Sept

Trois jours sans un seul désastre. Trois belles journées donc.

Drakon parcourait les derniers rapports. Les citoyens éprouvaient pour la perspective d’élections réelles aux fonctions subalternes un enthousiasme de bon aloi, et la propagande destinée à freiner l’effervescence avait l’air de doucher tout le monde à l’exception des têtes brûlées. La police surveillait d’ailleurs celles-ci de près et, si d’aventure elles s’échauffaient un peu trop, elle aurait tôt fait de les méchamment refroidir.

Il interrompit sa lecture pour regarder une vidéo présentant l’embarquement des familles des serpents sur un vaisseau marchand qui les rapatrierait à Prime. Des foules de citoyens assistaient au décollage des navettes en applaudissant férocement. Ayant versé le sang des authentiques serpents, la populace semblait se satisfaire de l’expulsion de leurs familles. Quand les navettes se rapprocheraient du vaisseau marchand, les fenêtres virtuelles qui s’ouvraient dans leurs compartiments réservés aux passagers montreraient une douzaine de croiseurs lourds et de nombreuses unités légères se dirigeant vers la planète ou orbitant autour. La plupart ne seraient que des chimères, mais, avec un peu de chance, le leurre suffirait à abuser ces familles, lesquelles seraient certainement soumises à un interrogatoire dès leur arrivée à Prime. Gagnant-gagnant. Iceni a eu en l’occurrence une excellente idée. J’aimerais seulement avoir la certitude que nous avons éliminé ou, à tout le moins, débusqué tous les serpents de Midway.

En réalité, je suis persuadé du contraire. Il y en a encore beaucoup d’autres dans la nature. Si les quatre qui ont tourné casaque et que je planque tentent un mauvais coup ou contactent du monde, je le saurai aussitôt, mais je serais très étonné qu’il s’agisse d’agents œuvrant en sous-main dans le cadre d’un plan élaboré. Ce n’est pas la méthode des serpents. Ils cachaient autant de secrets à leurs propres employés subalternes qu’à nous autres.

Tout semblait marcher comme sur des roulettes, pourtant Iceni se montrait de plus en plus lunatique et irritable à mesure que les jours passaient. « Malin, appela Drakon sur le canal de commandement, avons-nous du nouveau sur les activités de la présidente Iceni ?

— J’ai appris voilà peu que le commandant d’un des croiseurs lourds, un nommé Akiri, avait été transféré à la surface pour une nouvelle affectation, avança Malin. Sous le titre de conseiller de la présidente aux questions concernant les forces mobiles.

— Conseiller de la présidente, hein ? Ce qui recouvre quoi exactement ?

— Nous ne disposons pas du détail des attributions, mon général. »

Un poste sans destination précise. Ha ! la manipe ne m’est pas inconnue. Iceni tenait à éloigner Akiri mais sans faire de vagues, de sorte qu’elle l’a « promu » en lui confiant un emploi de garage. « Que savons-nous d’Akiri ?

— Des états de service sans grand relief, pas de mentor ni de sponsor connus. Il n’aurait jamais pu viser plus haut que le commandement de cette unité. »

Ça cadrait. Dans quelques mois, quand nul n’y prendrait plus garde, Iceni fourrerait probablement Akiri dans un placard correspondant à ses talents limités. « Qui l’a remplacé aux commandes de ce croiseur ? s’enquit Drakon.

— Son second, un cadre supérieur du nom d’Asima Marphissa. Elle a été promue au rang de vice-CECH au détriment de bon nombre d’autres cadres plus élevés dans la hiérarchie.

— Hummm. On dirait que la présidente Iceni nourrit de grands projets pour elle. »

Malin hocha la tête, le regard lointain, comme plongé dans ses pensées. « Commandante de la nouvelle flottille ?

— Il se pourrait bien. Mais Iceni attendra probablement un ou deux mois afin de sauver les apparences, dans la mesure où Marphissa a déjà été bombardée vice-CECH avant des cadres bénéficiant d’une plus grande ancienneté. Tâche de découvrir pourquoi Iceni s’intéresse à cette Marphissa et s’il s’agit en l’occurrence de clientélisme plein pot.

— Oui, mon général. Autre chose ? »

Drakon hésita. « La présidente Iceni me fait l’impression d’être assez soupe au lait ces derniers jours. Aurais-tu une petite idée de ce qui la mécontente ?

— Elle a rencontré Morgan, mon général.

— Très drôle. Je dois déjà m’appuyer une forme explosive de la féminité sous les espèces de Morgan. J’aimerais autant m’en épargner une seconde sous celles de la présidente Iceni, et ça ne ressemble pas à ce que je sais d’elle. Selon moi, quelque chose l’inquiète très sérieusement. Tâche de trouver de quoi il retourne.

— Nous maintenons nos troupes à un niveau d’alerte trop élevé pour la situation que nous affrontons, mon général.

— Tu sais pourquoi. Nous devons pouvoir réagir très vite au cas où nous apprendrions que la présidente Iceni prépare quelque chose contre moi.

— Elle s’inquiète vraisemblablement de ce niveau d’alerte élevé qui, selon elle, doit présager de votre part une action unilatérale à son encontre, mon général.

— Me conseillerais-tu de baisser ma garde ? Elle n’aurait alors qu’une plus grande marge de manœuvre.

— Vous connaissez mon opinion, mon général. J’ai la conviction que la présidente Iceni est prête à accepter un partenariat avec vous, et qu’elle ne frappera que s’il lui semble que vous-même vous préparez à le faire.

— Il t’est arrivé de te tromper. J’y réfléchirai. Je redoute surtout l’apparition d’autres colonels Dun. Je sais que nous pouvons nous fier à Kaï, Rogero et Gaiene, mais les locaux sont une autre paire de manches.

— Le colonel Morgan prend ses renseignements sur eux comme vous l’avez ordonné, mon général, répondit Malin. Elle est consciencieuse et d’une très grande méfiance. Rien ne pourrait lui échapper. »

En outre, cette mission confiée à Morgan interdirait à ses deux lieutenants de se prendre le bec, au moins pendant un certain temps. Drakon opina. « Je prendrai une décision dès que j’aurai le rapport de Morgan. Avons-nous appris quelque chose qui nous permettrait de deviner la teneur de la transmission envoyée par le colonel Dun juste avant sa mort ?

— Non, mon général. On n’a rien pu récupérer dans son matériel. Nous savons seulement qu’elle était adressée au croiseur que les serpents ont reconquis et à personne d’autre du système. Ce bâtiment ne semble pas avoir été en mesure de diffuser le message dans tout Midway avant d’emprunter le portail. »

Que diable Dun voulait-elle dire aux serpents de ce vaisseau ? Qu’est-ce qui pouvait bien être si important pour qu’elle décidât de l’envoyer alors qu’elle se doutait certainement qu’il s’agirait de son ultime transmission ? D’y réfléchir menaçait de faire remonter à la surface l’image de Malin braquant son arme sur le dos de Morgan, et Drakon s’y refusait. « Si jamais une piste se présente, informe-m’en aussitôt.

