Trois

Iceni éprouva une curieuse impression de familiarité en longeant les coursives du croiseur. Une de ses premières affectations de jeune cadre exécutif avait pris place sur un semblable vaisseau de guerre et, depuis, au fil des ans, il n’y avait pas eu de grands bouleversements. Ce C-333 avait été détruit lors d’un combat (et remplacé dans la foulée par un autre C-333) deux mois après son transfert à un autre poste, tandis que, cultivant mentors et relations, elle continuait de grimper dans la hiérarchie en discréditant ses rivaux ou en déjouant leurs manœuvres. Elle avait fini par brièvement commander à quelques flottilles des forces mobiles, à survivre à plusieurs sanglantes batailles contre des vaisseaux de l’Alliance dont l’équipage faisait montre d’une méchante mais admirable tendance à se battre jusqu’à la mort, et ce jusqu’à ce qu’un contrôle de sécurité des serpents remette en cause la loyauté du CECH d’un système stellaire, le privant de son leader, et qu’un des mentors d’Iceni arrange sa mutation à son poste actuel.

Le souvenir lui arracha un petit rire, lui attirant un regard en coin de l’adjointe Marphissa qui marchait à ses côtés : « Que feriez-vous, adjointe Marphissa, si vous tombiez sur une importante filière de contrebande et d’évasion fiscale n’impliquant apparemment aucun CECH ? »

Marphissa fronça les sourcils. « Je rendrais compte, bien entendu. Il y aurait une grosse récompense à la clef.

— Que vous croyez, répliqua Iceni. Sauf qu’une CECH de très haut rang de Prime avait trempé jusqu’aux coudes dans cette magouille, et qu’elle n’a pas du tout apprécié de perdre les revenus qu’elle lui rapportait.

— C’est ce qui vous a conduite à Midway, madame la commandante en chef ?

— C’est effectivement pour cela que je me suis retrouvée à Midway. Promue, en guise de “récompense”, à la fonction de CECH d’un système stellaire affrontant un ennemi inconnu, et aussi éloigné que peut l’être de Prime une étoile des Mondes syndiqués, tandis que l’autre CECH continuait d’y gravir l’échelle sociale. » Iceni eut un mince sourire. « Elle s’y trouvait d’ailleurs encore quand Black Jack est revenu avec la flotte de l’Alliance.

— Quelle tragédie pour elle, persifla Marphissa. J’ai pour ma part échoué à Midway parce qu’un de mes frères a été accusé de haute trahison par un vice-CECH qui briguait son poste. »

Iceni le savait déjà, bien entendu, mais il y avait un blanc dans les archives accessibles. « Ce vice-CECH a-t-il aussi rencontré la flotte de Black Jack ?

— Hélas non ! Il est mort avant mon transfert. Un accident stupide. »

Iceni la fixa en arquant un sourcil. « Quelle tragédie pour lui. Et juste avant votre départ ? Un accident, dites-vous ? »

Le masque de l’agent Marphissa resta impavide. « L’enquête officielle a déterminé que sa mort était d’origine accidentelle.

— Ce sont des choses qui arrivent. » Ainsi Marphissa avait-elle réussi à se venger sans se faire prendre. Cela présumait de sa part des atouts et des talents qui pouvaient se révéler très utiles. L’adjointe s’était d’ailleurs efforcée de le lui faire subtilement comprendre. Je vais devoir la tenir à l’œil, celle-là. Elle promet beaucoup. « Mais je déteste ces mauvaises surprises.

— Si jamais je suis informée d’accidents qui risquent de se produire, je me fais fort d’en informer la CECH à temps. » Marphissa lui jeta un bref regard. « Cela étant, les batailles entre forces mobiles comportent de nombreuses incertitudes et réservent parfois des surprises. Quelle expérience avez-vous des combats spatiaux, madame la CECH ?

— J’ai passé quelque temps dans les forces mobiles. Sans doute sept ans en tout et pour tout. Mais la dernière fois où j’ai commandé à une force mobile remonte à cinq ans. » Sa prise de contrôle de ce vaisseau, et jusqu’à sa maîtrise de la situation, reposait sur son aptitude à se montrer la meilleure dirigeante de ce système stellaire, la plus compétente et la plus crédible. Mais son petit doigt soufflait à Iceni que Marphissa n’était pas de celles qui se laissent aisément abuser par une assurance de façade.

« C’est déjà quelque chose, affirma l’adjointe. Et vous ne serez pas seule sur la passerelle. » Elle s’effaça à leur entrée pour laisser passer Akiri et Iceni.

Comparée à celle du croiseur de classe D qui lui avait servi de vaisseau amiral, la passerelle de ce bâtiment semblait un tantinet encombrée. Le vice-CECH Akiri se dirigea vers son fauteuil en grognant quelques ordres : « Adoptez le statut en ordre de combat modifié. La CECH Iceni assume le commandement direct de toutes les forces mobiles.

— Avons-nous reçu des rapports de situation des autres forces mobiles ? » demanda Iceni en prenant place dans son propre siège, à côté de celui du commandant du vaisseau, tandis que son garde du corps se postait à l’entrée de la passerelle. Bien qu’elle ne fût qu’une pâle copie de l’ancienne flottille de réserve qui avait naguère protégé ce secteur, rassembler dans ce système stellaire les vaisseaux de cette petite force avait exigé beaucoup de travail. Mais Iceni avait imaginé et avancé de nombreuses raisons plausibles pour détourner de leur affectation, à son profit, des forces mobiles qui avaient censément affaire ailleurs, convaincu quelques vaisseaux de guerre qui traversaient le système d’y rester et cessé de dépêcher à Prime ses avisos en guise d’estafettes quand elle s’était aperçue que la capitale des Mondes syndiqués refusait de renvoyer à Midway une seule des unités combattantes dont s’était emparé le gouvernement central. Pour parvenir à ce résultat, elle avait dû faire impitoyablement usage de son autorité et de pas mal de bluff, le tout assorti de la « perte » occasionnelle de quelques ordres à leur entrée dans le système stellaire, juste avant qu’ils ne parviennent aux forces mobiles. Mais, une fois que l’ordre de rappel de toute la flottille était arrivé, celui-là difficile à « égarer », contrairement aux instructions de moindre importance qu’on avait réussi à étouffer, Drakon et elle-même avaient pris conscience qu’ils devraient impérativement agir avant que Kolani ne s’en rende compte même si les directives adressées à Hardrad ne leur forçaient pas déjà la main.

