Huit

Un écran montrant les étoiles voisines flottait au-dessus du centre de la table de conférence, mais Iceni ne s’y intéressait pas. Elle avait l’air perdue dans ses pensées et fixait la fenêtre virtuelle et sa plage paisible sans paraître la voir.

« Que se passe-t-il ? s’enquit Drakon. Vous avez demandé à me rencontrer en terrain neutre, sans aides ni assistants, rien que vous et moi. »

Elle inspira lentement, comme si elle repassait au mode « pleine conscience », puis le dévisagea. « Oui. Nous avons reçu de Taroa des nouvelles intéressantes. L’aviso que j’y avais envoyé est rentré il y a quelques heures. Avez-vous consulté son rapport ?

— Certes. » Drakon jeta un regard à l’écran des étoiles où Taroa était éclairée en surbrillance, tout comme l’étoile Kane pour une raison inconnue de lui. « Une guerre civile tripartite s’y est déclarée. Les troupes n’y sont guère nombreuses, de sorte que les combats ne sont pas très sévères, mais la subversion se répand. Taroa ne possédant pas de portail, on y trouve beaucoup moins de serpents et de soldats syndics qu’à Midway, tant et si bien que les loyalistes ne sont pas en mesure d’y défaire les deux autres factions. »

Iceni hocha la tête et Drakon remarqua qu’elle ne regardait pas la représentation de Taroa mais celle de Kane. « Le commandant de cet aviso m’a encore transmis une autre information qui n’était même pas dans le rapport classé top secret. Il a réussi à s’entretenir en tête-à-tête avec celui du croiseur léger de Taroa, resté neutre jusque-là et susceptible de venir se joindre à nous.

— Charmant. » Un croiseur léger de plus ou de moins, ce n’était sûrement pas une question assez critique pour distraire à ce point Iceni.

« L’important, c’est ce que nous a fait dire le commandant de ce croiseur léger. Vous savez que les chantiers spatiaux de Taroa ont entrepris pour le compte des Mondes syndiqués des constructions assez substantielles. Ce n’est pas grand-chose sans doute, comparé à des sites industriels majeurs tels que ceux de Sancerre, mais malgré tout un projet assez ambitieux. Les chantiers de Taroa sont très supérieurs aux nôtres dans la mesure où le gouvernement syndic les estime moins menacés directement par l’espèce Énigma et y a donc investi davantage de capitaux. » Iceni fixa Drakon dans le blanc des yeux et se pencha un peu plus. « Ils ont pratiquement achevé la construction d’un cuirassé. Son équipage est encore maigrelet et il reste à l’aménager. »

Drakon en oublia de respirer l’espace d’un instant. « Un cuirassé ? finit-il par répéter. Vous venez de me dire qu’il n’y avait que des forces mobiles légères dans les systèmes stellaires voisins.

— Oui. C’est ce que je croyais. La version officielle affirme que ce cuirassé devait être envoyé pour les dernières finitions dans un système plus proche de Prime afin que le gouvernement syndic en prenne le contrôle. Mais, en réalité, le CECH de Taroa l’a envoyé à Kane en se disant qu’il aurait peut-être besoin d’un cuirassé un jour et qu’il pouvait l’accaparer en toute impunité dans la confusion qui a régné après la victoire de Black Jack à Prime.

— Pas idiot de sa part.

— N’est-ce pas ? Mais nous avons davantage besoin d’un cuirassé que lui. Si nous réussissons à nous en emparer, nous disposerons d’assez de puissance de feu pour repousser toute attaque contre Midway.

— Sommes-nous capables de finir de l’armer ?

— Oui. »

Le regard de Drakon se reporta sur l’écran des étoiles. « Il est donc à Kane ? Comment peut-on bien y cacher un cuirassé ? Ce n’est pas un système très densément peuplé, mais les citoyens y sont tout de même assez nombreux et des vaisseaux marchands y font escale.

— Je me suis posé la même question. » Iceni grossit l’image de Kane et le système stellaire flotta bientôt au-dessus de la table. « La principale installation des forces mobiles se trouve près d’une des géantes gazeuses dans la frange extérieure du système. Vous voyez ces deux grosses lunes ? Si le cuirassé était en bonne position relative par rapport à elles, derrière la courbure de la géante gazeuse, il ne serait pas visible depuis les zones habitées, ni par des vaisseaux empruntant les routes d’accès normales. On ne le découvrirait qu’en allant le chercher près de la géante gazeuse. »

Drakon opina lentement du chef, tout en s’efforçant de faire cadrer cette notion avec sa propre expérience des opérations au sol. « Caché là où personne ne songerait à aller regarder ? Mais quelqu’un doit certainement le savoir à Kane.

— Le commandant du croiseur léger pense que les autorités locales jouent le jeu et taisent son existence en contrepartie de la promesse qu’il servira à les défendre, tant à Kane qu’à Taroa. »

Drakon réfléchit à cette nouvelle, habitué qu’il était à soupeser toutes les implications stratégiques. « Si cette information est exacte, nous ne pouvons pas perdre le temps d’envoyer une mission de reconnaissance. Il faut nous emparer de ce cuirassé avant que ses armes soient opérationnelles ou qu’une des factions combattantes de Taroa aille le chercher pour faire pencher le plateau de la balance en sa faveur. Et, donc, intervenir en quelque sorte à l’aveuglette.

— Je sais. » Iceni se passa la main dans les cheveux. « Il pourrait aussi s’agir d’un traquenard. On pourrait avoir semé des mines près du point de saut de Kane pour faire sauter tout ce qui en émergerait. Mais je ne vois pas d’alternative. Le trophée est trop juteux. Nous ne devons pas hésiter. »

Drakon la dévisagea. « Alors où est le problème ?

— Il y en a deux. » Elle le fixa derechef droit dans les yeux. « Je vais devoir embarquer tous les vaisseaux dont nous disposons. Je ne laisserai qu’un aviso en guise d’estafette, chargé de m’avertir si un désastre frappait Midway en mon absence. Vous vous retrouverez pratiquement sans défense en cas d’apparition d’autres forces mobiles. Et je dois assumer personnellement le commandement de cette mission. Je peux sans doute me fier à la vice-CECH Marphissa, mais les enjeux sont trop élevés pour que j’en prenne risque : elle pourrait être tentée de s’octroyer ce cuirassé. En outre, elle n’a jamais commandé à une flottille en action.

— Vous devez donc y aller vous-même. » C’était donc ça. « Autrement dit, vous me laissez tout seul à Midway.

— Exactement. »

Drakon haussa les épaules. « Si vous revenez avec le cuirassé, peu importeront les parties que j’aurai jouées et gagnées en votre absence. Vous aurez la haute main.

— Et s’il n’était qu’une fable ? Ou si ses armes déjà opérationnelles m’interdisaient de l’arraisonner, me contraignant à ne rentrer à Midway qu’avec ce dont j’aurai pu m’emparer, voire moins encore si je perdais des vaisseaux durant l’opération ? »

Drakon se renversa dans son fauteuil et se massa la figure d’une main. « Il vous faudra me faire confiance. »

Iceni poussa un gros soupir. « Revenons sur votre dernière déclaration, général Drakon, et dites-moi si elle ne contient rien qui vous inciterait à peser le pour et le contre si j’en avais été moi-même l’auteur.