— La présidente Iceni a peut-être une idée de la teneur de ce message, suggéra Malin. Elle est en contact permanent avec les forces mobiles et jouit d’une certaine expérience de leur commandement.

— C’est possible. » Drakon se renversa dans son siège en se frottant les yeux. « Je ne vois pas l’intérêt de lui en parler avant de savoir peu ou prou ce qu’il contenait. Et, de toute manière, je ne me fie pas entièrement aux forces mobiles. Il se pourrait d’ailleurs que ce soient elles qui turlupinent la présidente Iceni. S’interroge-t-elle sur la loyauté de ces unités ? Si d’autres suivaient l’exemple de ce croiseur, ce serait certainement de mauvais augure pour nous, en même temps que sa position vis-à-vis de moi serait affaiblie.

— Je vais voir ce que je peux dénicher, déclara Malin.

— Et son assistant ? Ce Togo ? Pourrait-elle s’inquiéter à son sujet ?

— Il lui est très dévoué et extrêmement dangereux, mon général. D’une très grande valeur aux yeux de la présidente, et aussi son arme la plus efficace.

— Vraiment ? » Pourtant Togo lui avait paru parfaitement inoffensif lors des réunions où Drakon l’avait rencontré, mais seul un vrai professionnel pouvait faire ainsi profil bas. « Est-il vénal ?

— J’en doute, mais je peux m’informer discrètement auprès de tiers. »

Si Togo était à ce point dangereux et important pour Iceni et qu’on ne pouvait l’acheter, il faudrait s’en occuper aussi si d’aventure on se retrouvait contraint de prendre des mesures contre la présidente. « Seriez-vous capables de l’éliminer, Morgan et toi, si l’on en arrivait là ?

— Seul, je ne m’y risquerais pas. Morgan pourrait sans doute s’en charger, mais, même pour elle, ce serait un défi. Toutefois, je vous déconseille fortement une telle entreprise. Liquider Togo équivaudrait à une déclaration de guerre, et l’on risquerait ce faisant de pousser la présidente Iceni à riposter de façon sanglante contre ceux qu’elle jugerait responsables du forfait.

— Il y a quelque chose entre eux ?

— Non, mon général. Purement professionnel, de CECH à subalterne.

— Tu sais comme ces liens peuvent être extensibles, Bran. » La communication terminée, Drakon s’aperçut que toutes ses pensées tournaient autour d’Iceni et Togo. Que lui importait qu’elle se servît de Togo pour satisfaire ses appétits charnels ? C’était chose courante parmi les CECH. Mais cette idée lui avait toujours inspiré une certaine méfiance et une attitude qui semblait ne pouvoir déboucher que sur la frustration, puisque pratiquement toutes les femmes qu’il rencontrait travaillaient pour lui et que les autres pouvaient être des meurtrières œuvrant pour le compte d’autrui. Ça durait depuis trop longtemps et ne faisait qu’accentuer encore la pression dans le cadre professionnel. Peut-être est-ce également cela qui tracasse Iceni. Peut-être que ça dure depuis trop longtemps pour elle aussi. Dommage qu’elle et moi ne puissions… Ouais, super ! Deux CECH couchant ensemble ? Qui décidera de celui qui sera dessus ?

Mais, alors même qu’il chassait cette pensée, elle continua de le hanter, omniprésente, jusqu’à ce qu’écœuré il se lève pour aller s’entraîner un peu.

Avant de quitter son bureau, Drakon se figea pour réfléchir avant de passer un autre appel. « Colonel Malin, veuillez informer les commandants d’unité de toutes les forces terrestres qu’elles doivent retomber sans délai au niveau d’alerte 4. »

« Général Drakon, nous avons reçu du bureau de la présidente Iceni les codes d’accès nous autorisant à nous connecter aux forces mobiles du système. Nous pouvons dès maintenant surveiller leur statut. »

Elle lui avait donc retourné la politesse. Tous deux disposaient sans doute encore de leurs armes respectives mais elles avaient perdu de leur force de dissuasion. Drakon allait pour se détendre, puis il se crispa de nouveau un tantinet en entendant les paroles suivantes de Malin. « Je dois vous informer que le colonel Morgan est rentrée de sa dernière tournée d’inspection et d’enquête, venait-il d’ajouter en s’efforçant de s’exprimer d’une voix égale, le visage dépourvu d’expression. Vous devriez vous attendre à la recevoir très bientôt », conclut-il avant de couper la communication.

Génial. Qu’est-ce qui a bien pu pousser Morgan à paniquer ? Elle est peut-être tombée sur un autre colonel Dun. Mais alors, pourquoi attendre son retour pour me mettre au courant ? C’est précisément le problème qu’elle tiendrait à régler sans tarder à coups d’arme mortelle. Drakon attendit en soupirant que Morgan daignât se pointer.

Comme l’avait prédit Malin, il n’eut pas à patienter bien longtemps.

Morgan ne claqua pas vraiment la porte de son bureau parce qu’elle savait que ces postures théâtrales n’avaient aucun effet sur lui. « Depuis quand Rogero travaille-t-il pour les serpents ? »

C’était donc ça. Morgan elle-même savait qu’elle ne pouvait pas s’en prendre à Rogero, Kaï ou Gaiene sans avoir d’abord éclairci la situation. Et, manifestement, elle avait aussi appris que Drakon était déjà au courant de celle de Rogero. Seul Malin avait pu l’en informer, et il avait probablement pris son pied à observer sa réaction.

Le général se radossa nonchalamment avant de répondre : « Depuis quelques années.

— Et vous ne m’en avez rien dit ? » Morgan bouillait visiblement, aussi dangereuse que furieuse.

« Je me suis douté que tu le découvrirais.

— Mais vous en aviez parlé à Malin, non ?

— Lui aussi l’a découvert tout seul », répondit Drakon en prenant soin de ne pas ajouter « avant toi ». Quand un message lui était parvenu de Rogero alors que la flotte de l’Alliance traversait Midway, il lui avait paru inéluctable que Morgan et Malin remonteraient tôt ou tard jusqu’à sa source.

Morgan se pencha et posa les mains à plat sur le dessus du bureau. Sa colère n’était pas retombée mais elle était à présent dévorée de curiosité. « Pourquoi ? Pourquoi Rogero est-il encore en vie ? Il a servi d’indic aux serpents. Il aurait pu nous balancer tous avant que nous ne les éliminions.

