Seize

La réponse des Libres Taroans lui parvint près d’une demi-heure plus tard, délai qu’il avait escompté de la part d’un groupe qui semblait croire que toute décision devait être prise à main levée.

Il reconnut la femme qui s’adressait à lui, mais de manière très floue, sans parvenir à mettre le doigt sur son identité exacte.

Elle salua. « Vice-CECH Kamara. J’ai servi une fois sous vos ordres, général Drakon. »

Kamara ? Ça lui revenait maintenant. Pas la plus subtile des vice-CECH avec qui il avait travaillé, mais pas non plus la pire. « Vous vous êtes ralliée aux Libres Taroans ?

— Oui. Comme un bon nombre de militaires syndics. Nous étions las de l’esclavage. » Le propos était délibéré. Elle semblait défier Drakon du regard.

« Je ne cherche pas à devenir votre nouveau maître, la rassura-t-il. J’amène ici des renforts pour aider les Libres Taroans à triompher.

— C’est pour nous une très vive surprise. Nous craignons assurément d’en connaître d’autres. Qu’attendez-vous de nous en contrepartie ? »

Drakon eut un sourire morose. « Ce que nous pouvons tirer de ce marché est bien simple. Si vous gagnez, nous aussi. Midway ne tient pas à voir les serpents l’emporter à Taroa. Je ne devrais pas avoir besoin de vous l’expliquer. Ce que nous savons de la troisième faction qui lutte ici nous laisse entendre qu’elle ne vaudra guère mieux que les serpents, du moins pour ce qui nous concerne. Taroa est le système stellaire le plus proche du nôtre. Nous aimerions qu’il soit contrôlé par des gens avec qui nous pouvons travailler.

— C’est tout ? » Le scepticisme de Kamara était transparent.

« Il n’y a pas de conditions préalables. Cela dit, nous aimerions parvenir à un accord négocié avec les Libres Taroans dès qu’ils seront au pouvoir.

— Qu’en est-il des chantiers spatiaux ? » s’enquit Kamara.

Drakon exprima son désintérêt d’un haussement d’épaules. Il ne tenait pas à entrer dans le détail des intentions d’Iceni ni des siennes propres avant que les Libres Taroans ne se fussent pleinement engagés. « Nous sommes aussi venus recruter des travailleurs. Ouvriers des chantiers spatiaux, spécialistes et ainsi de suite. Ni incorporation forcée ni esclavagisme. Travail salarié. Si des gens tiennent à rentrer avec nous dans ces conditions, je ne voudrais pas que les Libres Taroans s’y opposent. »

Kamara ne répondit qu’au bout d’un moment. « De tous les CECH pour qui j’ai travaillé, vous êtes le seul qui se soit jamais exposé pour ses gens, finit-elle par dire. Même si le bon sens me souffle que vous ne l’avez fait que pour mieux nous contrôler, il ne me semble pas que nous puissions nous permettre de décliner cette opportunité. Ni non plus d’empêcher nos citoyens qui répondraient à votre offre d’emploi de l’accepter, du moment qu’ils en décident librement. Mais je n’ai pas le dernier mot. J’en débattrai avec le Congrès provisoire et nous vous ferons connaître notre décision. Quels sont vos effectifs ici ?

— La moitié d’une section pour l’instant.

— Seulement ? Ce n’est pas beaucoup mais ça pourrait suffire… » Elle jeta un regard de côté. « Nous venons tout juste de détecter l’émergence d’une flottille au point de saut pour Midway.

— En effet, convint Drakon, content d’apprendre que les renforts rappliquaient enfin. Un croiseur lourd, trois croiseurs légers, quatre avisos et cinq cargos modifiés transportant encore deux sections et une demi-section. »

Kamara le scrutait. Sa posture trahissait le retour d’une certaine tension. « C’est là une force importante. Assez pour donner la supériorité à n’importe quelle faction de Taroa. Si nous n’acceptons pas votre aide, vous l’accorderez à d’autres, j’imagine ? »

Drakon secoua la tête. « Non. Je vous l’ai dit. Les Libres Taroans sont le seul parti que nous consentons à soutenir.

— Et si nous l’emportions grâce à vous ? Combien de vos soldats resteraient ?

— Sur votre planète ? Aucun. Mais sur ce chantier spatial, d’un autre côté… Nous aurons besoin d’eux à Midway quand ils en auront fini ici. »

Nouvelle pause. Puis Kamara eut un geste d’impuissance. « Nous n’avons sans doute pas d’autre choix que de vous croire. Pouvons-nous parler à quelqu’un des chantiers ? À l’un de nos concitoyens ?

— Bien sûr. Pourquoi pas ? Les serpents ont réussi à massacrer quelques travailleurs avant notre arrivée, mais tous les autres sont sains et saufs. J’ai fait boucler l’installation jusqu’à ce qu’elle soit entièrement sécurisée, mais je suis en train de lever cette mesure. Tout comme les restrictions sur les communications.

