobiles à Taroa, mais un vaisseau pouvait apparaître à tout instant. Or le cargo était bien incapable de se défendre, fût-ce contre un aviso ou une corvette. Les petits appareils d’assaut rapides qui avaient naguère servi de moyens de défense aux planètes, et ce uniquement à la limite de leur atmosphère, avaient été rappelés à Prime quelques mois plus tôt et envoyés vers d’autres systèmes stellaires éloignés, apparemment dans le cadre d’une opération stratégique digne d’un étourneau destinée à combattre la flotte de Black Jack. Ils n’en étaient pas revenus et n’avaient pas non plus été remplacés par d’autres unités, de sorte que cette menace elle-même n’existait plus, du moins provisoirement.

Douze heures avant d’atteindre les principaux chantiers navals orbitant autour de la quatrième planète, Drakon déambulait par les compartiments réaménagés et les autres sections habitables du cargo. L’équipage civil se montrait déférent à son égard, comme on peut l’être quand on sait qu’une offense peut vous valoir de perdre la vie en un clin d’œil. Drakon avait envisagé un instant de dire à l’un de ces matelots fébriles que son obséquiosité était insultante, ne serait-ce que pour voir sa réaction, mais, estimant que ce serait d’une cruauté déplacée, il s’en était finalement abstenu. Il savait d’expérience, pour l’avoir vécu quand il était encore très jeune officier, que ces plaisanteries n’amusent que les supérieurs qui s’y adonnent.

Partout où il se rendait, ses soldats l’accueillaient en feignant la surprise, qu’ils fussent en train de fourbir leur équipement, de suivre des stages pour leur avancement ou des cours de tactique, ou de s’entraîner virtuellement. Drakon savait pertinemment qu’ils le suivaient à la trace où qu’il aille et se tenaient mutuellement au courant de sa prochaine destination. En y mettant du sien et en effectuant quelques manœuvres trompeuses, il aurait sans doute pu les surprendre en train de parier ou de se livrer à des compétitions proscrites de combat à mains nues, mais le jeu n’en valait pas la chandelle, d’autant que ses hommes n’auraient pas la sottise de participer à des activités aussi sauvages à la veille d’une opération offensive. Tant et si bien qu’il poursuivait son chemin sur un trajet aisément prévisible, en louvoyant de soutes bondées en coursives embouteillées, le long desquelles s’alignaient parfois des rangées de soldats assis, éveillés ou assoupis. Il leur présentait un visage serein et confiant qui n’était d’ailleurs que partiellement une façade, et eux lui retournaient la politesse, apparemment prêts à tout et professionnels jusqu’au bout des ongles. Là encore, cette assurance n’était qu’en partie simulée, puisqu’elle se concrétiserait pleinement lors de l’assaut.

Alors qu’il regagnait finalement sa cabine pour se livrer lui-même aux derniers préparatifs, il tomba sur son chef de brigade. Le colonel Gaiene était assis dans une coursive, adossé à la cloison, et fixait celle qui lui faisait face. Il était seul. S’il avait fallu décrire Gaiene en un seul mot, la plupart des gens auraient choisi « brave », voire « téméraire », sinon « matamore ». Même assis sur le pont, il semblait prêt à bondir pour mener la charge.

Cela jusqu’à ce qu’on vît ses yeux, sombres et usés bien qu’il fût encore à quelques années de l’âge mûr. Il les releva à l’approche de Drakon. « Le bonjour, mon général.

— Bonjour. » Quelques soldats se tenaient aussi près du poste de commandement, et ils laissaient autant d’espace et d’intimité à leur commandant que le leur permettaient les circonstances, de sorte que Drakon s’assit à côté de lui. « Comment ça va ?

— Je suis sobre. Et seul, hélas ! » Une soldate passa devant eux et Gaiene lui jeta un regard discrètement appréciateur. « On ne couche pas avec ses subordonnées. Cette règle est-elle vraiment nécessaire ?

— J’en ai peur.

— La plupart des CECH n’en ont cure. À notre place, ils auraient un verre à la main et une de leurs subordonnées sous l’autre. »

Drakon sourit. « Je ne fais pas partie de cette clique.

— Que non pas. » Gaiene fixa pensivement la paroi opposée. « Je suis assez lucide pour m’en féliciter.

— Vous êtes un brillant combattant, Conrad.