— Non. » Drakon gardait contenance. « Je savais depuis le premier jour que les serpents avaient contacté Rogero et lui avaient demandé de coopérer, voire davantage. Il ne leur a dit sur mon compte que ce que je tenais à ce qu’il divulgue. Il nous a plutôt aidés à les berner en leur laissant croire que je ne préparais rien d’inavouable.

— C’était votre agent ? Retourné contre les serpents ? Mais qu’en est-il de l’Alliance, mon général ? Du fait que la loyauté de Rogero est à ce point compromise qu’il est en cheville avec une pétasse ennemie.

— Cela aussi je le savais. Je l’ai appris dès qu’il a été transféré ici sur mon ordre, ce qui a d’ailleurs exigé de tirer quelques ficelles. Le gouvernement voulait le garder dans un camp de travail jusqu’à sa mort, sur une planète au diable Vauvert. C’est là précisément qu’il a rencontré cet officier de l’Alliance et qu’ils se sont amourachés l’un de l’autre. Dans ce camp de travail où on l’avait exilé pour le punir de s’être servi de sa tête dans une situation critique au lieu de se conformer à la procédure. » Drakon se saisit de son verre et but une longue gorgée de caféine. « J’ai glissé à un cadre supérieur des serpents l’idée de l’utiliser comme informateur, et le SSI m’a aidé à le mettre en selle. Les serpents ont fait en sorte que la femme de l’Alliance soit libérée et ils ont permis à Rogero de correspondre avec elle. Je me doutais qu’ils lui avaient également ordonné de cafarder sur moi, mais, de cette manière, je savais au moins qui était un de leurs espions.

— Vous avez œuvré la main dans la main avec le SSI pour implanter un indic dans votre propre état-major ? » Morgan le fixa longuement avant d’éclater de rire. « Vous êtes cinglé ! » À son ton, on aurait cru que le stratagème de Drakon en faisait l’homme le plus désirable de la Galaxie.

Il ne put s’empêcher de sourire. « Comme un renard.

— Oui. Le SSI a donc relaxé la garce de l’Alliance amoureuse de Rogero et lui a permis de réintégrer la flotte ? Où est-elle à présent ? Je sais, dans la flotte de Black Jack. Mais qu’y fabrique-t-elle ?

— Elle commande un croiseur de combat de l’Alliance. »

Morgan se pétrifia en esquissant un sourire. « Commandante d’un croiseur de combat ? Dans la flotte de Black Jack ? Elle craque pour Rogero ? Pardonnez-moi, mon général. Vous n’êtes pas seulement un cinglé. Vous êtes un cinglé de génie.

— Merci. » Drakon haussa les épaules. « Qu’elle craque toujours pour lui reste une question ouverte. Le message qu’elle lui a adressé la dernière fois que la flotte de Black Jack est passée par Midway pourrait se résumer en ces termes : “Salut. Comment ça se passe ?” Il cherchait à se renseigner subtilement sur la situation de Midway mais ne donnait aucune indication sur ses sentiments du moment. »

Morgan se vautra sur un sofa, une jambe passée par-dessus l’accoudoir. « Qu’a répondu notre amoureux transi ?

— Rien. Iceni s’est débrouillée pour lui faire parvenir le message à l’insu des serpents, mais ils auraient pu intercepter sa réponse et il était censé ne correspondre avec cette femme que par leur entremise. Attirer leur attention aurait eu pour nous des conséquences fatales.

— Ouais. » Morgan fixait pensivement le mur opposé en caressant distraitement l’arme de poing accrochée dans un étui à sa hanche. « Mais que ressent Rogero, lui ? Veut-il s’enfuir avec cette pétasse ? »

Drakon se pencha un peu plus. « Les sentiments de Rogero ne regardent que lui tant qu’il me reste loyal, déclara-t-il en y mettant plus de véhémence. Et je te déconseille vivement de désigner cette femme par ce terme s’il est à portée d’oreille. »

Morgan eut un grand sourire. « Il est amoureux, hein ? Les hommes sont si faciles à cerner. Il rêve probablement d’emprunter une navette pour aller retrouver sa mie au retour de la flotte de Black Jack, avant de partager à jamais avec elle un bonheur ineffable sur une planète perdue de l’Alliance. Mais on ne peut pas permettre à un homme qui en sait autant que lui de rallier l’Alliance, patron. » Si détendue et détachée que parût sa voix, la main de Morgan se crispait sur la poignée de son arme comme de sa propre volonté.

« S’il doit prendre un jour cette décision, c’est à lui qu’elle incombera. Il tient de moi tous ces renseignements, et je sais qu’il ne divulguerait rien à l’Alliance qui puisse me nuire.

— Mon général, si je puis me permettre, vous êtes sans doute un cinglé de génie, mais vous ne faites pas toujours ce qu’il faut. » Le sourire de Morgan s’élargit. « C’est bien pourquoi vous avez besoin de moi. »

La mine de Drakon resta sombre. « Et de Rogero aussi. Il ne lui arrivera rien tant que je ne l’aurai pas ordonné.

— Mon général…

— Je suis sérieux, Morgan. Je tiens à savoir ce qu’il dira au commandant de ce croiseur de combat quand la flotte de Black Jack repassera par ici.

— Si elle repasse par ici, voulez-vous sans doute dire. Elle s’est profondément enfoncée dans l’espace Énigma. De tout ce que nous y avons dépêché, rien n’en est jamais revenu.

— Rien de chez nous, reconnut Drakon. Sauf toi. »

La féline assurance qui luisait dans le regard de Morgan s’effaça et, pendant une seconde, il se fit aussi glacial que si l’espace infini contemplait Drakon par ses yeux. « On a envoyé quelqu’un d’autre. Une femme qui portait mon nom et me ressemblait sans doute mais est morte là-bas. Et c’est moi qui suis revenue. » La froideur disparut, cédant la place à l’habituelle volonté de fer de Morgan. « Black Jack a peut-être eu cette fois les yeux plus gros que le ventre.

— Peut-être. Cela dit, nous n’avons jamais vaincu les Énigmas. Lui si. »

Les yeux de Morgan lancèrent de nouveau un éclair, brûlant ce coup-ci, et Drakon en comprit exactement la raison. Que cet officier de l’Alliance – qui, en tout état de cause, aurait dû mourir cent ans plus tôt – eût écrasé non seulement les forces mobiles des Mondes syndiqués mais encore mis en déroute une flotte Énigma qui s’attaquait à Midway ne laissait pas de le faire lui aussi grincer des dents. Les Mondes syndiqués côtoyaient l’espèce Énigma depuis plus d’un siècle, mais ils en avaient moins appris sur son compte durant cette période que l’Alliance en un laps de temps beaucoup plus bref. Sans doute Midway devait-il son salut à Black Jack, mais jalousie et ressentiment entachaient cette gratitude.