— Je parlerai au Congrès », déclara Kamara. Cette fois, il y avait plus de conviction dans sa voix.

Jadis, il aurait fallu un important état-major pour planifier et coordonner le déplacement de près de trois brigades depuis la station orbitale jusqu’à la surface de la planète. Mais, dans la mesure où les variables restaient peu nombreuses, les systèmes automatisés excellaient désormais à ces tâches de logistique. Entrez les données relatives aux effectifs et au matériel, les listes de navettes et de cargos, leurs positions respectives, et laissez le logiciel produire une solution circonstanciée, donner les instructions nécessaires et superviser ensuite tout le processus. Morgan et Malin pouvaient sans encombre surveiller les opérations en quête de pépins éventuels et, malgré tout, accorder à Drakon assez de temps pour l’aider à résoudre d’autres problèmes de planification, rendus plus complexes par le caractère imprévisible du comportement humain.

Le QG des Libres Taroans avait été naguère celui des forces planétaires des Mondes syndiqués, de sorte qu’il était parfaitement adapté, même avec son équipement plus vétuste que celui des installations de Midway, Taroa n’ayant pas la même valeur stratégique et ne bénéficiant donc pas d’une priorité en matière de renouvellement.

Drakon étudiait une carte qui flottait au-dessus de la table du principal centre de commande. Le globe virtuel qui tournait lentement sur lui-même juste à côté permettait à chacun de zoomer sur la zone de son choix ou de changer de secteur, mais la carte était présentement réglée pour montrer la majeure partie du continent austral occupé. Le continent septentrional de Taroa était certes vaste, mais si proche du pôle qu’il se composait de plaines gelées désertes et de montagnes croulant sous les glaciers. Nul n’y vivait, hormis les rares occupants de quelques stations de recherches et autres postes de sauvetage.

Jusque-là, la population s’était cantonnée sur le continent austral bien plus hospitalier, à cheval sur l’équateur. À un moment donné d’un passé pas très éloigné, du moins à l’aune de la durée de vie des mondes, un objet avait ricoché à la surface de la planète, provoquant l’éruption d’une grande quantité de lave bouillonnante qui avait formé ce continent. La vie commençait seulement à se remettre de ce qui aurait pu être un cataclysme quand les hommes avaient débarqué et découvert une terre hérissée de volcans et de collines acérés, tranchants comme des rasoirs, séparés par des vallées aux forêts luxuriantes.

« Foutue planète pour livrer une guerre, fit remarquer Morgan. On prend une toute petite vallée et un mur naturel protège la suivante. »

La vice-CECH Kamara acquiesça de la tête. « C’est un des éléments qui nous a conduits au match nul. Défendre le sol de la planète était relativement facile. Les aéronefs dont nous disposions, nous et les autres factions, ont été très vite mis hors de combat, si bien que nous ne pouvions plus enjamber les crêtes. Les versants sont trop escarpés pour qu’on les escalade, même en cuirasse de combat, de sorte que les fantassins doivent progresser pas à pas, grimper une pente puis dévaler la suivante. Il n’en faut pas beaucoup pour les épuiser tous. »

Morgan lui décocha un coup d’œil méprisant. « Combien vous a-t-il fallu perdre de fantassins pour l’apprendre ? »

Kamara lui rendit son regard. « À nous ? Très peu au cours d’opérations offensives. Ce sont les loyalistes qui se sont fait hacher menu en tentant de reprendre le contrôle de territoires qui nous appartenaient, et les Travailleurs Universels, qui avaient envoyé des raz-de-marée humains à l’assaut de ces crêtes, jusqu’à ce que nous en ayons tellement massacré qu’ils se sont retrouvés à court de chair à canon.

— Vous l’avez joué intelligemment, fit observer Malin.

— Je ne sais pas si c’était intelligent. J’avais réussi à convaincre le Congrès provisoire qu’il valait mieux suspendre nos attaques puisque nous avions davantage de chances de l’emporter en laissant les loyalistes et les travailleurs s’épuiser à la tâche. Mais j’ai été soumise ensuite à une pression de plus en plus forte, exigeant que j’organise des opérations offensives parce que tous redoutaient qu’un renfort des Mondes syndiqués ne vienne soutenir les loyalistes et nous écraser. » Kamara secoua la tête en soupirant. « J’étais bien consciente que je ne faisais que gagner du temps. Nous ne pouvions pas l’emporter et nous ne cessions pas de nous affaiblir par rapport aux loyalistes.