— Et sinon un royal emmerdeur. » Gaiene se passa la main dans les cheveux et Drakon vit briller une alliance à un doigt. Depuis combien de temps était-elle morte ? Gaiene avait bien tenté de l’oublier avec chaque femme consentante et chaque bouteille qu’il pouvait sabrer, mais il portait toujours l’alliance. « J’ignore pourquoi vous me gardez encore avec vous.

— J’ai mes raisons.

— Tout autre CECH m’aurait depuis longtemps envoyé dans un camp de travail. Comme gardien ou comme détenu. »

Drakon hocha la tête. « Ce serait un fichu gâchis.

— Un gâchis. Nous sommes payés pour savoir ce qu’est un gâchis, pas vrai ? Vies brisées et bleus à l’âme. Nous sommes tous damnés, vous savez, poursuivit Gaiene sur le ton de la conversation. Partout où nous combattons, nous laissons une petite partie de nous-mêmes pour la remplacer par un lambeau de l’enfer que nous avons trouvé sur place. Et maintenant nous voilà presque tous éparpillés en une centaine de petits morceaux que nous avons laissés dans chaque champ de bataille où rôdait la mort. Je les revois encore. Je les revois sans cesse. Le plus souvent dans mes rêves mais parfois même quand je suis éveillé. »

Sobre, Gaiene pouvait être d’humeur morose, mais, là, c’était pire que jamais. « Vous allez bien ? redemanda Drakon. Supporterez-vous de livrer une autre bataille ?

— Très bien. Les psys affirment que je recouvrerai bientôt la stabilité émotionnelle. Ils le disent depuis belle lurette. Mais je vais continuer, ajouta-t-il d’une voix légèrement plus distante. Je continuerai jusqu’à la fin ; alors vous me donnerez de belles funérailles de guerrier et vous reprendrez votre chemin.

— À moins que nous ne trouvions la fin le même jour.

— Ah non, mon général ! Ce n’est pas à vous de parler de fin. Vous avez encore un avenir, vous.

— Vous aussi. »

Mais, cette fois, Gaiene garda le silence. Il fixait encore la paroi opposée mais ce qu’il voyait était ailleurs, à une autre époque.

Drakon avait certes de nombreuses questions à régler, mais il n’en resta pas moins assis très longtemps à côté de Gaiene, épaule contre épaule, sans mot dire, à affronter un avenir incertain et un passé au souvenir trop vivace.

« Cinq minutes avant l’accostage », déclara le système d’annonce générale du cargo. Son opérateur avait choisi une voix de femme dont l’accent exotique et très prononcé produisait un effet mitigé : en même temps qu’elle attirait l’attention par sa singularité, elle rendait parfois certains mots inintelligibles, ce qui avait le don d’être proprement exaspérant.

« Sans doute la voix d’une ancienne maîtresse du patron », fit observer Gaiene. Ses soldats et lui-même étaient déjà en cuirasse de combat, prêts à bondir dès que le cargo accosterait.

« Je ne vois pas d’autre explication. » La cuirasse de Drakon était reliée aux systèmes du cargo, de sorte qu’il pouvait observer directement l’abordage. Sur la visière de son casque, la silhouette du chantier naval se détachait en blanc brillant sur le fond noir de l’espace. « Rien de particulier à signaler. Attendez ! On dirait une escouade de soldats locaux en cuirasse de combat. »

Le colonel Gaiene eut un soupir agacé. « On va devoir gaspiller nos munitions sur eux.

— Peut-être, mais peut-être pas. Ils n’ont pas l’air très tendus. » Les fantassins qui attendaient sur le quai de débarquement ne se montraient guère vigilants et, au lieu de rester à couvert ou de se planquer dans la pénombre, ils évoluaient de telle manière qu’on distinguait clairement leurs silhouettes sur l’arrière-plan de sa cloison d’un blanc lumineux. Et ils tenaient négligemment leur arme à l’épaule quand son museau n’était pas pointé vers le pont. Drakon avait déjà été témoin d’un tel débraillé lorsqu’il commandait à des détachements dont les hommes étaient sous la même impression que celle dont ces fantassins étaient manifestement la proie ; mais jamais il n’avait laissé passer un tel comportement. « À croire qu’ils sont sur le qui-vive depuis trop longtemps, déclara-t-il. Ils font mine de s’activer mais à contrecœur, parce qu’ils crèvent d’ennui. Sans doute s’appuient-ils le même exercice chaque fois qu’un vaisseau débarque.