Black Jack avait nécessairement passé ce siècle en sommeil de survie, se persuada-t-il. Il ne donnait pas l’impression d’avoir vieilli. L’Alliance l’avait-elle vraiment perdu après la bataille de Grendel ? Certains rapports non confirmés du renseignement prétendaient que tel avait bien été le cas, qu’il avait hiberné pendant cent ans dans une capsule de survie endommagée. Ou bien l’Alliance aurait-elle conservé pendant des décennies son héros en sommeil cryogénique jusqu’au moment où, devant une situation en passe de devenir désespérée, elle avait décidé d’enfin le décongeler ? C’était certainement ce qu’aurait fait le gouvernement syndic si un héros suffisamment célèbre avait été assez brave pour le défier. Celui de l’Alliance se targuait d’être différent, mais l’était-il vraiment ?

Morgan garda un instant le silence avant de relever les yeux pour reprendre la parole : « Je pourrais le contacter. Comme Rogero ce commandant de croiseur de combat. J’enverrai des messages à Black Jack à son retour. Pour lui faire part de mon adulation. De l’adoration que porte une femme au héros qu’il est. Il mordra à l’hameçon. »

Drakon lui retourna son regard. À la voir ainsi vautrée sur le sofa dans cette combinaison moulante qui soulignait ses formes, à la fois belle et dangereuse, mélange explosif qui ne manquait jamais de faire sautiller sur place d’excitation le petit macaque qui habite dans la tête de tout homme, il ne pouvait guère en disconvenir. Et Morgan le savait. « Black Jack est peut-être déjà en mains. Le bruit court qu’il y aurait une femme.

— Pas une femme comme moi, rétorqua Morgan. » Elle lui fit un clin d’œil et se leva. « Le jeu en vaut bien la chandelle, non ? »

Drakon s’efforça de peser le pour et le contre avec détachement, mais, en se les dépeignant ensemble, il ressentit comme un pincement de jalousie au cœur et s’efforça de son mieux d’effacer cette image. Avoir barre sur Black Jack. Pouvoir connaître intimement ses intentions. « Peut-être. As-tu déniché autre chose ?

— Nan. S’il existe encore des serpents en sommeil à Midway, aucun en tout cas n’occupe un rang très important dans la hiérarchie des forces terrestres », affirma-t-elle avec assurance.

C’était une bonne nouvelle. Si quelqu’un était en mesure de débusquer ces agents assoupis, c’était bien Morgan.

Le vice-CECH Akiri ne sut jamais ce qui l’avait tué.

Son meurtrier pénétra dans sa chambre à coucher en dépit des verrous et des alarmes et lui planta dans la gorge un paralysant neuronal. Il attendit un instant, le temps de s’assurer de son décès, puis fila retrouver sa cible suivante.

Mehmet Togo, en revanche – soit parce que son instinct était plus affûté, soit parce qu’il bénéficiait encore de la protection d’ancêtres qui veillaient sur lui, puisqu’il avait continué de les révérer en secret en dépit de l’interdiction formelle des Syndics, qui décourageaient ces « superstitions » –, se réveilla lorsque l’assassin entra dans sa chambre. Togo agrippa son arme, roula hors du lit, tira en même temps qu’il en tombait et, sans s’émouvoir, regarda son agresseur basculer à la renverse et s’affaler par terre, inerte. Dans sa précipitation, il avait porté un coup fatal plutôt qu’incapacitant. Erreur inexcusable : l’homme ne répondrait plus à aucune question.

La vice-CECH Marphissa ne dut la vie sauve qu’à une alarme subsidiaire et illicite de son écoutille, qu’elle avait elle-même bidouillée avant de graisser la patte du responsable du réseau électrique de son croiseur pour acheter son silence. L’alarme silencieuse la réveilla juste à temps pour lui permettre de s’emparer de l’arme de poing que tout CECH ou vice-CECH syndic un tant soit peu prudent conserve à portée de main au cas où quelqu’un chercherait une occasion d’obtenir un avancement. Alors même que le tueur finissait de désactiver l’alarme réglementaire pour entrer dans sa cabine, Marphissa le cueillit d’une balle en pleine poitrine, puis, en dépit des règles strictes imposant de capturer les intrus afin de les soumettre à un interrogatoire serré, lui en colla trois autres dans la peau lorsqu’il heurta la cloison opposée.

Au diable les règles ! Elle n’avait aucunement l’intention de laisser l’homme se relever.

L’appel de la vice-CECH Marphissa parvint à Iceni alors qu’elle recevait le rapport de Togo. « J’ai alerté toutes les forces mobiles, mais il n’y avait apparemment qu’un seul assassin, lui apprit-elle. On n’en a détecté aucun autre et personne n’a été tué ; j’étais donc sa première cible ou la seule. Je ne crois pas à… une… tentative d’assassinat de… euh… routine.

— C’est également mon opinion, acquiesça Iceni. Nous avons aussi abattu un meurtrier ici. Le vice-CECH Akiri a eu moins de chance que vous. Son assassin et lui sont morts tous les deux.

— On s’en serait pris en même temps à Akiri et moi ?

— À ce qu’il semble. La même nuit. » Iceni se tourna vers Togo. « Mes gardes du corps ont-ils trouvé quelqu’un dans le complexe ?

— Non, madame la présidente. J’ai analysé la méthode employée par cette fille pour y pénétrer, et il ne semble pas qu’elle aurait pu s’introduire dans vos quartiers. Les moyens qui lui ont permis de déjouer la sécurité étaient trop rudimentaires pour venir à bout de leurs défenses.

— Parfait. Avez-vous identifié le tueur de votre croiseur, vice-CECH Marphissa ? »

L’interpellée laissa échapper un grognement irrité avant de répondre. « Inconnu au bataillon. Il ne fait pas partie de l’équipage et ne figure pas non plus sur les rôles des forces mobiles. Mais nous sommes très éloignés de toute installation orbitale. Il n’aurait jamais pu atteindre cette unité depuis une position aussi distante sans se faire repérer ! »

La voix de Togo restait imperturbable. « Celle d’ici aussi reste une énigme. Aucun dossier ne lui correspond, ni à l’identification, ni dans les forces terrestres ou mobiles, ni à l’état civil.

— Comment est-ce possible ? s’étonna Marphissa. Même s’il ne l’avait jamais vue, le logiciel de surveillance du SSI aurait décelé la présence d’une personne sans antécédents. Je sais au moins cela. Un individu de cette espèce laisse un blanc, un trou quelque part montrant que quelqu’un agit sans qu’on le voie faire. C’est évident pour le logiciel.

— L’assassin d’ici pourrait provenir d’un tas d’endroits différents, déclara Iceni.

— La vice-CECH Marphissa a néanmoins raison de dire que le tueur aurait eu besoin d’assistance pour rester indétectable sur la planète, affirma Togo. De quelqu’un de très haut placé. »

Iceni le scruta. « Es-tu prêt à citer un nom ?