— Ce mot de “confiance” risquerait sans doute de me poser problème. » Il ouvrit les mains. « Je ne peux pas vous donner quelqu’un en otage pour que vous puissiez me croire les mains liées. Je pourrais vous promettre de ne pas vous trahir, mais que vaut la parole d’un CECH ? La mienne est assurément de bon aloi, et c’est sans doute pourquoi je ne la donne pas souvent, mais je sais que vous n’avez aucune raison de me prendre au mot. J’ai joué franc-jeu avec vous jusque-là.

— Autant que je sache.

— Quel choix nous reste-t-il, madame la présidente ? Nous regarder en chiens de faïence à Midway, chacun braquant ses armes sur l’autre jusqu’à ce qu’une flottille assez puissante pour nous liquider tous les deux débarque de Prime ? Ce serait partir du principe que celui qui l’emportera à Taroa ne se persuadera pas qu’il serait bien commode de contrôler un portail de l’hypernet et n’enverra pas ce cuirassé prendre le pouvoir ici avant le gouvernement de Prime. »

Iceni fixa ses mains posées sur la table puis releva les yeux. « Que souhaitez-vous à Midway, général Drakon ? »

Les réponses possibles étaient nombreuses, mais la plupart mensongères ou inexactes. Il lui retourna son regard et décida de lui servir la vérité, du moins telle qu’il la concevait lui-même. « Quelque chose de préférable à ce que j’ai connu en grandissant. Qui vaille la peine qu’on meure pour elle s’il fallait en arriver là.

— Je connais vos états de service. Vous avez eu de nombreuses occasions de mourir pour les Mondes syndiqués.

— Et ça m’aurait agacé. Très sérieusement. Bon sang, je me fichais complètement des Mondes syndiqués ! J’essayais seulement de protéger ceux que j’aimais, même s’ils se trouvaient à des dizaines ou des centaines d’années-lumière. Je n’avais pas le choix. » Au souvenir de cette époque, Drakon eut un geste d’impuissance mâtinée de colère. « Je l’ai maintenant. Je veux me battre pour ce à quoi je tiens. Je ne sais pas encore exactement ce que c’est. Éliminer les serpents et ce qui restait du pouvoir syndic était une nécessité immédiate. Je pouvais au moins planifier et réaliser cela, mais… ensuite… Je cherche encore. »

Elle le dévisagea si longuement en silence qu’il se demanda s’il ne devait pas ajouter quelque chose. « J’ai peur de vous, général Drakon, finit-elle par avouer. De ce à quoi vous pourriez me contraindre. Je refuse d’assister à la destruction de Midway.

— Je n’y tiens pas non plus. » Il ponctua sa phrase d’un martèlement de la table. « Vous me croyez stupide ?

— Non.

— En ce cas, s’il y a moyen que vous reveniez ici aux commandes d’un cuirassé, pourquoi aurais-je la bêtise de tenter de m’emparer du pouvoir en votre absence ? Restons pragmatiques. Si j’aspirais à prendre le pouvoir, mon premier geste serait de vous abattre. Avec un peu de chance, les forces mobiles – les vaisseaux – se rangeraient de mon côté. Sans eux, ma position reste intenable. »

Iceni sourit. « Vous avez manifestement réfléchi à un moyen de vous débarrasser de moi.

— Prétendriez-vous n’avoir pas songé, de votre côté, à éliminer le rival que je suis ? Le hic, c’est que, si vous quittez Midway, je ne puis plus vous atteindre. Partir reste pour vous la seule méthode vous garantissant que je ne prendrai pas le pouvoir. Elle ne vous rend pas plus vulnérable mais au contraire inattaquable. Du moins pour ce qui me concerne. »

Elle le fixa encore puis éclata de rire. « Votre logique est infaillible, général.

— Quand partez-vous ? Et allons-nous en informer les citoyens ?

— Dès que possible. Et… quant à leur faire part de mon départ, il existe de bons arguments pour et de bons arguments contre. » Les yeux d’Iceni se reportèrent sur l’écran des étoiles. « Si je disparaissais soudainement, trop de gens en concluraient que le général Drakon a éliminé la concurrence. Dès que ma flottille sautera pour Kane, j’ordonnerai à mon état-major d’apprendre à nos concitoyens que je me suis rendue en mission spéciale pour…

— … tenter d’apporter la paix chez nos voisins ? suggéra ironiquement le général.

— Oh, parfait ! Oui. En mission pacificatrice.

— Je ne parlais pas sérieusement. Qu’adviendra-t-il à votre retour, quand on apprendra qu’en réalité vous étiez partie arraisonner un cuirassé ? »

Iceni lui sourit de nouveau. « J’aurai un cuirassé sous mes ordres. Je n’aurai cure du qu’en-dira-t-on. »

Cette fois, Drakon ne lui retourna pas son sourire. « “On” ? Suis-je compris dans ce “on” ? Vous disposerez alors d’une énorme puissance de feu.

— Oui. Il faudra me faire confiance. »

Au moins s’était-elle gardée de le citer sur le ton de la dérision. « Comment comptez-vous vous en emparer ? En lançant des troupes d’assaut composées des équipages de vos forces mobiles ?

— Que me proposez-vous ?

— Plus que de besoin. Pouvez-vous afficher le dernier statut de vos forces mobiles ? » Drakon étudia les données en même temps qu’elles apparaissaient sur l’écran. « Capacité d’amarrage disponible très restreinte, et vous ne pourrez embarquer que trois navettes. Je me propose de vous fournir trois sections des forces spéciales. Bien trop peu sans doute pour venir à bout de l’équipage d’un cuirassé pleinement opérationnel, mais, compte tenu de l’équipage réduit de celui-ci, cela devrait suffire.

— J’accepte votre recommandation, déclara Iceni. Qui commandera à vos forces spéciales ?

— Normalement, un lieutenant ou un capitaine, tout au plus, pour des effectifs si peu nombreux. » Il vit transparaître son hésitation à l’énoncé de ces grades. « Ce qui correspondrait à réalisateur ou sous-réalisateur. Mais il vous faudra quelqu’un d’un échelon assez élevé pour prendre le commandement d’un cuirassé, quelqu’un dont nous ne douterions ni de la loyauté ni de la compétence. Et le plus expérimenté possible. »

Drakon s’interrompit de nouveau pour réfléchir. Ordinairement, il aurait envisagé d’envoyer Morgan ou Malin, mais Morgan en faisait un peu trop à sa tête ces temps derniers et, après le comportement qu’avait observé Malin lors de l’assaut de la station orbitale, Drakon ne se ressentait pas de le perdre trop longtemps de vue. « Le colonel Rogero. Le meilleur qui soit pour une telle opération. Agressif, compétent et aussi fiable qu’on peut l’être. D’autant que ses subordonnés n’auront aucune peine à prendre sa relève jusqu’à son retour.

— Rogero ? s’étonna Iceni. Fiable ? »

Elle était au courant pour la femme qui commandait à un croiseur de combat de l’Alliance. Drakon lui-même le lui avait appris quand Rogero lui avait envoyé un message lors du dernier passage de la flotte de l’Alliance. « Absolument.

— Quels sont vos autres officiers supérieurs ?

— Kaï est solide mais parfois un peu lent. Il préfère planifier avant d’agir puis suivre son plan à la lettre. Il vous faut quelqu’un de plus souple et réactif. Gaiene est suffisamment agressif, quelquefois même un peu trop, mais, livré à lui-même, il peut lui arriver de légèrement dérailler. Avec trois sections en tout et pour tout, vous ne pouvez pas vous encombrer d’un type qui prend trop de risques. Je ne jurerais pas non plus que les subalternes de Gaiene seraient capables de bien faire leur boulot sans sa supervision. »

Iceni le fixa encore longuement, comme si elle cherchait à lire dans ses pensées, puis elle opina du bonnet. « Très bien. Vos soldats et le colonel Rogero devront être en orbite dès que possible. »

Drakon procéda de tête à une brève estimation. « Deux heures.