— Vous voulez les garder en vie ? »

Drakon réfléchit un instant puis hocha la tête. « Il est essentiel d’interdire aux serpents de cette installation de comprendre ce qui se passe avant qu’il ne soit trop tard pour qu’ils activent un mécanisme d’autodestruction. Plus tôt se déclencheront les fusillades, plus nous manquerons de temps. Comment les déborder par surprise en les empêchant simultanément de donner l’alerte ? »

Gaiene sourit. « Certaines soutes du cargo sont bourrées d’articles de contrebande. De ceux sur qui des soldats mourant d’ennui adoreraient sûrement mettre la main. Il leur faudra aller vérifier cela en personne avant qu’un de leurs supérieurs ne les confisque.

— Sous quelle forme, cette contrebande ?

— Hum… de poussière du bonheur. » Une drogue mythique parfaitement indétectable, n’entraînant ni addiction ni effets indésirables, et bon marché de surcroît. Sans doute ce qu’on pouvait trouver de mieux pour se sentir dans la peau d’un dieu.

« La poussière du bonheur n’existe pas, fit observer Drakon. C’est une légende urbaine. Ou tout bonnement une légende, j’imagine, puisqu’on en avait entendu parler partout où je suis passé.

— Inutile donc d’en avoir sous la main, fit à son tour remarquer Gaiene. Sergent Shand ! »

Un soldat trapu sortit des rangs au pas de gymnastique. « Oui, mon colonel ?

— Ôtez cette cuirasse et enfilez une combinaison de survie. Vous êtes désormais un passeur de drogue, avec une cargaison de poussière du bonheur. Vous comptez soudoyer une escouade de soldats locaux avec une partie de cette camelote, pourvu qu’ils vous permettent de conserver le reste. Conduisez-les tous dans cette soute.

— À vos ordres, mon colonel. »

Le temps que les grappins se verrouillent au quai, faisant doucement frémir le cargo, le sergent Shand était paré, l’air singulièrement miteux et dissolu dans sa combinaison de survie râpée dénichée au vestiaire de secours du bâtiment. Il gagna le sas d’accès pendant que Gaiene dispersait ses troufions dans le compartiment en question et les cachait derrière tout ce qui leur permettait de passer inaperçus.

Drakon observait la scène en retenant son souffle et en s’efforçant de contrôler son rythme cardiaque. Il pouvait se fier à Gaiene pour mener l’assaut, mais lui-même devait rester calme et concentré, prêt à repérer les problèmes avant qu’ils ne se présentent et à s’assurer que rien n’était laissé au hasard.

Dès qu’un des soldats blasés ouvrit l’accès pour se connecter et vérifier le manifeste, Shand lui apparut et conversa avec lui, combinaison contre combinaison, par le canal réservé à l’équipage. Il gesticulait avec un art consommé, alternant incitations et supplications.

D’autres soldats rappliquèrent. Le sergent Shand les invita d’un geste à entrer.

Ils obtempérèrent. Drakon compta une escouade complète. Sa visière lui montrait un quai d’appontement désormais désert.

Deux des équipes de Gaiene surgirent brusquement. Les hommes braquaient leurs armes sur les locaux stupéfaits, qui tous eurent la présence d’esprit de se figer sur place, parfaitement immobiles.

Mouvement sur le quai : une unique silhouette en cuirasse de combat venait d’émerger. La femme se pétrifia assez longtemps pour jauger la situation puis fonça vers le sas du cargo, l’air franchement mécontente et prête à déverser sa bile.

« Leur chef d’escouade était dans le tas ? » demanda Drakon à Gaiene.

La réponse ne fut pas longue à lui parvenir. « Non.

— Alors elle a dû comprendre que tous ses hommes étaient montés à bord du cargo et elle fonce droit sur nous, sans doute morte de rage. »

Quelques secondes plus tard, le sergent faisait irruption par le tube d’accès puis pilait brutalement ; quatre des hommes de Gaiene, postés près de l’entrée, venaient de poser sur son casque le museau de leur arme.

Gaiene eut un claquement de langue dépité. « Le sergent a tenté d’envoyer une alarme. Nos brouilleurs l’ont bloquée à l’intérieur de la coque. Elle s’y entend à proférer des obscénités.