— Je constate simplement que le général Drakon ne nous a signalé aucun nervi qui s’en serait pris cette nuit à son état-major, madame la présidente. On n’a détecté aucune alarme ni activité anormale parmi les forces terrestres. Nulle part. »

C’était sans doute un commencement de preuve fichtrement accablant, sauf qu’Iceni avait la conviction que Drakon savait procéder correctement dans ce genre d’affaires : en l’occurrence identifier au sein de son état-major un quidam qu’il pouvait se permettre de sacrifier, dont il pouvait se débarrasser sans trop de scrupules en même temps qu’il frapperait son adversaire. Stratagème qui vous procurait une couverture en même temps qu’il purgeait votre équipe de ses éléments indésirables. Méthodes de base des CECH. Si elle l’avait cerné à peu près convenablement et qu’il avait effectivement visé ses gens cette nuit, il n’aurait jamais eu la sottise de se dévoiler. « Comment le général Drakon aurait-il pu infiltrer un tueur à bord du croiseur de la vice-CECH Marphissa ? Vous affirmez que votre assassin pourrait provenir de n’importe quelle unité proche de la vôtre, vice-CECH ?

— Oui, madame la présidente.

— Et s’il s’était servi d’une de ces combinaisons furtives des forces terrestres ?

— Nous l’aurions dénichée après l’avoir abattu, déclara Marphissa. Nous avons bien trouvé une combinaison de survie standard dans un conteneur de déchets qui n’avait pas été vidé, mais elle pourrait provenir de n’importe quelle unité.

— Le tueur se serait donc débarrassé de sa combinaison de survie ? Ce ne serait donc pas seulement un assassinat mais une mission suicide.

— Oui, madame la présidente. »

Une mission suicide. Ça ne ressemblait guère aux forces terrestres de Drakon. Mais plutôt… au SSI.

Marphissa jeta à Iceni un regard qui trahissait son incompréhension. « Vous croyez qu’il restait encore des serpents dans l’équipage de nos unités mobiles ? Mais toutes ont expurgé leurs loyalistes, et aucun n’aurait pu quitter son vaisseau pour gagner ce croiseur sans qu’on détecte aussitôt son départ, même revêtu uniquement d’une combinaison de survie. »

Iceni se tourna de nouveau vers Togo. « Ces purges ont-elles été bien scrupuleuses ?

— Oui ! insista Marphissa. Voyez ce qui s’est passé sur l’A-6336 quand il a abandonné les autres vaisseaux loyalistes. Les deux tiers de l’équipage sont morts durant les combats !

— Ça pourrait paraître… » Iceni s’interrompit. Elle venait brusquement de se le rappeler, quand elle avait appris que l’A-6336 s’était séparé de ses pairs, elle finissait tout juste de parler avec Drakon. De la découverte d’un agent opérant en sous-marin pour le SSI. Sans qu’il en fît partie.

« Vice-CECH Marphissa, ne m’avez-vous pas affirmé à une certaine occasion que vous n’aviez pas parlementé avec les cadres de l’A-6336 avant qu’ils ne se débarrassent des serpents ? demanda-t-elle en s’efforçant de s’exprimer avec sérénité.

— Si, madame la présidente, répondit Marphissa, visiblement surprise. Ils n’étaient arrivés à Midway qu’une semaine avant le début de notre opération et n’avaient eu que la seule CECH Kolani pour interlocutrice.

— Donc vous n’avez eu personnellement connaissance de leur existence qu’après qu’ils vous ont appris qu’ils avaient liquidé tous les serpents et loyalistes à bord de leur unité ?

— Oui.

— Connaissiez-vous un des cadres de l’A-6336 avant ? Vous ou quelqu’un des unités qui vous accompagnaient ?

— Non, madame la présidente, mais ce n’est pas impossible, loin de là. Les forces mobiles comprennent de très nombreux cadres. »

Togo avait saisi. Il voyait où voulait en venir Iceni et il s’était tendu.

« Comment saviez-vous que les hommes et femmes avec qui vous vous êtes entretenue appartenaient aux forces mobiles ? demanda Iceni.

— Je… On a eu sous les yeux le rôle de l’équipage qu’ils avaient joint à leur… Mais… que… » La mâchoire de la vice-CECH s’affaissa. « Voulez-vous dire que…

— Que ce qui s’est peut-être réellement passé, c’est que les serpents et les plus fermes suppôts des Mondes syndiqués à bord de cet A-6336 ont massacré leurs cadres et tous ceux dont la loyauté leur semblait sujette à caution puis remplacé le rôle de leur équipage par un faux donnant les serpents pour de vrais cadres et ceux-ci pour des serpents morts. L’A-6336 n’a pas surpris le C-625 en restant à Midway quand ce croiseur a emprunté le portail. C’était un stratagème destiné à nous leurrer. Les serpents de l’A-6336 avaient reçu l’ordre de demeurer sur place.

— Un cheval de Troie bourré de serpents, chuchota Marphissa en écarquillant les yeux. Et désormais posté près de nos forces mobiles, madame la présidente. Je ne dispose d’aucun moyen d’aborder et d’arraisonner l’A-6336. Ni par surprise ni en l’assaillant. Il n’y a pas de forces spéciales à bord de mes unités. »

C’était un problème qu’elle aurait déjà dû régler avec Drakon, songea Iceni avec irritation. Et maintenant on n’avait plus le temps d’envoyer là-haut ces forces spéciales. « Que pouvez-vous faire d’autre ? »

Marphissa réfléchit, les yeux brillants. « Je peux au moins couper l’A-6336 du réseau de commandement sans qu’il s’en aperçoive. Il se croira toujours connecté. Puis ordonner à mes unités d’alimenter en énergie leurs boucliers et leurs lances de l’enfer.

— L’A-6336 ne le détectera-t-il pas ?

— Si, mais longtemps après que le processus aura été enclenché. Si je constate qu’il s’apprête à son tour à préparer ses armes et ses boucliers au combat, je lui intimerai d’arrêter. Dès lors que nous serons pleinement parés au combat avant lui, il se retrouvera désarmé. »

Iceni chercha des trous dans ce plan, hâtivement improvisé par nécessité. « Et s’il continuait de se préparer au combat malgré vos ordres ?

— Alors, avec votre permission, j’ordonnerais à mes vaisseaux de le pilonner. Seul moyen de lui interdire de s’enfuir ou d’endommager mes unités.

— Ça me paraît une solution extrême, dans la mesure où nous ne nous reposons encore que sur des soupçons.