— Vous avez fait ce qu’il fallait, déclara Drakon. Vous n’auriez sans doute pas pu remporter la victoire, mais vous auriez pu perdre la partie beaucoup plus vite si vous aviez saigné vos troupes lors d’attaques futiles. Le gouvernement des Mondes syndiqués a maille à partir dans de nombreux systèmes et ne dispose pas d’assez de forces pour mater toutes les rébellions qu’il voudrait, loin s’en faut. Taroa devrait se trouver tout en bas de sa liste des priorités, à moins qu’il n’ait envoyé une flottille dans les parages pour une autre raison. » Telle que la reprise de Midway, par exemple, mais il n’était pas nécessaire de soulever la question. « Quelqu’un d’autre aurait pu se présenter pour rééquilibrer en votre faveur les plateaux de la balance. Et c’est ce qui s’est produit.

— C’est le raisonnement que j’ai tenu, affirma Kamara, que les paroles de Drakon semblaient ravir. Mais cette position solitaire s’est faite progressivement de plus en plus intenable. Trop de gens aspirent à des résultats immédiats sans se soucier des chances de succès ni du prix à payer. » Elle revint à la carte pour désigner des éclaboussures rouges là où, dans certaines vallées, se dressaient des villes ou de petites cités, le plus souvent quand ces vallées débouchaient sur le littoral, permettant ainsi un accès plus facile à la mer. « Les principales places fortes loyalistes se trouvent dans ces zones-là.

— Comment se fait-il que personne n’ait tenté de les investir par la voie maritime ? demanda Drakon. Fronts de mer encaissés, larges zones de tirs, récifs acérés juste devant la côte, avec d’étroits chenaux entre eux qui se prêtent admirablement aux massacres, mines… » La vice-CECH Kamara haussa les épaules en affichant une amertume qui contrastait avec la nonchalance de son geste. « On l’a tenté quelquefois. Moi-même je m’y suis essayée, en espérant que les loyalistes se fieraient à l’efficacité de leurs défenses côtières et concentreraient plutôt leurs efforts sur des attaques terrestres. Je me trompais. C’est là que nous avons subi les plus lourdes pertes.

— La CECH Rahmin commande-t-elle toujours aux forces syndics loyalistes ? s’enquit Malin.

— Jusqu’à il y a deux semaines. Une équipe suicide des Travailleurs Universels s’est alors introduite dans la capitale provisoire des loyalistes et s’est frayé un chemin à coups d’explosifs jusqu’à leur centre stratégique. » La perte de son ancien supérieur hiérarchique ne semblait guère émouvoir la vice-CECH Kamara. « C’est maintenant une vipère qui mène le bal. Le CECH Ukula. »

Malin désigna la carte d’un geste. « Si nous éliminions les serpents, les troupes régulières continueraient-elles de combattre ?

— Oui, si elles se persuadent que leur reddition se soldera par leur liquidation.

— C’est possible ? demanda Drakon.

— Certaines unités ont commis de graves atrocités. Elles auront du mal à se rendre, répondit Kamara aussi calmement que si elle parlait des conditions de la circulation. D’autres se sont bien mieux comportées. »

Morgan sourit. « Nous pourrions alors diviser les troupes loyalistes. Il suffirait de contacter les unités qui seront autorisées à se rendre.

— Je peux vous les citer, convint Kamara. Mais les contacter secrètement sera sans doute plus…

— Aucun problème, la coupa Morgan, dont le sourire se fit féroce. Je peux m’en charger. »

Kamara la fixa longuement puis reporta le regard sur la carte.

Malin fit courir son index sur des taches violettes éparpillées sur la carte mais toutes concentrées dans des zones urbaines. « Ce sont là les secteurs contrôlés par les Travailleurs Universels ?

— Grosso modo, acquiesça Kamara d’un air écœuré. Si nous pouvions rabattre leur caquet aux serpents et retourner tous nos moyens contre les Travailleurs Universels, je crois qu’ils flancheraient assez vite parce qu’ils sont complètement vidés. Bon, bien sûr, les travailleurs ont touché les mauvaises cartes. Mais ceux qui se sont ralliés aux Travailleurs Universels connaissent à présent un sort bien pire. Je vous ai parlé des vagues humaines que les TU nous ont envoyées. Il y a de véritables tarés parmi ceux qui ont pris le pouvoir chez eux. Leurs opposants ont été accusés de trahison, arrêtés et fusillés, quand ils n’ont pas tout bonnement disparu. Ces temps-ci, leurs dirigeants massacrent davantage de leurs propres partisans au cours de leurs purges que nous n’en tuons nous-mêmes au combat.