— Elle peut toujours agonir son escouade maintenant que ses hommes sont tous enfermés ici, laissa tomber Drakon pendant qu’on désarmait les locaux et qu’on les emmenait. Il nous reste au mieux deux minutes avant qu’on s’aperçoive qu’ils ne sont plus sur le quai. » Il bascula sur le canal de commandement le reliant à tous les soldats. « Souvenez-nous de permettre aux défenseurs de l’installation de se rendre s’ils ne nous combattent pas. Il faut faire vite. Nous pouvons nous dispenser de poches de résistance qui retarderaient notre assaut. Giclez ! »

Les soldats de la brigade jaillirent du cargo par les grands sas des soutes de cargaison. Ils s’éparpillèrent le long du quai pour foncer vers l’objectif chargé sur leur visière. On avait retrouvé à Midway de nombreux exemplaires du plan de la disposition des lieux et, pendant le trajet, ils avaient consacré une bonne partie de leur temps à visionner des simulations de l’assaut. Maintenant qu’ils s’attaquaient au réel, ils n’hésitaient pas.

Juste après le tube d’accès, un serpent était assis derrière le bureau de contrôle du personnel ; la fille mourut avant d’avoir compris ce qui se passait, sans même avoir déclenché son alarme. Un petit groupe de travailleurs civils s’enfuit, paniqué. Quelques-uns se plaquèrent au pont, morts de peur. Mais les soldats les ignorèrent, du moins jusqu’à ce qu’un de ces hommes tende la main vers un signal d’alarme ; il se retrouva aussitôt étendu au pied de la plus proche cloison, inanimé.

Drakon restait légèrement en arrière, en s’efforçant de maintenir sa position au centre de la masse de ses hommes qui se déployaient dans l’installation. Il concentrait toute son attention sur le tableau général qu’affichait la visière de son casque plutôt que sur le secteur environnant et guettait les problèmes qui risquaient de survenir et, en particulier, de toucher les unités piquant vers le principal chantier spatial et le compartiment abritant le QG de la station orbitale.

Le colonel Gaiene donnait l’impression d’être partout à la fois ; toujours en tête, il éperonnait ses troupes, les menait à un rythme effréné pour tenter d’occuper le plus vite possible la majeure partie de l’installation et de submerger les locaux avant que des alarmes retentissent.

Une équipe d’ingénieurs combattants s’enferma dans le centre de commande des chantiers spatiaux et entreprit de télécharger des logiciels afin de prendre le contrôle des systèmes et d’interdire aux défenseurs d’entrer de nouvelles instructions de dérogation.

Les troupes de Gaiene continuaient de charger par les écoutilles toujours ouvertes et de dévaler des coursives que personne ne défendait plus. Aucune alarme n’était encore activée. Les baraquements les plus proches des chantiers furent soudain investis par une vague d’assaillants, et leurs défenseurs surpris, clignant des paupières de stupéfaction, se retrouvèrent brusquement submergés par un nombre supérieur de soldats en cuirasse de combat. Aucun n’eut la sottise de résister.

L’attaque se répandait par toute l’installation au rythme foudroyant d’une bulle en expansion ; différentes sections furent bientôt conquises ; un atelier occupé. « Chantiers secondaires dégagés, annonça un chef de bataillon à Drakon et Gaiene. Gagnons le chantier principal. »

Drakon se focalisa sur les écrans des chefs d’unité piquant vers ce secteur. Les portes de sécurité n’étaient gardées que par des systèmes automatisés outrepassés en un éclair, et les soldats se déversèrent en masse dans le chantier principal. « Fichtre ! s’exclama un chef d’unité en apercevant enfin le bâtiment qu’elles dissimulaient jusque-là. Cuirassé ou croiseur de combat. Ma main au feu !

— L’un ou l’autre un de ces quatre, en tout cas, rectifia un de ses pairs. Pour l’instant, ce n’est encore qu’une coquille vide. »

Les travailleurs du quart de nuit lâchaient leurs outils et levaient les bras, sidérés, à mesure que les soldats les encerclaient. « Aucune résistance. Pas de gardes. Le chantier principal est sécurisé.