— Pouvez-vous réduire à une ?

— Non. En outre, je pourrais sans doute faire passer deux heures de bousculade pour un exercice d’entraînement, tandis qu’une heure d’affolement attirerait beaucoup trop l’attention.

— D’accord, en ce cas. Deux heures. Nous nous reverrons à mon retour, général Drakon. »

Bien qu’elle eût décidé n’avoir pas d’autre choix que de se rendre à Kane, la perspective de devoir se fier à Drakon pour ne pas la poignarder dans le dos en son absence mettait Iceni dans une humeur encore plus exécrable, alors même qu’elle se préparait hâtivement à prendre une navette pour gagner le C-448. Elle risquait de perdre le contrôle de Midway et de se retrouver de nouveau à la merci de l’équipage de ces vaisseaux. Certes, ces hommes et ces femmes lui avaient juré fidélité, mais ils avaient prêté le même serment aux Mondes syndiqués. Tout CECH savait comme il était facile de trahir ces vœux malcommodes, mais, à présent, la piétaille l’avait certainement appris aussi.

Tout comme elle-même avait appris à quel point il était aisé de se débarrasser de figures de l’autorité. Les travailleurs avaient désormais accès aux règles que suivaient depuis des générations les plus hauts échelons de la hiérarchie, et ce n’était assurément pas de bon augure pour ces derniers.

Elle ne pouvait pas non plus emmener ses gardes du corps pour un si long trajet à bord d’un bâtiment aussi petit qu’un croiseur lourd. On manquait de place et, dans les quartiers étriqués et surpeuplés d’un vaisseau, les risques de mésentente et de violence étaient par trop élevés.

Elle se vit en imagination balancée d’un sas dans le vide par des travailleurs hilares et tressaillit nerveusement quand la porte de son bureau lui annonça une visite. Togo. Elle n’aurait assurément pas dû le redouter, mais sa réaction disproportionnée n’améliora guère ses dispositions premières. Merveilleux ! Elle n’était pas encore à bord d’une navette, n’avait même pas quitté son bureau, et elle avait déjà les nerfs en pelote.

« Qu’y a-t-il ? aboya-t-elle à son entrée.

— Vous m’avez demandé de dénicher ce que je pouvais sur Malin et Morgan, répondit Togo, imperméable à son humeur bougonne. Je me suis dit qu’il valait mieux vous faire part de ce que j’avais déterré avant votre départ. Pardonnez-moi si j’ai fait erreur.

— Non. Tu as eu raison. J’aimerais autant en savoir le plus possible sur Drakon et son équipe avant d’abandonner Midway entre leurs mains. » Elle ferma les yeux, s’efforça de s’apaiser puis les rouvrit. « Assieds-toi. Qu’as-tu découvert ? »

Togo s’exécuta mais, au lieu de se détendre une fois assis, il garda l’échine roide. Il n’était pas resté l’assistant personnel d’une CECH durant tout ce temps en tablant sur sa promiscuité avec les puissants. Il sortit son lecteur, s’éclaircit la voix et entreprit de réciter son rapport : « Le colonel Malin est le fils d’une femme célibataire du personnel médical devenue veuve quatre ans avant sa naissance, son époux ayant trouvé la mort en combattant l’Alliance.

— Embryon congelé ou aventure d’un soir ?

— Aventure, manifestement. Malin est de père inconnu. »

Rien d’inhabituel là-dedans après toutes ces années de guerre. Tant d’hommes et de femmes avaient perdu leur conjoint et cherché à se faire aider à subvenir aux besoins de leur progéniture sans poser de questions.

« La mère de Bran Malin l’a aidé à entrer dans les rangs du sous-encadrement, poursuivit Togo. Elle-même a atteint le rang de vice-CECH avant de prendre sa retraite, mais elle est morte il y a quelques années d’une longue maladie contractée durant son travail dans un institut de recherches médicales classé top secret. Après avoir occupé plusieurs postes d’active ou d’appui, Bran Malin a demandé à être muté dans une force terrestre commandée par Drakon. Il a aujourd’hui vingt-huit ans et sert le général depuis sept, d’abord en commandant directement à des unités des forces terrestres puis en devenant son conseiller intime de confiance. » Togo abaissa son lecteur. « C’est à peu près tout, mais je peux aussi vous donner de mémoire la liste de ses affectations antérieures. Votre évaluation précédente, selon laquelle il serait de sang-froid et prudent, a été corroborée par tous les informateurs que j’ai trouvés. Dans la mesure où il possède ces deux qualités, rien dans ses états de service n’indique qu’il a jamais exprimé le moindre mécontentement sous la férule des Syndics. »

Iceni médita tout cela puis hocha la tête. « Et Morgan ?

— Son passé est beaucoup plus passionnant.

— Je m’en doutais plus ou moins. »

Cette constatation lui valut un petit sourire de Togo avant qu’il ne reprît sa physionomie impassible habituelle. « Les parents de Roh Morgan sont morts en combattant dans sa prime jeunesse et elle a grandi dans un certain nombre d’orphelinats officiels. Elle s’est engagée dans les forces terrestres dès qu’elle a eu l’âge légal et s’est portée volontaire pour le service des commandos. Son entraînement dans cette arme a été coupé court, et il m’a fallu énormément me décarcasser pour découvrir ce qui s’était passé ensuite. »

Iceni se pencha, la mine intriguée. « Une affectation secrète ?

— Considérablement, madame la présidente. Tellement secrète que son nom de code lui-même semble avoir été gommé des archives. Mais j’ai réussi à reconstituer le puzzle à partir de ce qu’il en restait dans les dossiers du SSI. Il s’agissait d’une opération visant l’espèce Énigma.

— Les Énigmas ? » Iceni ne s’était pas attendue à ça. « Toutes les expéditions lancées par les Mondes syndiqués au cours du dernier siècle pour en apprendre plus long sur l’espèce Énigma se sont soldées par un échec.

— Y compris celle à laquelle a participé Roh Morgan, confirma Togo. J’ai pu déterminer que celle-là impliquait l’emploi de petits astéroïdes naturels artificiellement excavés pour y loger un unique commando plongé en sommeil de survie et le matériel nécessaire à l’y maintenir. Ces astéroïdes ont été largués d’un vaisseau depuis l’espace extérieur d’un système stellaire contrôlé par les Énigmas et propulsés vers les planètes intérieures à une vélocité suffisamment réduite pour paraître normale.

— Pas étonnant qu’on ait plongé les commandos en sommeil cryogénique. À de telles vitesses, les astéroïdes ont dû mettre des décennies à les atteindre.

— En effet. » Togo s’interrompit puis secoua la tête. « Quand le commando était assez proche d’une planète, on le réveillait. Il devait alors atterrir et transmettre toutes les informations qu’il pouvait dénicher avant d’être traqué et abattu par les Énigmas. »

Iceni le dévisagea. « Une mission suicide durant des décennies sans garantie de succès ? Et Morgan s’était portée volontaire ? »

— En effet, répéta Togo. Comme vous le savez, le gouvernement syndic tenait désespérément à recueillir des renseignements sur l’espèce Énigma. Au cours des deux premières décennies, les extraterrestres ne montrèrent par aucun signe qu’ils étaient au courant de cette opération, mais, quand quelques-uns de ces astéroïdes commencèrent d’approcher de l’intérieur de leur système, ils entreprirent de les viser et de les détruire l’un après l’autre. Il fut décidé qu’on tenterait de récupérer les survivants, et deux d’entre eux, dont Morgan, furent exfiltrés par un drone que les Énigmas, pour une raison obscure, ne détruisirent pas.