Les fruits de ces travaux avaient été six croiseurs lourds, dont celui à bord duquel elle se trouvait présentement, cinq croiseurs légers et douze malheureux avisos. Cette flottille se serait sans doute noyée dans la flotte que Black Jack avait récemment amenée à Midway, mais, à l’aune de ce dont disposaient maintenant le gouvernement syndic et les autorités locales de cette région de l’espace, elle suffirait à protéger le système stellaire.

Si du moins Iceni pouvait remporter une bataille contre Kolani sans perdre un trop grand nombre de ses vaisseaux de guerre.

Sur l’écran qui venait de s’allumer devant elle, elle pouvait distinguer les orbites de toutes ses forces mobiles. Jusque-là, aucune n’avait tenté de quitter celle qu’on lui avait assignée. Les unités les plus proches du vaisseau amiral de Kolani se trouvaient à dix minutes-lumière de la planète, de sorte qu’elles n’auraient eu un écho des troubles que dix minutes après l’entrée en action de Drakon. L’absence de toute réaction de leur part avant l’écoulement de ce délai signifiait qu’elles n’avaient pas été tuyautées sur l’imminence d’un soulèvement. Kolani avait tenu à concentrer toute sa flottille là-bas, mais Iceni avait usé de son autorité, en avançant des raisons plausibles, pour la scinder en trois petites formations.

La première, qui orbitait à proximité de la planète parce qu’Iceni avait insisté pour disposer d’une force dissuasive bien visible afin d’interdire toute rébellion, abritait trois des croiseurs lourds mais un seul croiseur léger et quatre avisos. Le deuxième groupe, composé de deux croiseurs lourds dont le C-990 de Kolani, de trois croiseurs légers et de quatre avisos, gravitait dix minutes-lumière plus loin de l’étoile. La troisième et dernière, soit un unique croiseur lourd, un croiseur léger et les quatre avisos restants, stationnait près de la principale installation des forces mobiles, une station spatiale orbitant autour d’une géante gazeuse, à une heure-lumière de l’étoile. Au point d’approche maximale de leurs deux orbites, la géante gazeuse se trouverait grosso modo à cinquante minutes-lumière de la planète habitable. Mais, son orbite la ramenant pour l’instant loin derrière, pratiquement à la plus grande distance les séparant, la géante gazeuse se trouvait à près d’une heure-lumière et demie des forces mobiles d’Iceni. Quand ce dernier petit groupe serait en mesure de les atteindre, Iceni et Kolani auraient depuis longtemps tranché le nœud gordien du commandement de la flottille.

« Les informations qui nous parviennent des autres forces mobiles les donnent au stade d’alerte 3, répondit Akiri. Prêtes à cingler normalement, pas au combat, rectifia-t-il avant de s’interrompre une seconde. Bien sûr, elles pourraient être falsifiées à notre intention, exactement comme nous le faisons pour elles. »

Iceni lui adressa un sourire empreint d’une certaine dureté. « Ça mérite d’être pris en considération. Avez-vous rapporté aux autres unités ma présence à bord de ce vaisseau ?

— Oui, madame la CECH. »

Toutes celles qui avaient accepté son autorité devraient donc la contacter dès qu’on aurait liquidé les serpents présents à leur bord. Son regard se reporta sur l’écran. Si les commandants qui lui avaient déjà prêté allégeance s’en tenaient à leurs engagements, alors la moitié des croiseurs lourds, deux des croiseurs légers et cinq des avisos rouleraient pour elle. Hélas, un des croiseurs légers et un des avisos en question orbitaient à une heure-lumière et demie.

Akiri fixait son propre écran, la mine morose. « Le C-818 suivra la CECH Kolani. Elle se sert toujours du C-990 comme de son vaisseau amiral, et je crois que le commandant de cette unité lui reste loyal.

— C’était prévisible, répliqua Iceni. Kolani a gardé par-devers elle les deux croiseurs dont elle était le plus sûre.

— Le C-555 et le C-413… commença Akiri, citant les deux autres croiseurs lourds de ce groupe.

— … me sont loyaux. » Iceni leva légèrement l’index pour désigner l’écran. « Mais, pour le C-625, près de la géante gazeuse, c’est une autre question.

— Je… suis bien incapable d’émettre une hypothèse, déclara Akiri.

— Moi aussi. Je m’attends à ce que sa commandante fasse tout son possible pour éviter de s’engager d’un côté ou de l’autre tant qu’elle ne saura pas qui, de Kolani ou de moi, va l’emporter. Le croiseur léger qui accompagne le C-625 me soutiendrait s’il était seul, mais son statut restera problématique tant qu’il s’entourera de forces mobiles loyales à Kolani. Deux des avisos du groupe proche de la géante gazeuse viennent d’arriver dans le système, et je n’ai aucune idée de l’attitude qu’ils adopteront. »

Marphissa hocha la tête. « Je n’ai parlé avec personne à bord de ces avisos. Ils ont rendu compte à la CECH Kolani, mais nous n’avons jamais travaillé avec eux.

— Mais, madame la CECH, pourquoi avoir éloigné à ce point ces forces mobiles dont vous ne pouviez prévoir le comportement, alors que, plus proches, vous auriez pu les influencer ? » s’enquit Akiri non sans quelque hésitation.

Iceni ne lui fournit pas une réponse directe. « Avez-vous consulté les rapports que nous avons reçus sur la bataille de Prime, vice-CECH Akiri ? »

Celui-ci hésita de nouveau, manifestement pour se remémorer les données incriminées, et Marphissa répondit à sa place depuis sa position sur la passerelle. « Quand le nouveau conseil a été proclamé, certaines des forces mobiles présentes sur site ont tenté de se joindre à lui, mais, dans la mesure où toutes les unités étaient proches les unes des autres, les partisans de l’ancien conseil les ont détruites jusqu’à la dernière. »

Le vice-CECH Akiri opina, tout en adressant à l’adjointe Marphissa un regard agacé. « En effet.

— Alors vous comprenez certainement pourquoi je ne tiens pas à les laisser toutes à la portée de la CECH Kolani et des forces qui lui restent fidèles, laissa tomber Iceni. Je veux être sûre, en cas d’affrontement, d’avoir une petite chance de choisir où et quand nous nous battrons. »

Une fenêtre de com montrant le commandant du croiseur lourd C-555 s’ouvrit devant Iceni. « Nous attendons vos ordres, CECH Iceni. Tout le personnel du SSI de mon unité a été neutralisé à bord.

— Le C-413 a éjecté quelque chose », rapporta un des opérateurs de la passerelle.

Le commandant du C-413 appela à son tour quelques instants plus tard, la mine étrangement sereine. « Nous venons de disposer du dernier serpent, CECH Iceni.

— Par un sas ? s’enquit celle-ci.

— Cet agent du SSI prenait plaisir à saper mon autorité auprès de l’équipage, CECH Iceni.