— Assurez-vous qu’on n’a pas posé de charges explosives sur la coque pour la saboter, ordonna Drakon. Parcourez toute sa carcasse avec quelques travailleurs en remorque. »

Des sirènes se mirent soudain à brailler. Quelqu’un avait enfin pris conscience d’un foutoir. Mais les ingénieurs de Drakon brouillaient les informations parvenant au centre de commande, de sorte que nul ne semblait avoir encore compris que l’installation était attaquée. Les systèmes automatisés, éberlués, s’efforçaient encore de déterminer la nature de l’urgence, confondus par les tonalités des diverses sirènes d’alarme, signalant tour à tour incendie à bord, risque de collision avec un objet extérieur puis mutinerie, décompression et de nouveau incendie.

Où diable sont passés les serpents ? se demanda Drakon en scrutant son écran en quête de signes de leur présence. « Avons-nous verrouillé tous les canaux de contrôle ?

— Non, mon général, lui répondit le commandant des ingénieurs de combat. Il en existe d’autres, redondants et complètement indépendants, auxquels nous n’avons pas encore eu accès.

— Colonel Gaiene, veillez à ce que vos soldats permettent aux ingénieurs d’accéder le plus tôt possible à tous les canaux. Négligez si besoin les autres objectifs jusqu’à ce que nous les ayons tous sous notre contrôle. »

Un peloton tomba sur un baraquement rempli de gens du SSI qui s’efforçaient d’enfiler précipitamment leur cuirasse de combat. Les deux bords se regardèrent en chiens de faïence le temps d’un éclair, puis les hommes de Gaiene balancèrent des grenades dans le nid de vipères avant de fondre sur elles en tirant sur tout ce qui bougeait, continuant parfois de cribler les cadavres jusqu’à ce qu’un officier leur cogne le casque du poing.

Drakon émit un grognement frustré : des marqueurs rouges indiquant des canaux et des compartiments vitaux non encore investis venaient de s’allumer sur sa visière. Mais les civils de l’installation étaient désormais tous réveillés et s’entassaient dans ses coursives, affolés, ralentissant parfois l’attaque. Il ne pouvait pas retarder plus longtemps l’étape suivante. « Diffusez le message. »

Une voix tonitrua, sortant des haut-parleurs du système d’annonce générale de l’installation piraté par ses spécialistes des trans, et noya le fracas des multiples sirènes d’alarme. « Cette installation est désormais contrôlée par les soldats du système stellaire de Midway sous les ordres du général Drakon. Ne cherchez pas à résister. Il ne sera fait aucun mal aux citoyens et aux soldats qui se rendront. Regagnez vos quartiers et ne les quittez pas. Ne cherchez pas à résister. »

Autre baraquement de serpents, celui-là sur le qui-vive. Il n’abritait que peu d’occupants, qui se battirent néanmoins farouchement avant d’être balayés.

« Mon colonel, un de nos pelotons est coincé près d’un poste de contrôle de l’ingénierie. Ils sont… Malédiction ! Un soldat est tombé. Ces types ripostent.

— Éliminez-les, ordonna Gaiene. On leur a laissé une chance. »

Les soldats convergèrent sur ces poches de résistance à partir de trois directions différentes et submergèrent leurs défenseurs sous un tir de barrage avant de s’engouffrer à l’intérieur et d’achever les survivants.

Drakon assistait à tout cela en se remémorant nombre de combats similaires. Cela dit, à l’époque, l’ennemi était l’Alliance. On nous a appris à ne pas faire de quartier. Ceux de l’Alliance aussi étaient sans pitié. Nous combattons maintenant les nôtres de la même façon.

Est-ce pour cette raison que Black Jack a ordonné aux siens de recommencer à faire des prisonniers et de renoncer à bombarder les populations civiles ? Parce qu’il s’est rendu compte que, si l’on continuait d’adopter un comportement impitoyable, on risquait de retourner plus tard cette tactique contre les siens ? Le gouvernement syndic est sans doute prêt depuis belle lurette à de telles exactions, et voilà où nous en sommes aujourd’hui. À reproduire le même schéma sans que les Syndics nous l’aient ordonné ni que les serpents nous y aient contraints.

Il faut arrêter ça ! « Ici le général Drakon. Donnez aux défenseurs toute latitude de se rendre à n’importe quel moment. Ne les tuez que s’ils persistent à se battre.

— Mon général ? questionna Gaiene. Vos ordres, tout à l’heure…

— … ont changé. Nous ne sommes pas des serpents.