— Bizarre, déclara Iceni. Déjà que les Énigmas aient permis leur récupération, mais, bien davantage encore, qu’un CECH ait approuvé qu’on risque un matériel aussi précieux pour sauver deux employés subalternes. »

Togo eut comme un geste d’excuse. « Le propos n’était pas de leur sauver la vie. Il s’agissait surtout de récupérer les deux astéroïdes intacts aux fins d’examen, pour chercher à déceler ce qui les avait trahis aux yeux des Énigmas. Le sauvetage de Morgan et de l’autre commando n’était qu’un sous-produit de l’opération.

— Oh ! Bien sûr ! » Iceni ne se donna pas la peine de demander à Togo si cet examen scrupuleux avait donné un résultat : elle savait qu’il n’en était rien. Les astéroïdes, comme tout ce qu’avaient entrepris les Mondes syndiqués contre les Énigmas, avaient fait chou blanc à cause des logiciels espions que les extraterrestres implantaient au niveau quantique dans tous les systèmes informatiques des Syndics. Grâce à ces vers, ils avaient vent de toutes leurs entreprises et pouvaient même berner leurs senseurs et se rendre invisibles. Les Syndics n’avaient jamais réussi à les trouver, car ils restaient indétectables aux contre-mesures de sécurité informatique standard. Non, c’était l’Alliance qui s’en était chargée. Ou plutôt Black Jack, pour être précis. Il avait ensuite confié aux Mondes syndiqués le secret permettant de détecter et neutraliser ces logiciels. La honte engendrée par cet ultime échec des Syndics avait porté le coup final à Iceni : c’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase et l’avait poussée à ourdir sa révolte.

Togo tapota son lecteur. « Réveiller Morgan et l’autre commando rescapé a posé quelques problèmes. Ils n’avaient passé qu’une vingtaine d’années en sommeil de survie, période trop courte, normalement, pour engendrer des difficultés. Je n’ai pas réussi à découvrir de détails précis à cet égard, à part quelques vagues allusions. Certaines m’ont donné à penser que les commandos étaient soumis à un conditionnement mental spécial avant leur départ en mission.

— Un conditionnement mental spécial ? » Ça pouvait recouvrir un tas de choses, dont de nombreuses horreurs.

« Je n’ai aucune certitude, madame la présidente. Les évaluations psychologiques de Morgan après son réveil la plaçaient dans une fourchette tolérable, mais de manière erratique. On a repoussé sa demande de reprendre son service dans les commandos. Cela au moment même où, à la suite de l’échec de plusieurs opérations offensives majeures, échec qui s’est traduit chez les jeunes cadres par des pertes encore supérieures à la moyenne, les forces terrestres commençaient à cruellement en manquer. Nombre d’employés de première classe des forces terrestres, dont Morgan, ont alors été promus au rang de cadres subalternes. »

Iceni lui jeta un regard sceptique. « Elle a été promue à ce rang en dépit de ses antécédents et de ses évaluations ?

— Je n’ai pas pu en déterminer la raison, madame la présidente. Un de ses examens médicaux la déclare apte à une promotion immédiate, mais sans fournir d’explications. Morgan elle-même n’aurait pu soudoyer ou influencer quiconque aurait eu le pouvoir de prendre cette décision, mais on ne trouve aucune trace d’un protecteur susceptible d’être intervenu en sa faveur, ni non plus, d’ailleurs, d’une période de son passé où elle aurait pu se trouver un tel protecteur.

— Quand tu m’as dit que le passé du colonel Morgan était passionnant, je ne m’attendais pas à ce qu’il le fût à ce point, lâcha Iceni.

— Malheureusement pour elle, en raison des bizarreries de ses états de service et de ses évaluations psychologiques plus qu’anormales, aucun commandant des forces terrestres n’a accepté que la cadre subalterne Roh Morgan soit affectée sous ses ordres. En fin de compte, Drakon s’est dévoué au motif qu’elle méritait une seconde chance. »

Iceni fixa Togo en arquant un sourcil. « Est-ce ton opinion personnelle ou bien détiens-tu la preuve formelle qu’il a avancé cette justification ?

— Le message de Drakon donnant son accord était ainsi formulé : “Cette jeune cadre mérite une chance de succès.” Sa décision d’accorder une seconde chance à Morgan est sans doute pour beaucoup dans le dévouement qu’elle lui manifeste, encore que, selon mon informateur, elle voue aussi, désormais, une très grande admiration à ses qualités de chef et de stratège. »

Pour le moins intriguant. « Le colonel Morgan aurait donc ton âge ?

— Elle allait avoir dix-huit ans quand elle s’est portée volontaire pour cette mission suicide. Chronologiquement, elle est à présent plus vieille que moi, madame la présidente. Physiquement, puisqu’elle n’a pas vieilli en sommeil cryogénique, elle a tout juste vingt-sept ans. Elle sert Drakon depuis huit ans. »

Qu’est-ce qui peut bien pousser une jeune fille à se porter volontaire pour une mission suicide alors qu’elle n’a même pas dix-huit ans ? Iceni poussa un soupir en se demandant combien de filles et de garçons d’un âge équivalent étaient morts au cours de ce siècle de guerre contre l’Alliance. « Morgan travaillait donc déjà avec Drakon à l’arrivée de Malin ?

— Oui. Tous les témoignages indiquent qu’ils se sont profondément détestés dès leur première rencontre.

— Une haine immédiate ? » Pourtant tous deux étaient restés avec Drakon. Était-il un chef charismatique ? L’explication ne semblait pas suffisante. « Comment sont les évaluations psychologiques de Morgan aujourd’hui ?

— Assez tangentielles à la déviance standard pour paraître tolérables. »

Ce n’était assurément pas le constat sans appel d’une stabilité émotionnelle. « Intéressant. C’est plus que je n’en savais, mais ça laisse de nombreuses questions sans réponse. Tiens-toi à l’affût de tout ce que tu pourrais encore trouver. Ces deux-là sont très proches du général Drakon et en comprendre la raison devrait me permettre de mieux connaître Drakon. As-tu des questions sur la manière dont tu devras conduire les affaires en mon absence ? »

Togo hésita. « J’ai demandé l’autorisation de vous accompagner, madame la présidente. Comme nous l’avons vu récemment, les forces mobiles elles-mêmes ne sont pas imperméables aux tentatives d’assassinat, et, si quelqu’un de l’armée vous voulait du mal, vous frapper alors que vous seriez hors de ce système stellaire pourrait être regardé comme le moyen idéal de détourner l’attention des vrais coupables. »

Iceni le fixa avec intensité. « Aurais-tu des informations sur un projet de cette espèce ?

— Non.

— Je n’ai aucune raison de croire qu’on pourrait fomenter une telle tentative. »

Ce n’était pas entièrement vrai. Pas du tout, en l’occurrence. Mais son informateur proche de Drakon était à même de savoir si le général aurait les moyens, sur place, de commanditer un attentat contre elle. Togo lui-même ignorait son existence, car cette source était tout bonnement trop importante pour qu’on risquât de la compromettre.

« Je ne sais pas ce que vous a dit le général Drakon, madame la présidente…

— Je ne suis pas stupide au point de fonder ma propre sécurité sur les dires de ceux qui pourraient la menacer, le coupa-t-elle. As-tu des informations concrètes, ou tout du moins des renseignements fiables qui confirmeraient l’existence d’une telle menace ? »

Togo réfléchit puis secoua la tête. « Non, madame la présidente.