— Je vois. À l’avenir, évitez de vous conformer de façon trop appuyée à vos instructions. » Malgré la sympathie que lui inspirait le commandant du C-413, Iceni ne tenait pas à ce que les matelots s’habituent à défenestrer les représentants de l’autorité. Cette addiction risquait de devenir par trop indécrottable.

Le croiseur léger et les quatre avisos de la formation d’Iceni vinrent à leur tour au rapport pour lui prêter allégeance. Une fois les vaisseaux qui l’entouraient dûment rangés de son côté, elle appela un C-625 manifestement vacillant. « La majorité des forces mobiles de cette flottille ont d’ores et déjà prêté serment de se soumettre à mes ordres. Vous seriez bien avisé de suivre le plus tôt possible leur exemple. » Il lui faudrait attendre près de trois heures sa réponse, pourvu toutefois que le croiseur réponde du tac au tac. « Que se passe-t-il à la surface ? » demanda-t-elle à Akiri.

Celui-ci décocha une mimique sourcilleuse à l’opérateur en fonction, lequel, compte tenu des événements, fit son rapport d’une voix ferme mais légèrement éberluée. « On assiste à d’importants combats dans le QG du SSI et trois de ses antennes. Les communications en provenance de la surface signalent que tous les commissariats sont également attaqués. Nous avons reçu un message fragmentaire du CECH Hardrad, mais il a été coupé avant que ne nous parviennent instructions ou informations.

— Très bien. Les forces terrestres se chargent donc des serpents à la surface, déclara Iceni pour la gouverne de tous ceux qui se trouvaient à portée de voix. Le CECH Drakon joue son rôle. » Ce qui faisait sans doute passer Drakon pour un partenaire de moindre envergure, mais renforcer cette impression parmi les forces mobiles pouvait se révéler utile. Elle s’interrompit un instant pour souffler posément puis appela Kolani. « CECH Kolani, ici la CECH Iceni. J’ai pris le commandement direct des forces mobiles de ce système stellaire. Il vous faut reconnaître mon autorité et me prêter allégeance. J’attends votre réponse dans l’immédiat. »

Nouveau message, adressé cette fois à une autre unité de la formation de Kolani. « J’ai pris le commandement direct des forces mobiles de ce système stellaire. Il vous faut reconnaître mon autorité et me prêter allégeance. J’attends votre réponse dans l’immédiat. »

Elle ne recevrait de réponse de l’une ou de l’autre que dans vingt minutes au plus tôt. « Dès que les forces mobiles de Kolani modifieront leur trajectoire, faites-le-moi savoir », ordonna-t-elle à Akiri.

Celui-ci secoua la tête. « Tous les croiseurs légers et avisos de Kolani sont sous le feu de ces deux croiseurs lourds. Ils ne pourront pas filer sans combattre.

— Exact, convint-elle sur un ton laissant entendre qu’elle en avait déjà tenu compte.

— Mais, si l’un d’eux prenait le parti de Kolani, les croiseurs lourds seraient à la portée de ses armes. Une seule salve tirée par surprise pourrait leur infliger des dommages handicapants. »

Iceni sourit. « C’est vrai.

— Kolani ne va-t-elle pas précisément guetter cet instant ? » s’enquit Akiri.

Avoir sous la main des subordonnés qui savent repérer les problèmes au lieu de les sous-estimer (ou, pire encore, de les ignorer) faisait d’ordinaire le bonheur d’Iceni. Mais des subalternes qui soulèvent toutes les difficultés possibles et imaginables sans distinguer leurs aspects positifs ni les solutions à leur apporter, c’est là une autre affaire. Elle fixa Akiri en arquant un sourcil. Cette mimique avait le don d’inspirer une crainte réelle à ses inférieurs, et Akiri ne manqua pas de légèrement pâlir. « Oui, répéta Iceni. Il lui faudra surveiller ses propres forces mobiles et se demander simultanément si elle doit nous combattre.

— Je vois », admit hâtivement Akiri avant de se remettre au travail sur son écran.

Du coin de l’œil, Iceni crut voir Marphissa jeter à Akiri un regard de mépris encore manifeste. Aucun des opérateurs de la passerelle n’avait remarqué ce qui venait de se passer, du moins ne le montraient-ils pas, ce qui laissait entendre que cette scène n’était pas une première et que d’autres, identiques, s’étaient déjà déroulées, probablement quand Kolani elle-même avait rabroué Akiri. Quand Iceni avait appris que Kolani lui avait plusieurs fois remonté publiquement les bretelles, elle s’était doutée qu’elle n’aurait aucun mal à le recruter. Mais, en comprenant pourquoi elle avait jugé bon de l’humilier ainsi, elle avait également compati avec Kolani et s’était même demandé pour quelle raison elle ne l’avait pas encore remplacé. Kolani n’avait pas la réputation de se montrer très tolérante avec les gens qui ne s’acquittaient pas de leur boulot en fonction de ses propres critères. Et rien, dans les états de service d’Akiri, n’aurait dû lui interdire de le sacquer. Elle avait donc fait preuve d’une certaine incohérence dans son attitude envers Akiri ; Iceni se grava ce problème dans la mémoire en se promettant d’enquêter à son sujet dès qu’elle en aurait le temps.

Pour l’instant, en tout cas, il lui faudrait endurer une longue période d’attente forcée, tout en restant à l’affût et concentrée. Attendre que des réponses lui parviennent de Kolani et des autres forces mobiles distantes de dix minutes-lumière. Attendre d’apprendre dans quelle mesure les opérations de Drakon avaient réussi. Ou échoué. Elle s’aperçut que son regard s’était posé sur la partie de son écran montrant la surface de la planète à l’aplomb de son croiseur. Les installations du SSI s’y affichaient en surbrillance en raison des combats qui s’y déroulaient. Si elle recevait des informations selon lesquelles un ou plusieurs des assauts de Drakon avait fait chou blanc, il lui serait facile de les désigner pour cibles à un bombardement cinétique. Pointez, verrouillez, tirez. Simplissime. Et une ville serait en partie détruite avec tous ses habitants.

J’en ai largué sur les planètes de l’Alliance. Ça ne m’a pas été difficile. Je ne songeais pas aux citoyens qui vivaient là-dessous. Les gens de l’Alliance se donnent-ils le nom de citoyens ? Pourquoi est-ce que je ne connais pas la réponse à cette question ? Je les ai tués et je ne sais même pas à quel titre ils répondaient.

Bien sûr, ça rendait leur meurtre plus facile.