— … Bien, mon général. »

Le regard de Drakon se porta sur une section de son écran. Il fronça les sourcils en se demandant ce qui avait retenu son attention puis vit clignoter un voyant signalant une anomalie près du chantier spatial principal. « Prenez garde, près du chantier. On arrive dans votre direction ! »

Quelques secondes plus tard, une écoutille explosait, et serpents et soldats loyalistes se déversaient à l’intérieur, fonçant vers la coque massive en construction. Les tirs des hommes de Gaiene les pilonnèrent, tandis que Drakon lui-même s’ébranlait. « Au chantier principal ! ordonna-t-il aux autres unités de Gaiene proches de lui. Immédiatement ! »

À quoi bon s’en soucier ? Quel mal pouvaient bien faire à cette coque massive encore inachevée une petite douzaine de serpents et de soldats ? Mais ils se battaient comme de beaux diables pour l’atteindre. Ils devaient donc avoir une bonne raison. « Retenez-les ! cria-t-il aux soldats du chantier. Ne les laissez pas s’approcher de la coque !

— Trop nombreux ! » hurla l’un d’eux. Une femme. Le signal fut brusquement coupé, un tir venant de la déchiqueter.

Les renforts rappliquèrent dans le chantier depuis trois positions différentes. Un des groupes était mené par Drakon lui-même. Ils voyaient les soldats loyalistes et les serpents se diriger vers la coque, leur progression entravée par la défense obstinée des soldats de Gaiene parvenus les premiers sur place. Le groupe de Drakon arrivait latéralement, avec une assez bonne visibilité sur les assaillants. Le général repéra un serpent qui se ruait en avant et leva son arme. Son tir frappa l’homme quelques secondes avant deux autres qui, venus d’ailleurs, l’achevèrent.

Les deux autres groupes de renfort ouvrirent le feu à leur tour, plaçant serpents et loyalistes sous un triple tir croisé, auquel s’ajoutait le pilonnage des hommes de Gaiene qui défendaient déjà la coque.

Un soldat loyaliste bondit soudain et piqua un sprint avant de s’abattre presque aussitôt, descendu par le serpent le plus proche. Une seconde plus tard, le même serpent mourait à son tour. Les loyalistes venaient de retourner leurs tirs contre les agents du SSI qu’ils côtoyaient.

« Cessez le feu ! » hurla Drakon. Le dernier serpent était mort et les loyalistes laissaient tomber leurs armes puis levaient les bras en signe de reddition. L’espace d’un instant, leur sort ne tint qu’à un cheveu en équilibre sur le fil du rasoir : la volonté de vétérans combattant à l’instinct et habitués à ne faire preuve d’aucune pitié.

Mais les armes se turent. Alors même que Drakon inspirait profondément puis se concentrait de nouveau sur ce qui se passait ailleurs, il entendit un loyaliste diffuser un appel d’une voix chevrotante : « Vous nous connaissez, les gars ! On s’est battus ensemble ! Nous allumez pas ! »

Et la réponse d’un soldat de Gaiene : « Calmos, mon frère. On ne travaille pas pour un CECH. On est des soldats du général Drakon. Ses ordres sont d’accepter les redditions.

— Drakon ? Loués soient nos ancêtres ! Hé, les serpents disaient qu’ils devaient atteindre deux points de cette coque. Voici les relevés.

— Allons vérifier ces positions, ordonna un capitaine à des soldats. Les deux ingénieurs, là, venez avec nous au cas où il faudrait désamorcer une bombe.

— Mon général ? intervint la voix du colonel Gaiene.

— Ouais. » Drakon avait enfin localisé Gaiene sur la visière de son casque et le voyait en train de mener un petit groupe dans une coursive conduisant au poste de commande principal. « Ils cherchaient à atteindre la coque. Comment ça se passe de votre côté ?

— On va frapper à une porte. »

Drakon afficha la vidéo transmise directement par la cuirasse de Gaiene et vit un soldat présenter un bélier tubulaire devant l’écoutille renforcée protégeant le poste de commande. Le bélier tira, arrachant l’écoutille à son encadrement. Avant même qu’elle n’eût touché le pont, Gaiene s’engouffrait avec son groupe. Des travailleurs hurlaient à l’intérieur et tentaient d’échapper à une demi-douzaine de serpents en cuirasse qui les mitraillaient. « Attaquez-vous à des gens qui peuvent riposter ! » vociféra Gaiene en faisant exploser de son premier coup de feu la visière d’un des tireurs.