— Ton travail est de surveiller mes arrières et tu t’en acquittes très bien. Persévère en mon absence. Le meilleur service que tu puisses me rendre est encore de rester ici à surveiller les menaces potentielles et à gérer habilement les affaires jusqu’à mon retour.

— À vos ordres, madame la présidente. »

Une autre idée traversa soudain l’esprit d’Iceni, en même temps qu’elle s’étonnait que Togo ne l’eût pas soulevée plus tôt. « Qu’en est-il de la perquisition chez le vice-CECH Akiri ? Tu as découvert quelque chose ? »

Togo secoua la tête. « Rien qui détonne avec ce qu’on savait déjà de lui, madame la présidente.

— Aucun indice expliquant pourquoi il était la cible prioritaire du tueur ? Ni pourquoi la CECH Kolani l’a gardé sous ses ordres en dépit de sa mauvaise opinion de lui ?

— Aucun, madame la présidente. Rien qui éclaircisse ces deux mystères. Il n’y a peut-être aucun lien entre eux, d’ailleurs. La CECH Kolani se plaisait peut-être à rudoyer Akiri, et il a été nommé votre conseiller spécial, ce qui pourrait expliquer l’intérêt que lui portait l’assassin. »

Plausible. Pourtant… Mais elle n’avait pas le temps d’y réfléchir pour l’heure. « Très bien. Ce sera tout. »

Après le départ de Togo, Iceni s’accorda quelques instants indispensables pour ruminer le rapport de son assistant. Drakon a donné sa chance à Morgan quand tout le monde s’y refusait. Une jeune femme tout juste sortie de l’adolescence qui venait de souffrir d’un grave traumatisme physique et mental. Je m’en serais bien gardée, moi. Pourquoi courir ce risque ? Mais Drakon l’a pris, lui. Pas étonnant qu’elle lui soit loyale. Ou que ses soldats lui restent fidèles. Il a l’air de se soucier de ses gens en dépit de sa formation de CECH.

J’aimerais pouvoir me fier à lui. Il me semble que j’en viendrais même à l’apprécier si je parvenais à lui faire confiance.

Mais il pourrait aussi me planter un poignard dans le dos. Contente que Togo le tienne à l’œil.

La vice-CECH Marphissa avait l’air heureuse de la voir, mais Iceni n’avait pas le souvenir d’avoir jamais vu un de ses subordonnés faire grise mine à son apparition. Si, pourtant. Ce comptable qui détournait des fonds. Il avait l’air très fâché. Moins peut-être que quand on l’en a puni en lui faisant enfiler un uniforme pour l’envoyer participer à la défense désespérée de ce système stellaire proche de l’Alliance. Où était-ce, déjà ? Peu importe à présent. Tous ses défenseurs sont morts. Les Mondes syndiqués l’ont sans doute repris plus tard, mais ils ont perdu la guerre, de sorte que c’est sans importance. Une chose qui mérite qu’on meure pour elle, a dit Drakon. Oui. C’est ce qu’il nous faudrait à tous.

« Vous avez dit que nous nous livrerions à des exercices, madame la présidente ? demanda Marphissa.

— C’est exact. Tous les soldats des forces terrestres ont-ils embarqué ?

— Oui. Une section sur chacun des trois croiseurs lourds, et les trois navettes sont garées le long des croiseurs. Ils ont apporté beaucoup de matériel et de fournitures.

— Très bien. Nous prendrons la direction d’un des points de saut et nous mettrons vaisseaux et soldats à l’épreuve afin de vérifier qu’ils sont toujours affûtés et aptes à effectuer des manœuvres coordonnées. » Les CECH se livraient couramment à des exercices similaires, faire tourner les gens en rond pour voir s’ils en étaient capables, de sorte que personne ne se poserait de questions.

« Quel point de saut ? »

Iceni s’installa dans le fauteuil de commandement de la passerelle. Midway disposait de nombreux points de saut vers d’autres systèmes. Huit pour être précis. C’était à cela plutôt qu’à sa population, son opulence ou sa capacité industrielle qu’il devait son nom, sa valeur et son importance. Ainsi qu’à son portail de l’hypernet, lequel l’avait rendu encore plus précieux.

Un des points de saut menait à une étoile du nom de Pele. Celui-là même qu’avait emprunté la flotte de l’Alliance il n’y avait pas bien longtemps, lors de sa mission destinée à se renseigner sur l’espèce Énigma. En dehors de quelques vaines et sporadiques tentatives pour espionner le territoire des Énigmas, aucun vaisseau des Mondes syndiqués n’avait sauté vers Pele depuis plus d’un demi-siècle. Quand les extraterrestres avaient attaqué Midway, ils avaient surgi par ce même point de saut.

Alors qu’elle en fixait l’icône sur son écran, Iceni se souvint de ce que lui avait dit Togo sur le colonel Morgan. Quel était donc le système où Morgan avait failli trouver la mort ? se demanda-t-elle. Le passé de Morgan avait été assombri par d’effroyables événements, pourtant, en même temps, elle avait joué si souvent de bonheur que la chance seule ne suffisait pas à expliquer sa survie, encore moins ses rapports avec Drakon.

Les vivantes étoiles veilleraient-elles sur vous, colonel Morgan ? Mais, en ce cas, pourquoi se montreraient-elles également si cruelles à votre égard ?

Elle n’avait pas de réponse – il n’y en a jamais à de pareilles questions – et la vice-CECH Marphissa attendait ses instructions. Iceni fit mine d’étudier un instant son écran puis, d’un geste vague, désigna la direction approximative de deux points de saut, dont l’un menait à Kane et l’autre à Taroa. « Par là. »

Le plus proche, celui pour Kane, se trouvait au-delà de l’orbite de la planète la plus extérieure du système de Midway, boule de roche et de gaz gelés ironiquement surnommée Hôtel en référence aux installations de recherches abandonnées qui, toujours inoccupées, trônaient encore à sa surface. Ce qui la plaçait à six heures-lumière et demie de la position actuelle de la flotte d’Iceni. À 0,1 c, elle couvrirait la distance en soixante-cinq heures, soit pas loin de trois jours. Mais foncer vers ce point de saut à cette vélocité attirerait l’attention. Était-ce plus risqué que d’y consacrer le double de temps à l’allure plus routinière de 0,05 c ? Ainsi présenté, il semblait mal avisé de flâner sur la route du point de saut. Chaque minute pouvait compter.

« Tous les vaisseaux ont-ils fait le plein de carburant ? » s’enquit Iceni. Les relevés du statut de la flottille le confirmaient, mais on ne pouvait se fier à ces chiffres. Les commandants d’unité trafiquaient régulièrement les vrais chiffres pour faire bonne figure. Un bon chef de flottille trouvait malgré tout le moyen de s’informer des données réelles malgré ces tripatouillages.

« Oui. Les niveaux des cellules d’énergie sont à quatre-vingt-dix-neuf pour cent pour toutes les unités, répondit aussitôt Marphissa.

— Alors voyons comment elles supportent une accélération, ordonna Iceni. Poussez celle de la formation à 0,1 c et maintenez-la à cette vélocité. »

Les unités de propulsion principales de la flottille s’activèrent et elle jaillit. Iceni regarda les vaisseaux accélérer en concentrant son attention sur le C-818. Les unités de propulsion de ce croiseur lourd, gravement endommagées durant le combat contre Kolani, avaient été récemment déclarées pleinement réparées.