Je n’ai jamais été contrainte à participer à une opération de stabilité interne, ni à déclencher le bombardement d’un de nos mondes pour mettre un terme à une émeute ou à une rébellion. J’ai eu de la chance. Mais il me faut faire aujourd’hui virtuellement face à la même décision.

Black Jack a-t-il réellement été envoyé par les vivantes étoiles pour nous arrêter ? Il a aussi empêché l’Alliance de poursuivre les bombardements de civils. Était-ce à cela qu’il était destiné ? Mon père me disait que les étoiles nous observent, tous autant que nous sommes, mais ça fait très longtemps, et je ne suis plus certaine de gober ces légendes. J’ai pu constater que les hommes et les femmes qui s’octroyaient le plus de pouvoir au sein des Mondes syndiqués étaient ceux-là mêmes que rien n’arrêtait. Pourquoi ne les appréhendait-on pas ? J’ai vu le résultat des bombardements de nos planètes par l’Alliance, mais rien qui indiquât qu’une puissance invisible veillait sur les faibles et les opprimés. Il faut rester fort, faute de quoi on trinque. Pourquoi une puissance supérieure bienveillante mettrait-elle si longtemps à réagir ?

Mais nous avons bel et bien perdu et l’Alliance a gagné. Et, pour l’heure, ce sont les serpents du SSI, la plus malveillante et impitoyable facette des Mondes syndiqués, qui sont en train de crever dans leurs forteresses.

Son regard se verrouilla sur un symbole du SSI désignant un des sites dont elle pouvait ordonner le bombardement. Très bien, ô vivantes étoiles. Mon père me disait que vous étiez censées nous guider, nous aider à choisir entre le bien et le mal. Vous avez soufflé ce qu’il devait faire à Black Jack ? Faites donc de même pour moi. Dois-je m’assurer que ce nid de serpents est à jamais anéanti, même au prix de cette ville et des citoyens qui vivent à proximité ? Ou bien dois-je m’abstenir de recourir à la méthode la plus commode et efficace parce qu’elle nuirait aussi aux citoyens dont je suis responsable, même si l’on peut toujours les remplacer ?

Allez-y. Si vous êtes vraiment là quelque part, inspirez-moi.

« Madame la CECH, les forces mobiles de la CECH Kolani ont été surprises en train d’altérer leur trajectoire. Elles semblent virer pour se rapprocher de notre position. »

L’adjointe Marphissa opina. « Si l’on se fie au délai, elles ont réagi en assistant aux assauts contre le SSI à la surface de la planète. »

Le propre hochement de tête d’Iceni fut sec. Pourquoi n’avait-elle reçu de Drakon aucun rapport sur le déroulement des événements ? Elle ne pouvait pas…

Elle mit un moment à comprendre ce qu’elle avait sous les yeux. Au cours des dernières secondes, le symbole de l’installation du SSI qu’elle venait de fixer s’était modifié : un indicateur signalant qu’il appartenait aux forces terrestres scintillait désormais à sa place.

Ceux des autres installations du SSI changeaient sous ses yeux, passant d’un jaune toxique à un vert franc. « Tâchez d’envoyer des messages au CECH Drakon, ordonna-t-elle. Il… »

Elle se souvint brusquement de ce qui lui avait traversé l’esprit quand l’opérateur avait interrompu le train de ses pensées et elle fixa encore les symboles pendant une seconde puis deux. Aurait-on répondu à ma supplique ? Ce n’est probablement qu’une coïncidence. C’en est même certainement une…

« Madame la CECH ? interrogea Marphissa.

— Drakon devrait être dans le QG du SSI. Essayez de l’y contacter », ordonna Iceni en y mettant une intonation un poil plus péremptoire afin de masquer son absence momentanée.

Deux autres minutes s’écoulèrent : le masque d’Iceni ne cessait de se renfrogner tandis que, de son côté, Akiri, qui dévisageait méchamment l’opérateur, semblait de plus en plus désespéré.

Heureusement pour l’opérateur, un autre message leur parvint.

La CECH Kolani n’avait pas eu l’air aussi furibonde depuis que la flotte de l’Alliance avait traversé en danseuse, pour la seconde fois, le système de Midway. Elle fixait si haineusement Iceni qu’elle donnait l’impression de réellement la voir. Celle-ci mit quelques secondes à se rappeler que le message avait été envoyé dix minutes plus tôt. « Ex-CECH Iceni, vous êtes dès maintenant relevée de vos fonctions et privée de votre autorité. Vous avez l’ordre de vous rendre aux représentants loyaux des Mondes syndiqués. J’assume la direction de ce système stellaire jusqu’à l’interruption des actions illégitimes des forces terrestres et la liquidation de leurs chefs, dont l’ex-CECH Drakon.

— Elle me l’a adressé cinq minutes après l’assaut lancé contre les installations de surface du SSI ? demanda Iceni.

— Oui, madame la CECH. »

Pour on ne sait quelle raison, cette réponse déclencha l’hilarité d’Iceni, qui se laissa donc aller à rire. « La CECH Kolani ne m’a même laissé l’occasion de me rebeller avant de tenter de reprendre le pouvoir. » Mais il fallait dire aussi que Kolani avait dû s’entretenir avec Hardrad de cet ordre retardé et impliquer Iceni dans l’affaire, si du moins l’on pouvait se fier à Hardrad à cet égard. On ne peut en aucun cas se fier à Hardrad, mais, en l’occurrence, me dire la vérité sur les soupçons de Kolani aurait servi ses objectifs, et je savais déjà ce qu’elle pense de moi.

Elle se tourna vers Akiri. « Ordonnez aux forces mobiles qui nous accompagnent de se mettre en état d’alerte préalable au combat et veillez à renseigner Kolani et son groupe sur leur véritable statut. »

Une alarme retentit soudain, suivie de quelques ondulations sur l’écran d’Iceni, puis les images se concrétisèrent de nouveau. « Que s’est-il passé ?

— Un virus, rapporta Marphissa. Téléchargé dans le réseau nous reliant au reste de la flottille. Il a essayé d’activer les vers implantés par les serpents, mais nous les avions déjà expurgés. »

Merde ! « Pouvons-nous interposer des filtres entre les forces mobiles loyales et les nôtres ?

— Ce sont eux qui ont bloqué le virus, madame la CECH. Je ne peux pas vous certifier qu’ils arrêteront le prochain. »

Double merde ! « Coupez la connexion avec les vaisseaux de Kolani !

— Ses vaiss… ? » Marphissa se reprit à temps. « À vos ordres, madame la CECH. Qu’en est-il de ceux qui orbitent près de l’installation principale ? Tous les messages qu’ils tenteraient d’envoyer mettraient une heure et demie à nous arriver et tous les envois que Kolani chercherait à retransmettre par leur truchement plus de trois heures à atteindre la planète.