Les autres moururent dans un déluge de feu. S’ensuivit un étrange silence de la part des soldats. Par l’entremise de la cuirasse de Gaiene, Drakon percevait les hoquets chevrotants et les cris de douleur des travailleurs civils rescapés, qui fixaient ses hommes d’un œil terrifié. « Prodiguez-leur les premiers soins et faites venir des toubibs en vitesse, leur ordonna Gaiene avant de s’adresser à Drakon. Opérateurs des systèmes. Apparemment, les serpents s’apprêtaient à les massacrer avant de faire sauter tous les systèmes. Parfaitement vain dans la mesure où nous en avions déjà pris le contrôle par télécommande. Un bain de sang inutile. » Il avança d’un pas pour se rapprocher du cadavre d’un serpent sur le pont, braqua son arme sur sa nuque et tira une dernière fois. « Tas de salauds ! »

Qui seriez-vous si vous n’étiez pas qui vous êtes ? La question d’Iceni revint à Drakon. Qui ces serpents auraient-ils été ? Ailleurs et à une autre époque, se seraient-ils encore prêtés à de pareilles exactions ? S’y livraient-ils parce qu’on leur avait inculqué qu’elles étaient justes ? Ou bien le SSI avait-il débusqué ceux qui, au sein de l’humanité, étaient toujours disposés à perpétrer de tels actes, à massacrer sans rime ni raison, et sans un battement de cils, les faibles et les innocents ? Pour l’heure, la réponse à cette question restait hors de propos. Gaiene et lui devaient se charger des serpents sans s’interroger sur le hasard et le destin. « Bon travail, colonel. »

De toutes les positions qu’il fallait investir, le poste de commande principal était celui où l’on pouvait s’attendre à la plus forte résistance. Partout ailleurs, la vague des soldats continuait à se répandre avec fluidité, et il ne restait plus aucun défenseur debout hormis un soldat loyaliste qui levait les bras et montrait ses mains vides. « Que vous semble-t-il, colonel Gaiene ?

— Des équipes à moi sont en train de vérifier les dernières positions, mon général. Mais on dirait bien que nous avons enlevé celle-ci. »

Quelques minutes plus tard, Gaiene rappelait. « Tout est sécurisé. Bizarre qu’une troupe ait tenté si âprement de s’emparer d’une coque vide qui n’aurait été opérationnelle qu’après plusieurs mois de travail.

— Nous devrions avoir bientôt des nouvelles des soldats qui sont allés se renseigner. » Drakon étudia la liste des données que retransmettait la cuirasse de Gaiene. « Nous avons eu quelques pertes.

— Ç’aurait pu être bien pire, mon général. Ç’a l’a été en tout cas pour les défenseurs. » Exaltation et excitation désertèrent la voix de Gaiene, remplacés par une lassitude teintée de morosité. « J’ai reçu un rapport des soldats qui ont exploré la coque. Ils ont trouvé les deux paquets auxquels tenaient tant les serpents. »

Une vidéo s’afficha sur un des côtés de la visière du casque de Drakon. « Deux bombes nucléaires, précisa un ingénieur. Planquées derrière de fausses cloisons. Nous avons coupé la connexion chargée de leur déclenchement par télécommande avant qu’ils les aient fait exploser, de sorte qu’ils ne pouvaient plus y parvenir que manuellement.

— Ils ne tenaient visiblement pas à ce qu’on s’empare de cette coque, fit remarquer le capitaine qui avait conduit la perquisition. S’ils avaient fait exploser ces bombes, c’est toute l’installation qui aurait sauté.

— Désamorcez-les, désassemblez-les et embarquez-les », ordonna Drakon. La nouvelle de l’exploit d’Iceni à Kane aurait-elle déjà atteint Taroa, entraînant la mise en place de mesures de sécurité renforcées contre les vols de vaisseaux inachevés ? Ou bien n’était-ce que le reflet de la paranoïa des serpents, redoutant une rébellion des chantiers spatiaux ? Il se souvint de la manière dont avaient coopéré certains des prisonniers en se retournant contre les serpents qu’ils côtoyaient jusque-là. « Colonel Gaiene, je tiens à ce qu’on procède à une évaluation des soldats loyalistes qui se sont rendus avant de décider s’ils seraient candidats à un recrutement. À ce que je vois, il s’agit de soldats syndics, contrairement aux locaux taroans.