Elles ne l’étaient pas.

« Qu’arrive-t-il au C-818 ? » demanda Iceni d’une voix trompeusement doucereuse en voyant le croiseur lourd prendre sur les autres vaisseaux un retard de plus en plus conséquent.

Marphissa avait déjà vérifié : « Le commandant du C-818 déclare que ses unités de propulsion ne rendent qu’à soixante pour cent. Elles ont pourtant été testées après leur réparation et fonctionnaient à cent pour cent. »

Au moins la flottille se trouvait-elle encore à proximité de la planète. Iceni appela Togo. « Ceux qui ont certifié effectuées les réparations des unités de propulsion principales du C-818 étaient corrompus ou incompétents. Identifie ces individus et fais un exemple.

— De quelle force cet exemple ? Dois-je les faire fusiller ? »

Elle détestait apprendre que quelqu’un avait failli à ses responsabilités. « S’il s’agit de corruption, oui. En cas d’incompétence, affecte-les au plus bas niveau du personnel de maintenance.

— Ceux qui parlent au nom du peuple ont bruyamment fait valoir que les tribunaux et le système judiciaire devaient redevenir équitables, fit remarquer Togo. Une exécution sommaire n’aurait d’autre résultat que de renforcer encore cette opinion dans l’esprit de nos concitoyens. »

Pourquoi fallait-il toujours compliquer les choses les plus simples ? « Très bien. L’incompétence relève de la discipline interne et non des tribunaux selon la loi des Mondes syndiqués, qu’il nous faudra d’ailleurs changer. Si ton enquête statue en revanche à la corruption, accorde-leur un bref procès puis passe-les par les armes. »

Cela réglait au moins cet aspect du problème mais n’aidait en rien le C-818. « Vice-CECH Marphissa, ordonnez au C-818 de regagner sa position orbitale et de prendre ses ordres du… général Drakon jusqu’à mon retour.

— Du général Drakon ? » Pressentant déjà l’agacement d’Iceni, Marphissa s’empressa de saluer. « Je les en avise sur-le-champ, madame la présidente.

— Et dites-leur de faire réparer correctement ces unités de propulsion !

— Oui, madame la présidente. »

Iceni fixa son écran d’un œil furibond et permit à son humeur exécrable de se diffuser autour de sa personne comme un noir halo. Sans le C-818, il ne lui restait plus que trois croiseurs lourds. Certes, elle avait encore les quatre croiseurs légers et sept des avisos, mais, pour assaillir un cuirassé disposant peut-être de défenses et d’un armement substantiel déjà opérationnel, c’était une force ridiculement réduite.

Au moins les avisos qu’elle avait envoyés à Kane et Taroa étaient-ils rentrés à temps pour l’accompagner. Peut-être auraient-ils l’heur de servir assez longtemps de cibles au cuirassé pour éviter aux autres bâtiments des dommages incapacitants.

En revanche, l’aviso qu’elle avait dépêché à Lono n’en était toujours pas revenu. Qu’était-il arrivé là-bas ? Autre sujet d’inquiétude.

« Madame la présidente ? »

La tête d’Iceni pivota comme la tourelle d’un canon pour se braquer sur Marphissa. « Quoi ?

— Puis-je fournir à nos unités une estimation de la durée de cette opération ? s’enquit prudemment la vice-CECH.

— Y a-t-il un problème d’approvisionnement pour un de nos vaisseaux ?

— Non, madame la présidente. Tous sont parés pour une campagne prolongée. » Marphissa la scruta avant d’ajouter : « Toutes les armes sont aussi alimentées au maximum.

— Parfait. » Tout était donc pour le mieux, du moins à cet égard. Et il lui fallait remercier Marphissa d’avoir su maintenir les vaisseaux en état de combattre. « Vous avez très bien fait. Je vous confirme dans vos fonctions de commandante de la flottille jusqu’à nouvel ordre. Prise d’effet immédiate.

— Je… Je vous remercie, madame la présidente. »

Iceni se surprit à lui sourire en coin. « Ne me remerciez que lorsque vous saurez ce que j’attends de vous à ce poste. »

Morgan fit irruption dans le bureau de Drakon, l’air curieusement enjouée. Malin entra derrière elle avant que la porte ne se fût refermée, ce qui eut le don d’assombrir fugacement son humeur joviale. Mais elle se reprit aussitôt et décocha un sourire au général. « Un seul mot de vous et elle est morte. »

Drakon se rejeta en arrière et prit son temps pour répondre. « Tu veux sans doute parler de la présidente Iceni ?

— Oui, mon général. J’ai un machin qui ne demande qu’à se déclencher juste à côté d’elle. Avec démenti incorporé. Très chouette. »

Au lieu de lui répondre, Drakon se tourna vers Malin.

« Vous devez vous poser deux questions, mon général, affirma celui-ci. Primo, vous fiez-vous à l’agent qui se prétend prêt à agir en votre nom…

— L’agent en question a de bonnes raisons de mener cette action ! le coupa Marphissa.

— … et, deuxio, plus capital encore, souhaitez-vous réellement la mort d’Iceni ? Que vous rapporterait-elle et qu’y perdriez-vous ? »

Morgan secoua la tête d’un air écœuré. « Ce qu’il y gagnerait ? Tout le monde sauf toi saurait répondre à cette question. »

Drakon brandit une paume comminatoire pour mettre fin à la querelle puis reporta le regard sur Morgan. « Jusqu’à quel point pouvons-nous nous fier à cet agent ?

— J’ai envoyé quelques coups de sonde, l’agent y a répondu et nous avons ensuite tourné l’un autour de l’autre en une sorte de valse-hésitation, le temps de vérifier si nos intérêts coïncidaient. Il peut approcher Iceni de très, très près, souligna-t-elle, et, s’il sait s’y prendre correctement, il n’aura pas besoin de frapper dans ce système stellaire.

— C’est une nouvelle recrue, rétorqua Malin. Nous ne savons pas grand-chose de ses antécédents.

— Comment as-tu… ? » Morgan foudroya Malin du regard. « Si nous attendons le moment idéal, nous n’agirons jamais. Mais Iceni, elle, prendra des mesures. Vous savez pertinemment que nous ne pouvons attendre indéfiniment d’avoir cent pour cent de réussite, mon général.

— C’est vrai, reconnut Drakon. Mais la question primordiale c’est de savoir si j’y tiens et, si c’est le cas, si le moment est bien choisi. Je vous ai appris à tous les deux, et à vous deux seulement, où se rendait Iceni. Vous savez combien il est vital que cette mission réussisse.

— La vice-CECH Marphissa connaît son métier, affirma Morgan. Elle saura se débrouiller sans Iceni.

— Ça n’a rien d’une certitude, et Iceni ne vous a pas pris pour cible, mon général, déclara Malin.

— Autant que ce soit établi ! aboya Morgan.

— J’en ai davantage la conviction que toi, lui répondit Malin avec un sourire glacial. Si quelqu’un cherchait à viser le général Drakon, tu le saurais. »

Le compliment prit un instant Morgan de court, mais elle s’en remit très vite. « Je ne suis pas parfaite. Le général Drakon est assez avisé pour ne placer sa confiance en personne, ajouta-t-elle avec un regard laissant clairement entendre que la pique était destinée à Malin.