— Maintenez la ligne pour l’instant. » Iceni jeta un regard irrité à son écran. Au lieu de recevoir des mises à jour précises de ces autres vaisseaux, elle ne pourrait plus désormais se reposer, pour se tenir au courant, que sur ses propres senseurs.

Des mises à jour précises ? « Ils falsifiaient déjà bel et bien leurs transmissions de données, n’est-ce pas ? » s’enquit-elle.

L’opérateur opina. « Les manœuvres auxquelles nous assistons ne correspondent pas à la teneur de leurs mises à jour. C’était… » Il laissa sa phase en suspens.

« Accouchez ! » Iceni n’avait pas parlé très fort, mais sa voix porta sans mal jusqu’à l’opérateur, et tout le monde l’entendit sur la passerelle.

« Oui, madame la CECH. C’était maladroit. » Maintenant qu’il avait critiqué de vive voix ses supérieurs, même s’ils se trouvaient à bord d’autres unités, l’opérateur donnait l’impression de s’enhardir. « Ils auraient pu faire coïncider leurs rapports falsifiés avec leurs manœuvres réelles, sachant que nous repérerions toute discordance, mais ils ont préféré continuer de nous envoyer des données laissant entendre que rien n’avait changé. »

Iceni scrutait l’opérateur, qui s’était empourpré et lui retournait à présent son regard, les yeux remplis d’inquiétude. Elle se demanda si un seul de ceux de Kolani avait vu la nécessité d’adapter les fausses données aux manœuvres réelles mais hésité à le faire, de peur d’avoir l’air de douter de ses supérieurs ou de les contredire. « Excellente évaluation, déclara-t-elle finalement, s’attirant un regard incrédule de l’opérateur, qui s’efforça promptement de le dissimuler. Nous devons réfléchir à ces détails avant de laisser filtrer des informations vers la CECH Kolani. Quel est votre statut ?

— Opérateur en chef de deuxième classe, madame la CECH.

— Vous êtes maintenant opérateur en chef de première classe. Continuez de réfléchir et de me dire ce qu’il me faut savoir. » Elle se tourna vers Akiri. « Officialisez cette promotion. Je constate avec plaisir que votre équipage est bien entraîné et informé. »

Akiri, qui avait été à deux doigts de gronder son subordonné, se rengorgea et lui décocha un coup d’œil approbateur.

« J’ai… j’ai une connexion avec le CECH Drakon », s’écria l’opérateur des trans avec soulagement.

La fenêtre qui s’ouvrit devant Iceni montrait un Drakon en cuirasse de combat sur fond de débris fumants. Elle mit un moment à comprendre que ces ruines avaient naguère été le centre de commandement du SSI. Elle n’avait visité le QG qu’à une seule occasion, s’y sentant déjà plus ou moins prisonnière jusqu’au moment où elle en était ressortie saine et sauve.

Les yeux de Drakon trahissaient davantage d’inquiétude que de triomphe, mais il embrassa son environnement d’un geste détaché. « On a réussi. Certes, il reste encore quelques serpents qui ont pris la poudre d’escampette, mais tous leurs chefs sont morts, et nous rattraperons très bientôt les fuyards.

— Où est Hardrad ?

— C’est désormais une question qui relève de la métaphysique. »

Iceni dut réfléchir un instant pour comprendre le sens de sa réponse.

« Je ne vous savais pas autant d’humour noir, CECH Drakon.

— C’est “général Drakon”, à présent. Comme vous l’avez dit vous-même, nous devons rejeter les us et coutumes syndics.

— Je vois. » C’était là, de la part de Drakon, une décision unilatérale contre laquelle elle ne pouvait pas s’élever mais qui n’en restait pas moins inquiétante. « Veillez à examiner scrupuleusement sa dépouille avant d’en disposer. Elle est peut-être truffée de dispositifs miniaturisés de stockage de données.

— C’était le cas, affirma Drakon. Mais tous étaient reliés à son métabolisme par un système de l’homme mort. Elles se sont effacées à sa mort.

— Dommage. Puisque je sais maintenant que vous avez le contrôle de la surface de la planète, je vais pouvoir me concentrer sur ma propre tâche. Je dois livrer un combat ici.

— Kolani y réfléchira peut-être à deux fois lorsqu’elle saura que tous les serpents de la planète ont été éliminés.

— Je veillerai à ce qu’elle l’apprenne, lâcha Iceni. Je vous recontacterai après la bataille. »

Mais Drakon secoua la tête. « Qu’est-ce qui pourrait bien empêcher Kolani de larguer des projectiles cinétiques sur nous durant ce combat ?

— Elle tiendra à garder la planète intacte pour ses maîtres. Remettre entre leurs mains une ruine réhabilitée ne les impressionnerait guère. Si elle s’y résolvait, on lui reprocherait davantage ses pertes qu’on ne la féliciterait de ses succès. J’en ai la conviction.

— Content de vous en voir certaine, du moment que vous n’avez pas à vous inquiéter de recevoir ces cailloux sur la tête, rétorqua Drakon. Je vous souhaite un heureux combat.

— Merci. » L’image s’éteignit et Iceni la fixa avec morosité. Travailler avec Drakon relèverait sans doute du défi, mais prendre des mesures pour l’éliminer restait du domaine du projet à long terme.

Si du moins elle tenait à l’éliminer. Elle avait remarqué que les CECH qui cherchaient à se débarrasser d’un rival finissaient par liquider des gens qui faisaient bien leur boulot, ce qui, à longue échéance, se soldait toujours par un désastre.

Les yeux d’Iceni se reportèrent peu à peu sur son écran, où les représentations des forces mobiles de Kolani se dirigeaient régulièrement vers une interception de la trajectoire de ses propres unités. « Elle arrive droit sur nous. »

Akiri hocha la tête d’un air morne. « La CECH Kolani va concentrer ses tirs sur notre croiseur. Elle cherchera à vous supprimer, persuadée que votre mort incitera les autres unités à se rendre.

— Tout comme je dois moi aussi la liquider si je veux éviter de détruire celles qui lui restent fidèles. » Iceni fixa d’un œil noir son écran où s’affichaient, calculées informatiquement, les projections d’un engagement. Elle disposait de trois croiseurs lourds contre les deux de Kolani, mais celle-ci avait davantage de petits vaisseaux. Lors d’un échange de tirs frontal, la puissance de feu des deux forces serait peu ou prou équivalente. Victoire ou défaite reposeraient sur la chance, le nombre de frappes qui toucheraient les cibles principales, les points d’impact et la mise hors circuit de tel ou tel système vital.