— Cannibalisation de la révolution dès que les plus radicaux se mettent à rivaliser de pureté idéologique, commenta Malin. C’est arrivé d’innombrables fois par le passé. Pour l’heure, la majorité des gens qui aspirent à la stabilité dans ce système sont attirés par les loyalistes, en qui ils voient une protection contre les Libres Taroans et les Travailleurs Universels. Mais, si les loyalistes lâchent prise, ils devront choisir entre…

— … liberté et cinglés homicides, termina Kamara. Nous ferons bonne figure à ce moment-là, j’imagine, aux yeux de tous ceux qui voudront choisir leur camp. » Elle se tourna vers Drakon. « Les loyalistes nous ont proposé de mener des opérations conjointes contre les Travailleurs Universels, mais je n’ai pas mordu à cet hameçon empoisonné. »

Drakon eut un sourire torve. Il se félicitait que Kamara n’eût pas cherché à dissimuler cette proposition à ses nouveaux alliés. Il étudia de nouveau la carte, grossissant certains détails pour tenter de repérer des positions propices à des frappes chirurgicales. « Colonel Malin, veuillez contacter les colonels Gaiene, Kaï et Senski. Nous avons une chasse aux serpents à organiser.

— Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre de grands pans de notre infrastructure, lâcha Kamara. Les loyalistes non plus, au demeurant, ce qui les a sans doute retenus de nous bombarder de projectiles cinétiques depuis l’orbite. »

Morgan laissa échapper un soupir moqueur. « Vous voulez vaincre les loyalistes sans rien casser ? »

Kamara soutint calmement son regard et hocha la tête. « En effet. Ils détiennent les installations les plus critiques de la surface. Si nous n’héritons que de ruines, notre victoire sera vaine.

— Les serpents pratiquent la politique de la terre brûlée depuis que nous les combattons, affirma Malin. Dès qu’ils savent leur défaite inéluctable, ils cherchent à nous entraîner dans leur chute.

— Alors il faudra veiller à ce qu’ils l’ignorent jusqu’au tout dernier moment, répondit Drakon. Colonel Morgan, tâchez de découvrir quelles sont les unités dont vous voulez débarrasser la vice-CECH Kamara et mettez-vous à l’œuvre. Je veux savoir aussi qui elles sont, afin que nous bâtissions nos plans autour d’elles pour frapper d’abord les autres.

— À quelle fréquence dois-je vous tenir au courant de mes résultats ? s’enquit Morgan.

— Informez-moi de ce que je dois savoir dès que vous le jugerez nécessaire. Sinon, je vous laisse la bride sur le cou. »

Elle sourit. « Pas de problème. »

Kamara se gratta la gorge. « Vous avez laissé deux compagnies pour occuper les chantiers spatiaux. Nous serions heureux d’y dépêcher une partie de nos miliciens pour maintenir le contrôle et laisser les mains libres à vos hommes. »

Au tour de Drakon de lui sourire. Tu serais surtout heureuse de prendre le contrôle de ces chantiers spatiaux, je parie. Crois-tu vraiment que je vais te les remettre aussi facilement ? « Tant que nos vaisseaux protègent les chantiers, il vaut mieux qu’ils aient affaire aux nôtres en cas de menace. »

Kamara observa une seconde de silence puis opina. « Certainement. Je comprends. »

Au moins comprenait-elle que les Libres Taroans n’étaient pas en position d’exiger les chantiers spatiaux.

Le colonel Rogero regagnait seul ses quartiers après une réunion de coordination avec les représentants de la présidente Iceni. Rassembler des gens très éloignés les uns des autres était relativement aisé puisque tous se retrouvaient dans le même local virtuel, mais il n’était pas moins facile, en dépit de toutes les mesures de précaution, de se brancher sur ces conférences pour les surveiller. Le SSI, et peut-être d’autres encore, devait écouter aux portes. Quand l’objet de la réunion était d’importance ou qu’il devait absolument rester confidentiel, on se débrouillait d’ordinaire pour décider d’un local réel au tout dernier moment. C’était certes beaucoup plus sûr mais cela se soldait parfois par de très longues trottes alors que le ciel s’assombrissait au crépuscule et que les rues étaient encore plongées dans la pénombre, le temps qu’il fît assez nuit pour que s’allument les lampadaires.

Rogero aurait pu se rendre dans un des bars de la ville ou aller dîner dans un de ses restaurants, mais il préférait s’absorber dans son travail. Chaque fois qu’il entrait dans un bar ou un café, il se surprenait à la chercher du regard dans le public, conscient pourtant qu’elle ne pouvait en aucun cas se trouver là. Un de ces jours, je te paierai un coup, avait dit Bradamont à leur dernière rencontre. Un de ces jours, je t’inviterai au restaurant, avait-il répondu. Aucun n’y avait réellement cru, mais Rogero persistait à fouiller la foule des yeux.

Elle était passée par Midway. Elle lui avait envoyé un message. Mais ça n’en restait pas moins impossible.

Ce soir-là, donc, il regagna directement ses quartiers. Mais, bien qu’il suivît un trajet rectiligne, il ne marchait pas droit devant lui ni à une allure régulière. Ses réflexes acquis de militaire aguerri lui étaient devenus instinctifs, de sorte que, sans même y penser, il accélérait ou ralentissait entre deux enjambées, virait brusquement à droite ou à gauche, se déplaçait légèrement pour interposer des objets matériels entre sa personne et une éventuelle ligne de mire. Cela rendait particulièrement ardue toute tentative pour le cibler sur le champ de bataille et pouvait être prodigieusement exaspérant pour tous ceux à qui il arrivait de lui tenir compagnie en d’autres occasions. Mais s’en abstenir exigeait de sa part un effort conscient, si bien qu’il s’abandonnait à son instinct lorsqu’il marchait tout seul.