— Pourquoi ferait-il confiance à cet agent, alors ? C’est une vieille ruse du SSI, mon général. Faites miroiter une embellie à quelqu’un et, s’il avale l’hameçon, il ne vous reste plus qu’à ferrer. Comment savons-nous si Iceni n’attend pas précisément que vous envoyiez cet ordre ? Si vous vous y résolvez et que c’est un traquenard, vous aurez fait le jeu de la présidente. »

Les yeux de Morgan flamboyèrent. « Insinuerais-tu que je travaille pour Iceni ?

— Jamais je ne sous-entendrais une telle accusation. Je la porterais de vive voix si j’en avais la preuve.

— Seulement si j’avais le dos tourné ! Mon général, je connais mon boulot. Je sais ce que fera l’agent. »

Drakon ferma les yeux pour soupeser ses options. Le fond de l’affaire, c’est que je ne tiens pas à éliminer Iceni. À moins d’y être contraint. Elle s’acquitte à merveille de sa part du marché et n’a pas tenté jusque-là de me couper l’herbe sous le pied, du moins en apparence. Qu’elle puisse agir en sous-main est une autre paire de manches. « Non, finit-il par dire. Je ne crois pas que ce soit le bon moment, ni que je doive adopter cette solution extrême à moins qu’on ne me force ostensiblement la main. En outre, avant de faire confiance à cet agent pour une opération aussi critique, j’aimerais en savoir davantage sur sa personne. »

Malin s’efforça de ne pas pavoiser et Morgan réprima un froncement de sourcils. « Mais cette option n’est pas entièrement éliminée ? questionna-t-elle.

— Disposer de quelqu’un prêt à intervenir si besoin ne saurait nuire. Cette capacité à agir promptement pourrait se révéler cruciale à un moment donné. » Et, s’il devait absolument sacrifier un individu pour prouver à Iceni qu’il travaillait avec elle, connaître son identité pouvait aussi être un atout. « Mais je ne prendrai la décision que si elle me paraît nécessaire et quand je la jugerai opportune. »

Sa cabine du croiseur lourd n’était ni spacieuse ni luxueuse, loin s’en fallait. Iceni s’assit pour contempler les lieux en se souvenant de l’époque où, encore jeune cadre, elle vivait dans des quartiers autrement spartiates et étroits. Tu es devenue gâtée pourrie, Gwen.

Après s’être assurée que les défenses et l’équipement de brouillage de sa tenue fonctionnaient correctement, elle appela la vice-CECH Marphissa. « Il faut qu’on se parle. »

Marphissa la rejoignit en hâte. « Oui, madame la présidente ?

— Fermez l’écoutille et asseyez-vous. » Iceni patienta en observant attentivement sa compagne, tandis que son propre équipement analysait à distance son état physiologique en quête de signes de nervosité mais aussi d’appréhension ou de duplicité. Le petit matériel portable n’était pas aussi efficace que celui d’une salle d’interrogatoire mais il fournissait des indications utiles sur autrui. « Avez-vous reçu des nouvelles du général Drakon ? »

La nervosité de Marphissa grimpa en flèche lorsqu’elle répondit, mais rien n’indiquait qu’elle dissimulât. « Pas depuis que nous avons quitté l’orbite.

— Vous en aviez reçu avant ?

— Pas directement de lui. Seulement des instructions exhaustives de mon contact. Je connaissais déjà la phrase codée qui devait m’ordonner de vous abattre à la première occasion qui s’offrirait à moi. Ces nouvelles instructions en ajoutaient une seconde, qui, elle, devait m’exhorter à attendre que nous soyons sortis du système stellaire pour vous éliminer.

— Je vois.

— Cela signifie, j’imagine, que ce transit vers le point de saut doit nous conduire ensuite vers une autre étoile », répondit prudemment Marphissa.

Iceni se contenta d’émettre un monosyllabe indistinct. « Mais vous n’avez encore reçu aucune de ces phrases codées ? ajouta-t-elle ensuite.

— Non. »

Drakon tenait-il vraiment à la faire tuer ? Se servir de Marphissa comme d’un agent double lui avait paru un bon moyen de deviner les intentions du général, mais peut-être guettait-il seulement le moment propice. À la lumière d’un des arguments qu’il avait avancés quand ils avaient parlé ensemble de cette mission, l’ajout d’une seconde phrase codée destinée à ne déclencher son meurtre qu’en dehors du système de Midway prenait un assez troublant éclairage. Au moins la présence de Marphissa lui permettrait-elle de savoir à l’avance si l’on avait ordonné son exécution alors qu’elle se trouvait à bord d’un vaisseau.

Pourvu toutefois que la vice-CECH, à qui l’on avait ordonné de répondre aux coups de sonde lancés par un proche de Drakon en se prétendant prête à la tuer, n’ait pas été retournée une seconde fois et ne tente pas malgré tout de l’assassiner. Éliminer Iceni laisserait vacant un poste nettement supérieur à celui que Marphissa occupait à présent et lui fournirait les moyens de l’exiger en la plaçant à la tête des forces mobiles. C’était une affaire délicate, hasardeuse et confondante. Iceni répugnait à ordonner l’exécution de Marphissa. Elle s’était montrée une subordonnée compétente. Devoir affronter de tels embrouillaminis lui flanquait parfois de fichues migraines. « Prévenez-moi dès que vous aurez reçu du nouveau de la part de ce contact.

— Bien, madame la présidente.

— Qu’en est-il du colonel Rogero ? Aucun problème ? » Si d’aventure on ordonnait à Marphissa d’assassiner Iceni et qu’elle échouait dans cette tâche, Rogero serait pour Drakon un renfort idéal : excellent soldat, fidèle au général et à la tête d’une section des forces spéciales. D’autant que Drakon disposait du moyen de pression parfait pour le faire chanter.

« Aucun, répondit Marphissa. Il se trouve dans une ancienne cabine des serpents et reste assez isolé, mais j’ai demandé à mes officiers de le surveiller, et les systèmes du vaisseau me tiennent constamment informée de sa situation. Il s’est montré très rigide avec moi lors de nos entretiens. Je crois qu’il n’aime pas les commandants de forces mobiles. »

Iceni s’efforça de ne pas laisser voir son amusement. Le hic, c’est surtout que, s’il n’aime déjà pas les commandants d’unité des forces mobiles, Marphissa, elle, est de surcroît un commandant ennemi. Me tuerais-tu, Rogero, si Drakon te l’ordonnait et menaçait de tout révéler publiquement en cas de refus ? « Surveillez de très près le colonel Rogero.

— Les systèmes du vaisseau vous avertiraient aussitôt s’il s’approchait de vous dans un rayon de moins de dix mètres, affirma la vice-CECH.

— Excellent. » Certes, sur un vaisseau de taille aussi réduite qu’un croiseur lourd, cette précaution risquait de déclencher de nombreuses fausses alertes, mais Iceni pouvait toujours faire modifier les paramètres des alarmes. « Reste une dernière chose, déclara-t-elle en souriant pour faire retomber la tension. Le général Drakon m’a suggéré de changer l’intitulé des grades des forces mobiles. Ce qui permettrait de rompre clairement avec le système syndic en décrépitude. »

Marphissa opina. « Nul ne s’est franchement entiché de l’organigramme syndic. Nous ne sommes pas dans les affaires, nous sommes des militaires.

— Exactement. Je ne tenais pas à me servir des grades qu’a adoptés Drakon pour ses forces terrestres. Vous n’en faites pas partie. »

Marphissa hocha de nouveau la tête, cette fois avec vigueur.

« J’ai cherché à retrouver une ancienne hiérarchie, mais différente de celle de l’Alliance, reprit Iceni. Il me semble que nous ferions bien d’éviter aussi cette connotation. »

Troisième hochement de tête, encore plus appuyé. « Nous ne sommes pas non plus… un sous-ensemble mineur de l’Alliance.