Elle détestait dépendre du hasard. « Comment désemparer le croiseur lourd de Kolani sans risquer, à la même enseigne, la destruction du nôtre ? » demanda-t-elle à Akiri et Marphissa.

Tous deux la dévisagèrent en affichant une expression intriguée. « Nous lui rentrons illico dans le lard, répondit finalement Marphissa. Une passe de tirs directe et frontale. C’est notre meilleure chance.

— Black Jack ne chargerait jamais bille en tête, affirma Iceni.

— Les opérations de Geary et le résultat de ses accrochages avec les forces des Mondes syndiqués ont été classés secret-défense, avança prudemment Akiri. Nous ne disposons d’aucun rapport officiel à cet égard. »

Bien sûr que non. La faute à cette stupide fixation sécuritaire des Mondes syndiqués qui classifiait des informations essentielles et interdisait à leur personnel plutôt qu’à l’ennemi d’en prendre connaissance. « Pour parler abruptement, Black Jack a infligé de façon répétée des pertes épouvantables aux flottilles des Syndics, tout en ne subissant lui-même que des dommages limités. Il recourait à des tactiques que nous nous efforçons toujours d’analyser mais qui, selon moi, différaient selon la situation.

— Les rumeurs étaient donc fondées ? demanda Marphissa avec effroi.

— Oui. Les forces mobiles des Mondes syndiqués ont été décimées. Il n’en reste que bien peu. Vous avez pu vous rendre compte de visu de ce dont dispose encore l’Alliance.

— Pouvez-vous également… ?

— Non. Je ne suis pas Black Jack. J’ai étudié ce que nous savons de ces engagements, et je ne comprends toujours pas pourquoi il a recouru à telle ou telle manœuvre, comment il les a synchronisées, ni… »

Puis-je feindre d’être Black Jack ? De faire ce qu’il ferait ? Non pas charger frontalement la flottille adverse alors que le rapport de forces est pratiquement égal. Lui… ferait en sorte de le modifier. « Mais j’ai peut-être une idée. » Iceni afficha une préconisation de manœuvre d’interception du groupe de Kolani, manœuvre assez simple dans la mesure où elle leur fonçait droit dessus, en visant la position qu’atteindrait la flottille d’Iceni si elle continuait d’orbiter autour de la planète dans sa révolution autour de l’étoile. « À toutes les unités, accélérez à 0,1 c et virez de trente-deux degrés sur bâbord à T 14.

— La force de la CECH Kolani maintient elle aussi sa vélocité à 0,1 c, déclara Marphissa. Quarante-sept minutes avant le contact si elle rectifie ses vecteurs en voyant nos manœuvres.

— Faut-il concentrer nos tirs sur le croiseur C-990 ? s’enquit Akiri, dont les mains s’activaient déjà pour entrer cette priorité dans les systèmes de visée.

— Vous attendrez mon ordre pour fixer une cible prioritaire. » Tout le monde dévisagea Iceni d’un œil surpris. « Je n’entrerai les cibles prioritaires qu’au tout dernier moment, afin de m’assurer que cette information ne puisse en aucune façon parvenir à la force de Kolani. » À la brusque véhémence de sa voix, chacun comprit que nul ne devait remettre cette décision en doute, et tous retournèrent docilement à la tâche qui leur était impartie. Les CECH, c’est l’arbitraire, devaient-ils se dire, et ils adorent microgérer. Qu’elle entre donc elle-même cette instruction si ça peut lui faire plaisir. Oh, mais ce n’est pas si simple. Je ne suis peut-être pas Black Jack, mais je peux moi aussi tenter une manœuvre inattendue.

Quarante-sept minutes. Non, quarante-six maintenant. Elle était déjà passée par là, par ce long préambule avant le combat, avant de charger un adversaire qu’on voyait plusieurs minutes, heures ou jours avant le premier échange de tirs. Iceni avait toujours trouvé que ça ressemblait à ces rêves où l’on a l’impression d’une chute vertigineuse, d’une chute qui se prolonge au-delà de toute raison, en regardant la mort se rapprocher de plus en plus. Mais, contrairement à ces rêves qui s’achèvent avant l’impact, les batailles aboutissent toujours au choc d’une collision.

Comment faire comme Black Jack ? Je n’en sais pas suffisamment. Je ne peux me livrer qu’à une grossière approximation. Peut-être n’ai-je pas besoin de davantage contre Kolani, qui s’attendra à ce que je me plie à la lettre du dogme, d’autant que mon expérience est limitée et pas très récente.

« CECH Iceni », l’interpella Akiri, interrompant le train de ses pensées. Ses propres inquiétudes étaient transparentes. « J’ai déjà livré des combats comme celui-là. Où le rapport de forces était plus ou moins égal. Il ne reste pas grand-chose après. »

Iceni hocha la tête. « Me suggéreriez-vous une autre ligne d’action, vice-CECH Akiri ? »

Celui-ci hésita un instant avant de répondre. « Laissons-les filer. Au lieu de tenter de les vaincre, permettons-leur de regagner Prime.

— Pour revenir avec des renforts ? s’insurgea Marphissa.

— On nous a assez seriné qu’il n’y aurait pas de renforts, insista Akiri, à présent écarlate. La CECH Iceni nous a expliqué qu’il ne restait plus rien. »

Iceni leva l’index, ce qui suffit à mettre un terme à la discussion. Les cadres qui n’apprenaient pas à observer et à obéir au geste le plus infime de leurs supérieurs ne duraient pas bien longtemps. « Je comprends votre inquiétude, vice-CECH Akiri. Néanmoins, nous n’aurons pas à choisir entre combattre et nous défiler. La CECH Kolani est contrainte d’attaquer et de vaincre. Je reste persuadée qu’elle ne cherchera pas à fuir vers Prime pour y réclamer de l’aide, car ce serait un aveu d’échec de sa part. Elle devrait y rapporter la perte d’un système stellaire en dépit de sa propre présence et celle de plus de la moitié de sa flottille sur place. Je doute que le nouveau gouvernement des Mondes syndiqués se montre plus clément pour les CECH qui ont failli à leur mission que celui qu’il a remplacé. Non. La CECH Kolani ne se contentera certainement pas de quitter notre système stellaire, même si nous promettons de lui laisser le champ libre. Elle se battra pour rétablir le contrôle des Syndics à Midway ou mourra en essayant, parce qu’elle préférera cela au sort qui lui serait réservé en cas d’échec.

— Prime pourrait-il envoyer des renforts ? demanda Marphissa. Cela pourrait influer sur ses calculs.