Alors qu’il précipitait brusquement le pas, la balle qu’on venait de lui tirer dans la tête se borna à lui égratigner l’arrière du crâne.

Il bascula en avant, se laissa rouler derrière le plus proche réverbère, l’arme déjà au poing, et chercha des yeux l’assassin dans le noir. Les lampadaires s’allumèrent, activés non par la tombée imminente de la nuit mais par les senseurs qui avaient détecté le tir, et des sirènes se mirent à ululer à proximité. La police ne tarderait pas à rappliquer, il ferait une déposition et elle se mettrait en quête du tueur.

Rogero savait qu’elle ne trouverait personne. Ça ressemblait trop au travail d’un professionnel. Il leva sa main libre pour toucher la balafre sanglante qui lui barrait l’occiput. On avait tenté de le tuer, mais l’identité de l’exécutant importait moins que celle de son commanditaire. Cela dit, avait-il vraiment échappé à la mort ? Ne l’avait-on pas manqué intentionnellement, en guise d’avertissement ? Auquel cas de qui pouvait-il bien venir ? Et était-il destiné à lui-même ou au général Drakon ?

Mais celui qui avait tiré savait forcément qu’il avait rendez-vous avec les représentants de la présidente Iceni et connaissait aussi le lieu de cette réunion, de sorte qu’il avait pu prédire quel trajet Rogero emprunterait pour rentrer chez lui.

« Déclenchez le bombardement », ordonna Drakon. Il se tenait dans le centre stratégique des Libres Taroans, le regard braqué sur l’écran où s’affichait la grande carte, laquelle avait pivoté et s’était relevée pour lui permettre d’observer les opérations. Dans l’idéal, il aurait dû se trouver à l’extérieur avec les attaquants, mais il se passait trop d’événements en même temps, tous largement dispersés, et il devait impérativement se trouver là où il pourrait surveiller le tableau général, à l’écart, autant que possible, de toute source de distraction.

Les trajectoires des projectiles cinétiques largués par les vaisseaux en orbite s’affichèrent sur l’écran, s’incurvant vers la surface comme une averse ciblée avec précision. Tous étaient synchronisés pour s’abattre au même instant et, au lieu de frapper les trois vallées visées, ils formaient des nappes ou des rideaux plongeant vers leurs défenses, installées à la lisière des montagnes qui les entouraient et le long des côtes étroites où elles débouchaient dans la mer.

Les brigades de Drakon, renforcées par une partie des troupes des Libres Taroans, s’amassaient sur les autres versants de ces vallées. Trois brigades, trois vallées, chacune tenue par un bataillon inférieur en nombre. Une armée à la supériorité écrasante déployée contre les sections les plus coriaces des rangs loyalistes. La victoire était certes indubitable, mais, s’ils ne parvenaient pas à l’emporter à point nommé, les serpents feraient tout exploser, auquel cas elle resterait vaine et aurait encore coûté la vie à d’autres soldats.

Drakon ne quittait pas des yeux les cailloux : de simples masses métalliques dirigées avec précision et accumulant de l’énergie cinétique à chaque seconde de leur chute. Des milliers de mètres séparaient l’orbite de la surface et les projectiles se déplaçaient déjà à haute vélocité lors de leur largage. Les secondes du compte à rebours s’égrenaient très vite, en un tourbillon de chiffres trop rapide pour qu’on pût les lire. Puis les cailloux frappèrent.

Ce fut comme si des alignements de volcans étaient entrés en éruption le long des crêtes : roches et poussière jaillirent vers le ciel, la terre trembla et, au lieu de l’impact sourd produit par chaque collision, on perçut comme un rugissement prolongé. Les défenses des crêtes disparurent, réduites à des décombres.

Drakon s’était déjà trouvé à proximité de bombardements similaires. En fermant les yeux, il aurait pu voir les cailloux frapper. Tant ceux largués par les vaisseaux des Mondes syndiqués pour pilonner les défenses de l’Alliance juste avant que lui-même n’envoie ses soldats s’emparer du terrain, que ceux qu’avaient fait pleuvoir sur lui les bâtiments de l’Alliance. Hommes, femmes et édifices disparaissaient corps et biens sous ces bombardements, pulvérisés, laissant des champs de bataille étrangement déserts et vierges de tout cadavre. C’est à cela que ressemble véritablement l’enfer. Ni flammes ni démons, mais quelque part où la mort est passée et où il ne subsiste plus rien, aucun signe de présence humaine, parce que d’autres hommes en ont annihilé toute trace et éliminé aussi toute vie alentour.