— J’en conviens. Un de ces jours… Eh bien… voilà. » Iceni afficha un dossier et fit pivoter l’écran qui flottait au-dessus de son bureau pour permettre à Marphissa de le consulter. « Il s’agit d’une hiérarchie qui a eu cours dans une partie des Mondes syndiqués avant que toutes leurs forces ne soient unifiées en un système corporatif. »

Marphissa la fixa d’un œil incrédule. « Les Mondes syndiqués auraient autorisé naguère des variantes locales ?

— Difficile à croire, n’est-ce pas ? Ça remonte à plus de cent cinquante ans. À l’époque, certains systèmes stellaires n’avaient encore été absorbés que très récemment, de sorte qu’ils conservaient une certaine autonomie. » « Absorbés » décrivait assez précisément la conquête d’un petit groupe de systèmes stellaires, voisins à la fois de l’Alliance et des Mondes syndiqués, qui avaient sottement tenté de se soustraire à ces deux grandes puissances. La conquête s’était déroulée sans livrer bataille : les systèmes neutres étaient à l’époque des proies faciles, et l’Alliance répugnait à une guerre ouverte. Si les imbéciles qui avaient gouverné les Mondes syndiqués n’avaient pas agressé l’Alliance, sans doute auraient-ils pu, au fil du temps, phagocyter aussi un certain nombre de petites coalitions telles que la Fédération du Rift ou la République de Callas. Au lieu de cela, toutes deux avaient activement pris parti pour l’Alliance durant la guerre. Que va-t-il advenir maintenant de leur soi-disant indépendance ? se demanda Iceni. L’Alliance va-t-elle les intégrer officiellement ? Elle ne les laissera certainement pas décider librement de leur destin. Il faudra que je pose la question à Black Jack au retour de sa flotte. Ce sera sans doute à lui d’en prendre la décision.

Elle désigna de l’index certaines zones de l’écran. « En votre qualité de commandante de la flottille, vous serez la kommodore Marphissa. En fonction de leur ancienneté, les commandants d’unité, selon qu’ils sont vice-CECH ou appartiennent à l’encadrement, seront kapitans de première, deuxième ou troisième classe. Ensuite, leurs subalternes et employés du sous-encadrement deviendront kapitan-levtenant, levtenant de deuxième classe et, pour les jeunes officiers, enseygnes de vaisseau.

— Il me semble que ces changements seront bien accueillis, déclara Marphissa. Il est bon qu’ils diffèrent à la fois de ceux imposés par le général Drakon et de la chaîne de commandement observée par l’Alliance. Les forces mobiles… les vaisseaux, je veux dire, apprécieront cette distinction.

— Y a-t-il dans cette nouvelle hiérarchie des points qui vous semblent obscurs ? s’enquit Iceni.

— Il n’existe aucun grade supérieur à celui de kommodore ? »

Iceni s’esclaffa. « Vous vous en inquiétez déjà ? Atmiral.

— Atmiral, répéta Marphissa comme si elle savourait déjà le titre.

— Il nous faudra encore quelques vaisseaux de plus avant que nous n’ayons l’usage d’un atmiral, kommodore Marphissa. »

Ils se trouvaient à trente minutes-lumière du point de saut pour Kane. Assise sur la passerelle du croiseur lourd, Iceni se tourna vers Marphissa. « Kommodore, conduisez la flottille au point de saut pour Kane et ordonnez à toutes les unités de se préparer à entrer en action dès l’émergence.

— Kane ? s’étonna Marphissa, qui s’était visiblement attendue à Taroa. A-t-on procédé à une estimation de ce qu’on risquerait d’y affronter ?

— Je vous brieferai dès notre entrée dans l’espace du saut. »

Soit dans cinq heures à 0,1 c. Iceni resta sur la passerelle à scruter son écran où les vaisseaux, qui se déplaçaient pourtant à près de trente mille kilomètres par seconde, semblaient ne couvrir qu’en rampant les énormes distances d’un système stellaire. À cette vélocité, gagner Laka, l’étoile la plus proche, exigerait près de vingt-cinq ans.

Archaïque, cette technologie éprouvée permettrait à la flottille d’atteindre Kane en six jours, mais cela en empruntant un raccourci à travers une dimension toujours mal connue où les distances se trouvaient considérablement abrégées.

Alors qu’on approchait enfin du point de saut, Marphissa se tourna vers Iceni. « Permission de procéder au saut vers Kane ?

— Accordée. Toutes les unités devront être parées au combat à l’émergence.

— Oui, madame la présidente. » Marphissa transmit ces ordres aux autres vaisseaux puis leur commanda de sauter.

Iceni ressentit l’étrange torsion habituelle quand disparurent les innombrables étoiles qui scintillaient sur l’éternel velours noir de l’espace. Les images qui leur parvenaient de l’extérieur montraient à présent, à leur place, le néant morne et monotone de l’espace du saut. Alors que les vaisseaux humains l’empruntaient depuis des siècles, on ne l’avait toujours pas exploré car on ne connaissait aucun moyen d’y parvenir. Les vaisseaux ne pouvaient pas dévier de leur trajectoire entre ces zones réduites de l’espace qu’on avait baptisées les points de saut et qui permettaient de quitter l’espace conventionnel pour celui du saut. Les senseurs n’y détectaient qu’une grisaille infinie.

Et les lumières. Une de ces lueurs énigmatiques s’épanouit alors même qu’Iceni observait son écran. Nul ne savait ce qu’elles recouvraient, ce qui les provoquait ni ce qu’elles signifiaient, si tant est qu’elles eussent un sens. Des bruits couraient à leur sujet, bien sûr, et des superstitions. Quand elle se trouvait dans l’espace conventionnel ou à la surface d’une planète, Iceni se moquait en son for intérieur de ceux qui voyaient en elles la preuve de l’existence d’une puissance transcendante qui observerait l’humanité. Mais, dans l’espace du saut, parfaitement étranger à tout ce qui était humain, un frisson la parcourait dès qu’elle en apercevait une, comme si elle regardait en face ce que l’esprit humain ne pourrait jamais appréhender. En ces moments-là, les vieilles histoires que lui racontait son père sur les vivantes étoiles semblaient se parer d’un nouvel éclat.

Il n’existait aucun moyen non plus de communiquer de vaisseau à vaisseau ou avec l’univers conventionnel. Les secrets y étaient donc préservés. « Kommodore, il est temps de discuter de notre mission. »

La kommodore nouvellement promue eut le mérite de prendre la nouvelle sans broncher. « Un cuirassé ?

— Oui. »

Marphissa eu un geste indécis. « Ça devrait être… captivant.

— Oui », répéta Iceni en espérant que ça ne le serait pas trop.

Six jours plus tard, la flottille se préparait à émerger à Kane. Le croiseur lourd était en état d’alerte et sa kommodore semblait farouchement déterminée. « Si ce cuirassé nous guette à l’émergence et qu’il est lui aussi paré au combat, l’engagement risque d’être très bref.

— Êtes-vous prête à le vérifier, kommodore ? s’enquit Iceni en s’efforçant de conférer à sa voix et à son maintien assurance et résolution.

— Oui, madame la présidente. »

Étoiles et noirceur de l’espace se substituèrent au néant de grisaille, et Iceni s’échina à lutter contre les effets pervers de l’émergence afin d’accommoder et de se concentrer sur son écran pour découvrir ce qui les attendait à Kane.

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