— Votre commandant a fondamentalement raison, déclara Iceni, concédant ainsi à Akiri une petite victoire dans le débat. Il existe peut-être là-bas d’autres unités mobiles, mais qu’on ne pourrait probablement pas détourner en très grand nombre de leur mission actuelle, du moins dans l’immédiat. Notre connaissance des forces mobiles dont dispose encore le gouvernement central est très limitée. Quelques-unes sont vraisemblablement en chantier, mais nous ne savons pas combien. Et il doit en garder la plupart à portée de main, de manière à pouvoir réagir et menacer les systèmes stellaires proches de Prime qui demeurent sous sa botte. »

Akiri la dévisagea. « La flottille de réserve ? Savons-nous si… ?

— Ces rumeurs-là sont aussi fondées, déclara brutalement Iceni, sachant pertinemment comment ceux qui l’entouraient prendraient la confirmation de leurs pires craintes. La flottille de réserve a rencontré Black Jack ici. Elle est repartie. Elle ne reviendra plus. »

En voyant s’affaisser le visage d’Akiri, Iceni se demanda combien d’amis proches il avait eus naguère dans cette flottille. Il n’était d’ailleurs pas le seul dans ce cas, loin s’en fallait.

« Un nouveau message de la CECH Kolani, annonça l’opérateur des trans.

— Affichez-moi ça. » Une fenêtre s’ouvrit devant Iceni, montrant une Kolani dont la fureur avait viré au mépris glacé.

« Rendez-vous ou vous mourrez. Avec tous les imbéciles qui se soumettraient à votre autorité. Ils devraient savoir que vous n’avez aucun don pour le commandement de forces mobiles et que votre maigre expérience remonte à des lustres. Au nom de la sécurité des citoyens des Mondes syndiqués, je suis prête à vous garantir la vie sauve si vous me transmettez votre reddition avant de tirer sur mes forces mobiles. Ceux qui vous ont suivie, sans doute parce qu’on les a abusés sur votre capacité à ordonner de tels agissements, seront châtiés. Vous avez cinq minutes pour répondre. Au nom du peuple, Kolani, terminé. »

Iceni se rejeta en arrière en se tournant vers Akiri. « Tous les contremaîtres et opérateurs de ces unités mobiles sont probablement déjà au courant de la proposition de Kolani, j’imagine ? Bien qu’elle m’ait été directement adressée. »

Akiri et Marphissa échangèrent un regard et la seconde haussa les épaules. « C’est sans doute exact, madame la CECH. Cette offre était manifestement destinée à être entendue par tous.

— Alors il est plus que temps pour moi d’envoyer un message. Préparez-moi une plage de diffusion. » Iceni attendit impatiemment les quelques minutes nécessaires à l’opérateur responsable pour lui donner enfin le feu vert en levant les deux pouces. « Aux citoyens du système stellaire de Midway, à tous ceux qui se trouvent sur cette planète, au plus près des forces mobiles qui me sont loyales ou partout ailleurs, à ceux de mes forces mobiles et des forces terrestres du… général Drakon, ici la CECH Iceni. »

Elle s’était entraînée à cet effet pendant des mois, en se repassant mentalement tous les termes de son allocution de peur d’en laisser une trace écrite ou enregistrée sur un appareil, voire par la méthode archaïque du stylo et du papier. Un tel document lui aurait valu une mort immédiate si le SSI l’avait trouvé, et ce n’était certainement pas en sous-estimant les serpents qu’elle avait réussi à survivre jusque-là.

« Vous vivez depuis trop longtemps sous la férule du gouvernement de Prime. Les Mondes syndiqués ont beaucoup exigé de nous sans rien nous offrir en retour. Ils ne nous ont fait miroiter que la sécurité, et ils n’ont pas réussi non plus à nous l’apporter. Leur gouvernement a repris la flottille qui nous défendait depuis toujours, nous laissant à la merci de l’espèce extraterrestre qui vit par-delà la frontière. Oui, je peux à présent vous confirmer officiellement l’existence d’une espèce dont nous savons peu de choses, sinon qu’elle représentait pour nous une menace. Nous devons être en mesure d’assurer nous-mêmes notre défense, pourtant le nouveau et illégitime gouvernement de Prime cherche également à nous reprendre les maigres forces mobiles que j’ai réussi à rassembler dans ce système.

» Le gouvernement des Mondes syndiqués s’est longtemps flatté de sa supériorité militaire. Lui seul pouvait assurer notre sécurité, prétendait-il. Il n’en a pas moins perdu sa guerre contre l’Alliance. La flotte de l’Alliance est venue se pavaner ici, profitant du déclin du système syndic.

» Je vais me montrer franche avec vous. C’est la peur qui nous maintenait loyaux envers Prime. Peur de l’Alliance et peur du SSI. Des serpents. » Elle s’interrompit un instant, consciente du choc que causerait aux citoyens de Midway le recours public d’un CECH à ce sobriquet péjoratif. « Mais les serpents du système de Midway sont tous morts, à l’exception de ceux des forces mobiles qui répondent encore aux ordres de la CECH Kolani. L’empire des Mondes syndiqués s’effondre. L’autorité du gouvernement central s’effrite et de nombreux systèmes stellaires sont retombés dans le chaos et la guerre civile. J’interdirai que cela se produise ici. J’ai négocié une entente avec l’Alliance et Black Jack Geary en personne, afin qu’ils acceptent et soutiennent les mesures que je suis sur le point de prendre. »

Elle se demanda comment Black Jack réagirait à cette interprétation de leur accord. Le marché nettement plus limité qu’il avait passé avec elle, en acceptant de défendre le système de Midway contre l’espèce Énigma, ne l’avait manifestement guère enthousiasmé, d’autant qu’il n’y avait consenti que parce qu’elle détenait un atout qu’il briguait. Elle espérait qu’il ne se pointerait pas de nouveau assez tôt pour capter sa transmission, mais, même s’il réapparaissait à temps, ils étaient convenus que Black Jack nierait toujours publiquement que la protection qu’il accordait à Midway et à Iceni elle-même s’étendait au-delà de la menace posée par les Énigmas.