Je sais ce que ressent le colonel Gaiene. J’en ai plus qu’assez d’engendrer des enfers.

Mais je ne connais aucun moyen d’obtenir ce résultat sans tuer davantage de monde encore.

La sentinelle qui assistait, bouche bée, à ce déferlement de violence tout au long des crêtes mourut sans même savoir que Roh Morgan se tenait tout près d’elle. Un instant plus tard, le véhicule antiaérien qu’elle gardait tanguait, déchiqueté par une mine magnétique en même temps que son servant. Profitant de la diversion offerte par le bombardement cinétique, les commandos en combinaison furtive qui s’étaient prudemment infiltrés au cours des derniers jours entrèrent en action en même temps, frappant des points précis pour éliminer les défenses mobiles installées au sein de la population afin de dissuader les bombardements.

Un peloton descendit la rue au pas de gymnastique, cherchant l’ennemi des yeux. Morgan visa soigneusement et descendit son chef, qui s’était trahi en gesticulant trop ouvertement pour donner ses ordres. Elle abattit en souriant deux autres soldats puis changea de position, des tirs arrosant la zone où elle s’était postée.

Un civil qui traversait la rue en proie à la panique bloqua sa ligne de mire. Agacée, elle tira deux autres coups qui traversèrent le civil avant de cueillir le soldat qui se tenait derrière lui.

Des voyants verts clignotèrent sur la visière de son casque, lui apprenant que les autres commandos de la vallée avaient eux aussi touché leurs cibles.

Mais tout cela n’était qu’une diversion destinée à confondre les serpents et les noyer sous des rapports signalant activité et menaces en provenance de partout. Elle avait très tôt retenu cette leçon : il est facile de distraire les gens et de les désorienter en leur balançant à la figure un trop-plein d’images, d’idées et d’émotions. Les hommes en particulier avaient tendance à perdre toute faculté de raisonnement quand les femmes usaient de leurs charmes, mais on pouvait déstabiliser pratiquement tout être humain pourvu qu’on le soumît à une trop forte surcharge mentale.

Sauf elle. Morgan avait le don de toujours distinguer ses objectifs avec une lucidité limpide comme le cristal, quel que fût le chaos qui régnait autour d’elle. Tout s’était mis en place avec précision quand on l’avait arrachée à cet astéroïde. Elle était née une seconde fois, parce qu’elle avait un destin. En l’acceptant parmi ses officiers, Drakon avait participé de cette destinée. Lui l’ignorait encore. Mais elle le savait depuis très longtemps.

Elle s’adossa calmement au mur le plus proche, parfaitement insensible aux tirs sporadiques des petites armes de poing des survivants de l’escouade loyaliste, et tapa une commande codée. Les ventouses magnétiques fantoches que son équipe et elle avaient préalablement fixées aux embranchements critiques du réseau de commande loyaliste entrèrent en fonction et transmirent des instructions fallacieuses et des données erronées. Dans le déluge de rapports entrants, les serpents en verraient de nombreux signalant que tout allait bien, et, dans cette masse surabondante d’informations, leur esprit ne distinguerait que ce qu’il espérait y trouver.

« Voilà le signal, déclara la vice-CECH Kamara alors que de violentes explosions se produisaient dans les trois vallées. Les commandos ont aplani les difficultés là-bas. »

Drakon hocha la tête. « À toutes les brigades ! Giclez ! »

Les navettes bondirent, manquant parfois d’éborgner le sommet des crêtes en sautant l’obstacle à travers la poussière qui continuait de retomber, pour fondre ensuite vers le fond des vallées. Nombre d’entre elles appartenaient à Drakon, mais d’autres, vestiges cabossés de la force aérospatiale qui protégeait naguère le ciel et les orbites basses de la planète, étaient aux Libres Taroans. Ces pilotes taroans qui avaient survécu jusque-là étaient soit chanceux, soit très doués, et les deux qualités leur étaient fort utiles pour mener les navettes de Midway à l’attaque. Seuls quelques tirs épars de ceux des défenseurs rescapés qui n’avaient pas été désorientés, mis hors de combat ou anéantis par le bombardement ou les commandos les accueillirent.

Le colonel Malin s’arrêta pour observer le banc de vapeur qui, dans cette vallée, protégeait le QG des loyalistes. L’eau qui en dégouttait permettrait de détecter les combinaisons furtives les plus efficaces et interdirait toute infiltration du complexe.

Mais cette barrière trahissait aussi sa présence en l’isolant des bâtiments environnants. Bien que le complexe fût quasiment invisible du ciel, Malin était en mesure de le localiser avec précision depuis son poste d’observation.

Elle permettait aussi de repérer assez aisément les câbles de communication enterrés qui partaient de l’édifice. Les ventouses magnétiques s’activaient déjà sur ces lignes, transmettaient des données rassurantes et bloquaient les codes d’activation des alarmes. Malin surveillait d’un œil sombre les relevés en provenance des ventouses et s’assurait que les protocoles et les codes acquis au QG du SSI de Midway étaient bel et bien outrepassés et œuvraient désormais à saper l’autorité des serpents de Taroa.