— Ça correspond à mes propres informations, mon général, répondit Gaiene. Manifestement, les serpents d’ici ne se fiaient pas aux autochtones.

— Ni non plus aux réguliers loyalistes. À bon escient. »

Le sourire de Gaiene était empreint à la fois de mélancolie et de satisfaction. « Ça n’aurait pas pu arriver à plus mignon nid de reptiles. Nous allons proposer à ces soldats de rallier nos rangs et nous verrons bien ce qu’il adviendra. Il nous faudra filtrer soigneusement tous les volontaires avant d’accepter leur candidature, j’imagine ?

— Vous imaginez bien. Trop de serpents agissant en sous-marin sont déjà apparus à Midway.

— Et pour les civils ?

— Nous les trierons au coup par coup. Pour l’instant, je vais garder cette installation bouclée pendant encore une heure puis je la rouvrirai graduellement. Ça devrait interdire aux civils de faire une sottise et aux agents des serpents de tenter un mauvais coup avant que nous ne soyons fins prêts. »

Éreinté mais soulagé que la nécessité de se concentrer sur des corvées de nettoyage fît retomber la poussée d’adrénaline consécutive à l’opération, Drakon appela le cargo. « Passez-moi l’opératrice en chef Mentasa. » En appeler à Mentasa comportait sans doute des risques, mais compensés par certains avantages, dont celui d’avoir affaire à quelqu’un que connaissaient les travailleurs et à qui ils se fiaient. En outre, Mentasa avait une connaissance directe des spécialistes dont on aurait le plus besoin pour achever la construction du cuirassé à Midway.

« Voilà, mon général. » Mentasa faisait de son mieux pour adopter une posture militaire, bien que les quartiers du cargo, bondés comme ils l’étaient, rendissent cette tentative malaisée et même un peu inepte compte tenu de sa tenue de travailleuse civile.

« L’installation a été investie. Elle est encore bouclée, mais j’aimerais que vous vous installiez aux transmissions. Je vous envoie une autorisation afin que vous puissiez outrepasser nos blocages. Commencez par vous adresser aux gens de votre connaissance. Apprenez-leur qui nous sommes, rassurez-les, affirmez-leur qu’ils sont en sécurité, tâchez de découvrir ce qu’ils construisaient dans le chantier principal et voyez si certains verraient d’un bon œil leur recrutement par Midway. J’aimerais aussi savoir tout ce que vous pourriez apprendre sur la coque du chantier principal. Croiseur de combat ou cuirassé, depuis quand, le délai qu’exigera encore son achèvement, et si Taroa dispose de tout ce dont il est besoin pour le finir.

— À vos ordres, mon général. » Mentasa hésita. « Contacter quelqu’un sur la planète est-il autorisé, mon général ?

— Pour des raisons personnelles ou professionnelles ? demanda Drakon, qui connaissait déjà la réponse pour l’avoir lue dans les yeux de l’opératrice en chef.

— Les deux. Si c’est…

— Ça me va. Mais seulement après que vous aurez parlé aux citoyens d’ici et obtenu des renseignements sur cette coque en construction. Faites savoir à votre population que vous allez bien. D’ici là, j’aurai appris aux Taroans la raison de notre présence. »

Drakon s’accorda quelques instants pour vérifier sa tenue et son apparence. Il s’efforçait d’avoir l’air impressionnant sans paraître trop intimidant. Les Libres Taroans avaient ouvert des canaux de communication, bien entendu, pour diffuser leur propagande et chercher à recruter. Le logiciel de com de Drakon en détourna un au plus vite. « Ici le général Drakon du système stellaire indépendant de Midway. Mes soldats contrôlent maintenant le chantier spatial principal de Taroa. Nous sommes venus épauler les Libres Taroans. Je demande à leurs chefs de me contacter aussi vite que possible par ce canal. »

La réaction devrait être rapide.

Cela dit, la manière dont ils réagiraient à ce soutien inattendu restait la plus grosse incertitude du plan. Si jamais ils renâclaient, redoutaient davantage Drakon et son appui qu’ils ne désiraient vaincre, la situation risquait de légèrement se compliquer, surtout s’il insistait pour conserver les chantiers spatiaux.

Il allait devoir attendre. Tous les problèmes ne se règlent pas militairement.

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