— Madame la présidente, si les occupants de cet aviso appartiennent aux forces mobiles, ils obtempéreront. Ils ne commettront pas la folie de contrevenir à mes ordres sachant que je pourrais les détruire. »

Iceni hocha la tête au bout d’un long moment de réflexion. « L’argument me paraît solide, et nous n’avons effectivement pas le choix. Pourriez-vous réduire cet aviso à l’impuissance sans le détruire, ce qui nous permettrait de l’aborder ultérieurement ?

— Ça me paraît difficile…

— Concentrez-vous sur sa mise hors circuit. S’il en reste quelque chose, ce sera du bonus. Espérons qu’il se rendra en prenant conscience de sa situation désespérée. » Mais Iceni surprit une lueur éloquente dans les yeux de Togo et de Marphissa ; ils pensaient comme elle : jusque-là, les serpents n’avaient jamais consenti à se rendre.

« Quand les matelots des autres vaisseaux apprendront ce qu’on aura fait à l’équipage de cet aviso, il ne restera aux serpents que bien peu de chances de se rendre, même s’ils en avaient l’intention.

— Je comprends. Pouvez-vous me connecter durant toute l’opération ? » La flottille des forces mobiles était toujours en orbite assez proche pour que le retard dans la transmission ne posât pas un trop gros problème.

« Oui », répondit illico Marphissa. Mais déjà son regard s’était fait lointain ; elle se concentrait sur d’autres questions.

Iceni la regarda sans mot dire entrer des ordres, attendre la réponse, vérifier, en crier de nouveaux aux opérateurs de la passerelle de son croiseur, patienter encore puis entreprendre d’appeler les autres unités des forces mobiles à l’exception du seul A-6336. « Activez vos boucliers à plein régime et alimentez vos lances de l’enfer à T 20. Votre cible sera l’A-6336 s’il refuse d’obtempérer. »

Nouveau silence, puis Iceni entendit une question : « Pourriez-vous nous dire pourquoi l’A-6336 est visé, vice-CECH Marphissa ?

— Ses cadres et ses spatiaux à qui nous avons eu affaire sont probablement des serpents. La présidente Iceni et moi-même les croyons coupables d’avoir assassiné ses cadres réels et la majorité de son équipage. Les survivants étaient disposés à aider les serpents à massacrer leurs camarades. Y a-t-il d’autres questions ? »

Togo eut un hochement de tête approbateur. « Réponse claire et stimulante, commenta-t-il à l’intention d’Iceni.

— Elle fera un très bon commandant de mes forces mobiles », convint Iceni. Mais, en dehors des serpents de l’A-6336, autre chose continuait de la tracasser. Pourquoi la première cible de l’assassin avait-elle été Akiri ? Les talents de ce dernier, en tant que cadre exécutif, étaient pour le moins limités, pourtant, en dépit de la réputation dont jouissait Kolani, selon laquelle elle virait tous ceux qui lui déplaisaient, elle avait maintenu Akiri à son poste de commandement. Et voilà maintenant qu’un tueur en faisait sa cible prioritaire. Hélas, il était trop tard pour boucler Akiri dans une salle d’interrogatoire afin d’apprendre ce qu’il avait dans le ventre. « Fais fouiller la chambre à coucher et les effets d’Akiri, ordonna-t-elle à Togo. Consciencieusement. Tâche de découvrir tout ce qui sort de l’ordinaire.

— Puis-je savoir sur quel objet précis doit porter cette perquisition, madame la présidente ?

— Il y a dans ce puzzle qu’est Akiri des pièces qui ne s’ajustent pas. Je veux savoir pourquoi. Trouve tout ce que tu pourras qui ne cadre pas avec ce que nous savons de lui. »

Restaient encore quelques minutes avant T 20 ; tandis que les vaisseaux se préparaient au combat, Iceni attendit de voir ce qui allait se produire tout en observant l’effervescence entourant Marphissa. « Crois-tu que les serpents de l’A-6336 s’apprêteront à se battre dès qu’ils se rendront compte de ce qui se passe ? demanda-t-elle à Togo.

— M’étonnerait. Les vrais cadres des forces mobiles le feraient sans doute, mais, si ces gens appartiennent bien au SSI et sont habitués à demander des instructions avant d’agir… (un bref sourire éclaira le visage de Togo) ils appelleront Marphissa et lui demanderont ce qu’ils doivent faire. »

Sa prédiction se vérifia quelques secondes plus tard. « Vice-CECH Marphissa, ici l’A-6336. Devons-nous nous préparer au combat ?

— Non. »

Silence radio puis : « Les autres forces mobiles sont sur le pied de guerre.

— Oui. Mais abstenez-vous de renforcer vos boucliers et d’alimenter vos armes. C’est bien compris, A-6336 ?

— Non. »

Difficile de dire si ce « non » répondait à la question de Marphissa ou s’il correspondait à un refus catégorique. « L’A-6336 alimente ses armes en énergie, avertit un opérateur.

— Vous en êtes sûr ?

— À cent pour cent, vice-CECH Marphissa. Ses boucliers aussi sont en train de se renforcer.

— A-6336, cessez tout de suite. Coupez l’alimentation de vos armes et de vos boucliers. Dernier avertissement. » Marphissa se tut un instant avant de se tourner vers l’opérateur.

« Aucun changement, vice-CECH Marphissa. L’A-6336 continue de se préparer au combat. »

Iceni vit se durcir le visage de son adjointe puis elle la vit enfoncer une commande préétablie de l’index.

Très haut au-dessus de la présidente, des rayons de particules jaillirent des trois croiseurs lourds, des quatre croiseurs légers et des cinq avisos qui gravitaient autour de la planète. Leurs tirs se concentraient sur l’A-6336 tout proche.

Cette seule salve suffit. La position relative de l’aviso loyaliste et des vaisseaux d’Iceni était au point mort, de sorte qu’ils ne pouvaient manquer leur cible. Le blindage des avisos est relativement léger et les boucliers de l’A-6336 n’étaient encore qu’à la moitié de leur puissance ; en outre, dans une unité de si petite taille, chaque mètre cube est bourré d’équipement. La rafale de rayons de particules cingla si violemment le bâtiment qu’en consultant les rapports d’avarie qui s’affichaient sur l’écran de Marphissa Iceni se demanda pourquoi il n’avait pas volé en éclats.

La vice-CECH fixa méchamment l’épave durant une seconde puis entra en action, fulgurante. « À toutes les unités ! Éloignez-vous de l’A-6336 à votre vélocité maximale ! Exécution ! »

Togo interrogea Iceni du regard. Celle-ci hésita puis comprit subitement la raison de cet ordre. « Le réacteur. Elle croit que le réacteur de l’A-6336 va être victime d’une surcharge.

— Comment pourrait-il bien y avoir des survivants pour en donner l’ordre ?

— Pas besoin si les serpents ont chargé dans les systèmes de contrôle du réacteur un programme de l’homme mort. Et nous les avons précisément vus recourir à de telles méthodes. »

Un instant plus tard, l’A-6336 disparaissait dans une violente explosion.