« Avec les forces mobiles qui nous ont prêté allégeance, à moi et au système de Midway nouvellement indépendant, je vais incessamment combattre la CECH Kolani et la vaincre, poursuivit-elle. Nous ne permettrons pas à Kolani et aux serpents de ses unités mobiles de menacer les citoyens de ce système. Nous allons dorénavant tracer nous-mêmes notre propre route, une route qui nous conduira à la sécurité et à la prospérité, sans plus jamais vivre dans la terreur du SSI. Au nom du peuple, Iceni, terminé ! »

Elle attendit ensuite, les coudes en appui sur les bras de son fauteuil et les mains croisées sous le menton. Elle se sentait un peu vannée, comme si elle venait de se livrer à un exercice physique exténuant. La réponse des forces mobiles de Kolani ne lui parviendrait pas avant un bon moment et, là, elle…

Il lui fallut quelques instants pour identifier le brouhaha croissant qui faisait vibrer les parois du croiseur. Elle avait assisté à d’innombrables cérémonies et festivités officielles, avait entendu tant et plus de groupes de citoyens entonner docilement des chants ou hurler des slogans en chœur, mais, là, c’était différent : de féroces acclamations, une espèce de jubilation à la fois exaltante et inquiétante. Quelques-uns des opérateurs de la passerelle s’étreignaient ou se frappaient mutuellement dans les mains. Un cadre inférieur d’âge mûr restait figé, le visage ruisselant de larmes.

Le vice-CECH Akiri était assis, ramassé sur lui-même et les épaules voûtées comme s’il s’apprêtait à se défendre contre une populace surexcitée, ce qu’Iceni pouvait d’ailleurs parfaitement comprendre sur le moment. Mais l’adjointe Marphissa écoutait la liesse se propager en souriant d’un sourire de louve.

Le brouhaha en question n’était en fait qu’un seul nom, psalmodié et vociféré sans répit : « Iceni ! Iceni ! Iceni ! » Le sien, repris à l’envi par les citoyens. L’idée d’être acclamée par ceux-là mêmes qu’elle régentait la laissait plus désorientée que jamais. Qu’est-ce que j’ai fait là ? On n’a pas seulement changé les titres des maîtres de ce système stellaire. Il s’agit de bien davantage.

Devant les regards sévères d’Akiri et Marphissa, les spatiaux de la passerelle finirent par mettre un terme à leurs démonstrations d’enthousiasme et reprendre leur poste, mais Iceni ne manqua pas de remarquer que l’atmosphère avait changé. On ne ressentait plus la morosité qui semblait toujours affecter le comportement des besogneux.

« Vingt minutes avant le contact », annonça l’opérateur des manœuvres, dont la voix laissait entendre qu’il avait hâte de voir arriver cet instant.

Iceni consulta son écran avec un sourire sardonique. Dans vingt minutes, elle aurait sa première occasion de cafouiller, et cela publiquement. Si son idée achoppait, si Kolani parvenait à endommager sévèrement les vaisseaux qu’elle commandait, le système tout entier en serait témoin. Toute sa vie durant, on lui avait inculqué d’éviter de montrer des signes de faiblesse. Ses frères humains, lui avait-on expliqué, profiteraient de tout témoignage de vulnérabilité ou d’inaptitude pour frapper.

Elle vérifierait cela dans vingt minutes. Au moins Drakon n’était-il en butte à aucun pépin pour l’instant.

« On a un problème », lâcha le colonel Rogero.

Le regard de Drakon se porta sur la fenêtre virtuelle qui, devant Rogero, affichait la sortie vidéo d’une immense foule s’engouffrant dans un parc du centre-ville. Le tintamarre qui en montait était tonitruant, en dépit de l’amortissement du volume du son par le circuit. « Les citoyens fêtent l’événement.

— Je ne m’en inquiéterais pas s’il ne s’agissait que d’une fête, répondit Rogero. Mais ça prend très vilaine tournure. Cette foule grossit comme un soleil qui part en nova, et le boucan que nous captons devient incontrôlable. Mon petit doigt me dit que la fête va tourner à l’éruption.

— La population se dresserait contre nous ?

— Non. Ce n’est dirigé contre personne en particulier. Notre logiciel a identifié jusque-là un bon millier de “meneurs” à partir de communications privées. C’est le chaos. Beaucoup de surexcitation. On a l’impression que toutes les barrières et astreintes traditionnelles sont tombées. M’est avis qu’en additionnant deux et deux vous devriez comprendre où ça nous mène. »

Drakon hocha la tête. « Émeutes. Pillage. Troubles de l’ordre public. Que fait la police ?

— Elle s’est barricadée dans ses commissariats. Elle a l’air de craindre la foule autant que nos soldats.

— C’est compréhensible dans les deux cas. Les administrateurs de la ville ?

— Pareil, répondit dédaigneusement Rogero. Mais ils sont encore moins efficaces que la police. » Techniquement parlant, les édiles, maires et conseillers municipaux étaient élus à leurs fonctions par un scrutin populaire, mais ces élections étaient déjà pipées bien avant que Drakon et Rogero ne vinssent au monde, de sorte que les gagnants tendaient en fait à être particulièrement impopulaires.

Drakon jeta de nouveau un regard perplexe à la foule qui s’amassait puis hocha la tête. « Le même phénomène se reproduit partout dans la région que vous contrôlez, j’imagine ?

— Partout où des foules peuvent se rassembler. Des soldats des forces terrestres avaient même commencé à filer se joindre à elles avant que je ne les consigne dans leurs baraquements. Quels sont les ordres ?

— Vous devrez traiter le problème en donnant l’impression que vous êtes du côté de la populace, intervint d’une voix pressante Malin, qui avait écouté la conversation. La contrôler en devenant son meneur. »

Le reniflement sarcastique de Morgan faillit rivaliser de volume sonore avec le ramdam de la foule. « Il est déjà son meneur. Il faut tout bonnement rappeler à ces gens qui tient les manettes, en usant d’assez de puissance de feu pour mettre un terme à ce bouillonnement. Leur donner l’ordre de se disperser sur-le-champ, assorti de quelques exemples éloquents et suffisamment brutaux de ce qui risque d’arriver quand on refuse d’obtempérer. Cela devrait les arrêter.

— Nous ne disposons pas d’assez de puissance de feu pour massacrer tous les citoyens de cette planète ! aboya Malin.

— Nous n’avons pas besoin de les massacrer tous. Il suffit de faire des exemples, en choisissant ceux qui n’obéissent pas aux ordres. Leurs meneurs. »

Drakon les écouta se chamailler un instant en réfléchissant à ses options, conscient que Rogero attendait toujours ses instructions sans piper mot. Tous leurs plans s’étaient concentrés au premier chef sur la nécessité de liquider les serpents sans provoquer la dévastation de toute la planète. Il avait sans doute pressenti que les masses risqueraient de poser quelques problèmes, mais ce qu’il avait sous les yeux lui semblait bien pire que ce à quoi il s’était attendu. Comme si cette seule pensée avait suffi à déclencher son intervention, le colonel Gaiene appela au même moment. Derrière lui, une vidéo de la même eau que celle que visionnait Rogero montrait une foule en train de s’amasser. Quelques secondes plus tard, l’image du colonel Kaï apparaissait à son tour, accompagnée d’images similaires.

« La situation se détériore rapidement », rendit-il compte.

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