Ne tiens jamais rien pour acquis. Garde toujours plusieurs plans C derrière tes plans B. Pour une raison inconnue, les puissances supérieures avaient livré le territoire syndic aux caprices des dieux du chaos. Rétablir l’harmonie exigerait de chevaucher les vagues de ce chaos, de trouver le moyen d’apaiser graduellement la tempête en usant de la force nécessaire.

Cela demandait parfois de déchaîner d’autres ouragans.

Il appela le croiseur lourd pour lui fournir les coordonnées du largage puis s’éloigna du complexe le plus vite possible sans trahir sa présence, en même temps qu’il transmettait aux autres commandos de la vallée une mise en garde les prévenant de se méfier des impacts.

Quelques secondes plus tard, deux projectiles cinétiques traversaient l’atmosphère, trop rapides pour être visibles à l’œil nu mais laissant dans leur erre de létales traînées de lumière. Le sol frémit ; le QG loyaliste n’était plus qu’un cratère.

Mais, sur l’écran de Malin, les ventouses signalaient que des données circulaient encore entre le QG détruit et l’extérieur. Futé ! Même les références internes donnent de fausses informations sur la localisation. Je dois trouver le vrai QG et le mettre hors circuit avant qu’il n’envoie des ordres pernicieux.

Malin et ses commandos se remirent au travail.

« Le colonel Malin transmet un rapport négatif sur l’accomplissement de sa mission, rapporta Senski. Les voyants sont au rouge. »

Kamara râpa sa console des phalanges comme si ce geste pouvait modifier les données qu’affichait son écran. « Notre bombardement a détruit la cible aux coordonnées qu’il nous a fournies, râla-t-elle.

— Si Malin dit que c’est raté, c’est que c’est raté, affirma Drakon, les yeux plissés, en même temps qu’il évaluait la situation dans les trois vallées. Continuez de progresser puis livrez votre assaut, colonel Senski.

— Mais, mon général, si le QG des serpents est encore opérationnel, toute information suffisamment précise qui leur parviendrait pourrait les inciter à déclencher une machine infernale.

— Plus longtemps durera cette opération, plus les chances pour que cela se produise augmenteront, colonel. Entrez et investissez votre objectif. Si Malin a besoin d’une couverture pour éliminer les serpents, votre assaut devrait faire l’affaire. »

Kamara fixait sombrement l’écran. « Il pourrait y avoir dans cette ville une machine infernale des serpents, dit-elle à Drakon. Ils cherchent autant que possible à reconquérir les territoires de la planète entrés en rébellion plutôt qu’à l’atomiser, mais, si le CECH Ukula se rend compte de ce qui se passe…

— … on prendra un fameux coup de pied au cul, conclut Drakon en s’efforçant d’adopter un ton dégagé. Je l’avais pressenti. Mais reculer ou hésiter maintenant ne ferait qu’augmenter les risques. »

Elle lui adressa un sourire désabusé. « Dans la mesure où nos deux culs sont en jeu, j’espère que vous ne vous trompez pas. »

Moi aussi. « Malin va détruire le QG des serpents. »

Les unités principales des brigades atteignaient leurs objectifs ; les navettes atterrissaient rudement et déversaient des soldats en cuirasse de combat à l’écrasante supériorité numérique. Malmenés, désorganisés et recevant grâce aux ventouses posées sur les lignes des serpents des ordres contradictoires, les défenseurs continuaient de résister ici et là mais se rendaient ailleurs.

« Lignes de commandement coupées dans cette vallée, rapporta le colonel Kaï, l’air parfaitement maître de lui au milieu des combats.

— Comment pouvez-vous savoir que vous avez eu toutes les lignes de commandement ? demanda Kamara.

— Nous avons coupé toutes les lignes sauf les nôtres, répondit Kaï. Ce pan de votre infrastructure sera plus facile à réparer que si cette zone avait été transformée en cratère. »

Avant que Kamara eût pu répondre, une autre transmission attirait leur attention.

« Enfer ! » rugit le colonel Gaiene.

Drakon se concentra de nouveau sur les unités de celui-ci et vit, entremêlés avec ceux des soldats de Gaiene, une pléthore de marqueurs rouges. « Avez-vous besoin que je fasse donner la réserve, Conrad ?

— Jamais de la vie ! On nous a largués pile sur les baraquements des serpents de cette vallée au lieu de la rue suivante ! Le renseignement s’est encore planté, comme d’habitude ! » Gaiene tirait simultanément, en pivotant pour descendre des ennemis qui surgissaient de tous côtés.