Iceni vit le croiseur de Marphissa tanguer sous l’impact de l’onde de choc. « Rien que des dommages mineurs, rapporta la vice-CECH. Le réacteur de l’A-6336 était relativement peu puissant et nos propres boucliers à plein régime. En outre, nous accélérions comme des perdus.

— Très bons réflexes, vice-CECH Marphissa, la félicita Iceni. Vous avez excellemment géré la situation. Vous me voyez très impressionnée par votre compétence. »

C’était sans doute le plus bel éloge dont pût se fendre un CECH et Marphissa rougit de plaisir.

Avant qu’Iceni pût ajouter autre chose, Togo se gratta la gorge comme pour s’excuser. « Un appel du général Drakon, madame la présidente. Il demande pourquoi les forces mobiles en orbite tirent sur une de leurs unités.

— Je vais le prendre. Nous reparlerons demain matin, vice-CECH Marphissa. »

Mais, avant de se retourner, Iceni s’arrêta pour regarder une dernière fois l’écran de la vice-CECH avant que la connexion ne fût coupée : là où, un instant plus tôt, se trouvaient un aviso et sans doute une vingtaine d’êtres humains s’étendait à présent un nuage de poussière en rapide expansion. Elle n’éprouvait certes aucune sympathie pour ces gens qui avaient égorgé tant de leurs camarades, mais elle regrettait la perte du petit vaisseau.

La nouvelle des tentatives d’assassinat et de la mort d’Akiri avait paru choquer Drakon la veille au soir, en même temps qu’il avait donné l’impression de se satisfaire des explications d’Iceni ; mais, au matin, il cherchait de nouveau à lui parler en privé, non pas par l’entremise des canaux de communication mais en se présentant en personne à l’entrée de son complexe, sans aucun garde du corps, ni même flanqué de Morgan et de Malin qui pourtant l’escortaient toujours normalement. Un tantinet perturbée par ce comportement inhabituel, Iceni vérifia que toutes les défenses de son bureau étaient actives et fonctionnaient correctement avant d’autoriser ses propres gorilles à le laisser entrer. « De quoi s’agit-il ? » lui demanda-t-elle aussitôt.

Planté devant elle, Drakon la fixait en fronçant les sourcils. Il finit par prendre la parole d’une voix sourde et rauque. « Merci de ne pas m’avoir accusé d’être mêlé aux événements de la nuit dernière.

— J’ai de vous une plus haute opinion, général, rétorqua-t-elle. Si vous aviez commandité ces attentats, les morts seraient plus nombreux dans mes rangs. »

Il dévoila ses dents dans un sourire contrit. « Je le prends comme un compliment. Je me suis rendu seul ici pour deux raisons. La première, c’est de vous prouver en acceptant de prendre ce risque que je n’ai rien à craindre de vous puisque je n’ai rien à voir dans ces forfaits. Faut-il que je vous le répète ailleurs, dans une autre section de votre complexe ? »

Elle secoua la tête. « Non, général Drakon. Pas besoin de vous soumettre à un interrogatoire pour m’en convaincre. Vous ne m’auriez pas fait cette proposition si vous n’aviez pas été persuadé de passer l’épreuve haut la main. Quelle est donc la seconde raison de votre visite ? »

Drakon déglutit, se mâchonna la lèvre puis déclara à brûle-pourpoint : « Je tiens à vous faire mes excuses.

— Vous tenez à… quoi ?

— À m’excuser. » Il semblait avoir le plus grand mal à s’arracher le mot de la bouche.

Rien d’étonnant. Iceni elle-même n’en croyait pas ses oreilles. Demander pardon était si rare dans les rangs des CECH qu’elle ne se rappelait pas avoir jamais reçu d’excuses. Ni même en avoir entendu parler. Le mot « rare » est-il d’ailleurs le terme adéquat pour qualifier un événement qui ne se produit jamais ? « Vous… M’auriez-vous nui d’une manière ou d’une autre ?

— Pas délibérément. » Drakon inspira profondément avant de la regarder de nouveau droit dans les yeux. « J’ai omis de vous transmettre une information qui aurait pu vous mettre sur la voie du problème que risquait de poser cet aviso. Avant que nous n’éliminions le colonel Dun, elle avait réussi à envoyer un message au croiseur qui allait emprunter le portail de l’hypernet, contrôlé par les serpents. Nous ne disposons toujours d’aucun indice sur sa teneur. Rien qu’une réactualisation, m’étais-je persuadé. Peut-être pour annoncer à ses serpents de patrons qu’elle était coincée et qu’ils devaient laisser filer sa famille, ou quelque chose du même tonneau. On m’avait bien conseillé de vous en faire part, mais j’ai estimé que c’était sans importance. »

Iceni lui décocha un retard intrigué. « Et maintenant vous croyez en avoir deviné la teneur ?

— Je crois que Dun prévenait ce croiseur qu’elle avait été démasquée, qu’on allait l’abattre et qu’ils devaient se trouver quelqu’un d’autre pour diriger les opérations des planqués chargés de défendre le système syndic à Midway.

— Oh ! » Ça faisait sens. « Les serpents de ce croiseur auraient alors ordonné à ceux de l’A-6336 de liquider les cadres et autres rebelles de l’équipage, pour ensuite faire mine de déserter la flottille contrôlée par les serpents, revenir à Midway et participer à nos plans et délibérations ? Vous avez raison. Ç’aurait très bien pu se passer ainsi.

— Et vous auriez pu parvenir vous-même à cette conclusion si je vous avais parlé de ce message. Donc… je vous demande… pardon.

— De quoi ?

— J’aurais dû vous livrer toutes les informations au lieu de décider de ce que vous deviez savoir ou pas. Je n’aime pas qu’on en décide à ma place et je devrais vous faire la même politesse. » Drakon secoua la tête, l’air colère, mais ce n’était manifestement pas à elle qu’il en voulait. « Je m’efforcerai désormais d’éviter de tels dérapages. »

Iceni le fixa. Il venait réellement de lui demander pardon. Et pas du bout des lèvres, genre « bon, d’accord, je vous ai baisée », mais avec la plus grande franchise. Qu’était-elle censée répondre ? Voilà bien longtemps qu’elle n’avait pas entendu quelqu’un lui dire « Excusez-moi », à l’exception des quelques subordonnés qui se prosternaient devant elle. Les réactions attendues allaient de « vous êtes viré » à « on va vous passer par les armes », toutes formules parfaitement déplacées pour l’heure. « Je… comprends.

— Vraiment ? » Drakon semblait aussi indécis qu’elle quant au protocole auquel se conformer.

« Oui. C’était une… erreur… compréhensible. Je… Bon sang ! pourquoi manquons-nous de mots pour exprimer cela ?

— Nous n’en avions pas l’usage jusque-là, répondit Drakon d’une voix à la fois amère et amusée.

— Nous en aurons peut-être besoin à l’avenir. Je peux néanmoins vous dire ceci : je n’aurais pas obligatoirement établi un rapprochement entre le message de Dun et le comportement de l’A-6336. Je suis même persuadée que je n’aurais pas fait le rapport. Mais, dorénavant, je tiens à être informée de tout ce qui pourrait se produire d’approchant.

— Vous le saurez. »

Ça ressemblait à une promesse. Si c’en était bien une, autant la mettre sur-le-champ à l’épreuve. « Il y a autre chose ? »

Drakon hésita. Iceni n’eut aucun mal à imaginer les pensées qui l’agitaient. « J’ai fait passer tous les commandants des forces terrestres au crible pour voir si, parmi eux, il n’existerait pas d’autres colonels Dun. Autant que je puisse l’affirmer, il n’y en avait aucun.

— C’est bon à savoir. » Iceni attendit.

« Euh… le colonel Rogero. Vous êtes au courant pour lui ?

— Oui.

— Et je suis informé des quatre serpents rescapés et de leurs familles restés à Midway. »

Elle le scruta. « Expliquez-vous, s’il vous plaît. »

Drakon s’exécuta et, quand il eut fini, Iceni se massa longuement le menton pour s’accorder le temps de réfléchir. Pourquoi Togo n’avait-il pas déniché cette information avant que le général ne la lui transmette ? « Ces serpents sont sous surveillance constante ?

— Et sans faille ?

— Et si je demandais qu’on les fusille ? »

Il la fixa d’un œil noir. « Je leur ai promis la vie sauve.

— Je vois. » Iceni laissa toutes les alternatives envisageables se bousculer dans sa tête avant de reporter le regard sur lui. « Très bien, général. Ils sont sous votre responsabilité. S’ils tentent quelque chose ou cherchent à contacter quelqu’un, je veux en être avisée.

— Promis.

— Me réservez-vous d’autres surprises, général ? »

Drakon observa un nouveau silence ; il réfléchissait, le front plissé. Allait-il lui parler de la possible tentative d’assassinat de Malin contre Morgan ? L’informateur d’Iceni lui avait déjà fourni tous les détails à ce sujet, mais le général s’en ouvrirait-il à elle ?

« Ouais. Une dernière chose. Un assez grave incident survenu dans mon état-major. Mais le problème est résolu. »

C’était déjà ça. Davantage en tout cas que ce à quoi elle s’attendait. « Très bien. Je tâcherai moi aussi de vous tenir informé à l’avenir. Si les cibles de la nuit dernière n’avaient appartenu qu’à vos gens, vos soupçons se seraient certainement tournés vers moi. »

Il lui décocha un de ses sourires torves. « Si vous aviez décidé de m’éliminer, je n’aurais probablement pas survécu pour porter plainte.

— Très aimable à vous. Mais, maintenant, nous n’avons plus aucun secret l’un pour l’autre.

— Bien sûr que non. » Drakon venait de faire écho à la réflexion sarcastique d’Iceni comme s’ils partageaient une plaisanterie sur le peu de confiance qu’on pouvait accorder aux CECH. En leur for intérieur, ni lui ni elle ne croyaient réellement que l’autre ne cachait plus aucun secret.

Drakon la gratifia d’un au revoir bourru, la laissant plantée là à fixer la porte qu’il venait de refermer. Des excuses et une promesse, qui toutes avaient au moins l’air en partie sincères. Bon sang, général, vous me donnez là le bon exemple de manière un peu trop appuyée.

N’était-ce qu’une comédie ?

Drakon regagna ses quartiers d’un pas assuré, en ne prêtant qu’à peine attention aux citoyens qui s’écartaient hâtivement pour lui céder le passage et témoignaient à présent davantage d’enthousiasme que de crainte. Il eût aimé croire à la sincérité des émotions qu’ils laissaient transparaître, mais, au fil des siècles et à tous les niveaux de la hiérarchie sociale syndic, les gens avaient fini par acquérir une grande aptitude à la dissimulation et donnaient le change au lieu de trahir les sentiments qu’ils éprouvaient réellement.

Exactement comme leurs CECH. Il eût aussi aimé croire Iceni sincère.

Pourquoi lui ai-je parlé de Malin et Morgan ? Je ne lui ai pas dit grand-chose, certes, mais je lui ai au moins appris qu’il existait une grave dissension au sein de mon état-major. Très précisément ce que tous les CECH espèrent apprendre afin d’exploiter la discorde. Pourquoi diable lui ai-je révélé qu’il existait peut-être une faille dans mes défenses ?

Évidemment, elle pouvait toujours y voir un piège destiné à vérifier qu’elle n’allait pas aussitôt s’engouffrer dans la brèche.

Je comptais uniquement lui avouer que je regrettais de n’avoir pas bien fait mon travail. Ce que j’ai toujours détesté le plus chez mes chefs, c’était cette incapacité à reconnaître leurs torts. C’était sans doute là un des piliers des Mondes syndiqués. Ne jamais admettre ses erreurs. Je ne me souviens pas d’avoir entendu le gouvernement assumer ses fautes. Enfer, même quand Black Jack et sa flotte ont frappé à leur porte, les dirigeants de l’ancien Conseil suprême auraient préféré crever que d’avouer qu’ils s’étaient trompés. Et c’est d’ailleurs ce qu’ils ont fait. Et je doute que le nouveau ramassis de Prime vaille beaucoup mieux.

Ce sont des CECH, pas vrai ?

Certes, mais Iceni aussi. Et moi.

Apprend-on aux vieux singes à faire la grimace ? Mais je n’ai jamais su grimacer. C’est d’ailleurs ce qui m’a valu mon exil, faute de ne m’être pas montré assez égocentrique, de n’avoir pas consenti à rayer d’un trait de plume la vie de mes subordonnés, sans égard pour mon avancement. Et Iceni a été bannie, elle aussi, pour avoir dénoncé des activités illégales au lieu de se contenter de s’adjuger une part du gâteau. Aucun de nous deux n’était taillé pour le système syndic.

Malin a raison de dire que l’incapacité à reconnaître ses propres erreurs est le signe qu’on ne sait pas en tirer les leçons. Ma propre expérience le prouve assez.

Peut-être n’est-il pas mauvais que j’aie fait part à Iceni de quelques bribes d’information sur cette malheureuse histoire entre Malin et Morgan. Même si je ne tentais pas de lui en tendre un, consciemment du moins, c’est bel et bien d’un piège qu’il s’agissait. Si elle cherche à joindre l’un ou l’autre à mon insu, je suis sûr qu’ils me le rapporteront.

J’en saurai donc un peu plus à propos d’Iceni, et il me faudra alors décider de la suite.

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