Les serpents s’étaient arrangés pour activer des brouilleurs locaux. Entre ces brouillages et la masse confuse et intriquée des soldats et des serpents, Drakon avait le plus grand mal à évaluer la situation : les marqueurs sautaient, clignotaient, s’éteignaient puis se rallumaient. « Je vous envoie la réserve, Conrad. » Il ne lui restait que deux pelotons, mais ça devrait suffire. Hélas, il leur faudrait un bon moment pour arriver sur site, même à la vélocité maximale des navettes.

« Ne prenez pas cette peine ! rétorqua Gaiene. Il me reste des tonnes de munitions et de troufions. C’est surtout de cibles que nous allons manquer ! »

Kamara voyait les marqueurs rouges se dissiper sur son écran comme autant de bulles de savon sur une assiette chaude. « Moi qui le prenais pour un soiffard !

— C’en est un, admit Drakon. Mais aussi un fichu bon combattant.

— Coupez tout ! ordonna Gaiene à ses hommes. Sectionnez tous les câbles de communication que vous trouverez ! On s’inquiétera plus tard de leur destination. »

Drakon étudia la situation dans la vallée de Gaiene puis dans celles où opéraient Kaï et Morgan. Les loyalistes et les serpents perdaient rapidement du terrain. Néanmoins, à mesure qu’on coupait les communications, les ventouses magnétiques perdaient elles aussi leur capacité à leurrer et abuser les serpents à coups d’ordres et de contrordres. Malin, il te reste très peu de temps avant que leur commandant ne se rende réellement compte de la vilaine tournure que ça prend.

Depuis son poste d’observation à couvert, Bran Malin examinait l’immeuble d’en face, d’aspect banal, dont les senseurs de sa combinaison furtive lui avaient appris qu’il était bourré de défenses. Il avait aperçu à l’intérieur des silhouettes cuirassées, passant trop vite devant les fenêtres pour qu’on pût les distinguer clairement, et personne n’en était sorti, en dépit de la clameur des combats, depuis que le corps principal de la brigade du colonel Senski avait atterri un peu partout dans la vallée. Certes, on pouvait en partie attribuer cela aux ventouses magnétiques, qui laissaient les serpents dans l’incertitude quant à la réalité de la situation, mais, maintenant que le fracas de la bataille était si proche qu’il devenait audible, on pouvait s’étonner qu’aucun éclaireur n’eût été envoyé en reconnaissance. On devait seulement en déduire que les occupants de cet immeuble accordaient la plus haute priorité à leur dissimulation.

Des câbles terrestres pleinement sécurisés s’étiraient depuis le cratère du QG originel jusqu’à cet immeuble. C’étaient eux qui les y avaient conduits. Malin les avait suivis et, à présent, il examinait l’édifice. Des appartements occupaient les étages supérieurs, fournissant ainsi un excellent camouflage lorsqu’on l’observait du ciel, en même temps que les citoyens qui en sortaient ou y entraient, de jour comme de nuit, contribuaient à renforcer l’impression d’un bâtiment anodin. C’est donc qu’il devait rester des résidents dans ces locaux, même si l’on n’en voyait aucun.

Demander une nouvelle frappe orbitale afin d’être sûr que les serpents ne pourraient pas activer une machine infernale au cours de leurs dernières minutes d’agonie ? Conscient qu’il ne disposait que de quelques secondes pour prendre sa décision, Malin jeta un ultime regard aux appartements.

Fais le nécessaire. Il faut parfois sacrifier des gens. La décision et les torts te reviennent.

Il appela le croiseur puis prit un peu de recul, profitant du bref délai que lui laissèrent les trois projectiles cinétiques qui, après avoir traversé l’atmosphère, déchiquetèrent l’immeuble et, sans doute, le bunker consolidé qui devait se trouver au sous-sol. Malin resta plaqué à terre pendant que retombaient les débris de l’immeuble ; il s’efforçait de se concentrer sur l’objectif plus large qu’il servait plutôt que sur ceux qui venaient de trouver la mort.

Un clignotement lui apprit que les ventouses magnétiques ne trouvaient plus aucun nodal de commandement des serpents en activité. Il s’interdit tout sentiment de triomphe, emmura ses remords derrière les mêmes barrières de défense et transmit son rapport : « Mission accomplie. »

Drakon sentit littéralement la tension le déserter lorsque le marqueur de Malin clignota vert pour lui signifier son succès. « Très bien. Plions ça, transmit-il à ses officiers.

— C’est fait ici, rapporta Gaiene sur un canal auquel seul Drakon pouvait accéder sans recourir au réseau de commandement. Nous sommes à court de serpents. Les citoyens réagissent tous très bien. Nous avons obtenu la reddition de bon nombre de loyalistes. La valeur d’une compagnie. Ils appartiennent à différentes unités, mais toutes sont sur la liste rouge des Libres Taroans : Ne faites pas de prisonniers. »

Drakon se tourna vers la vice-CECH Kamara, laquelle débattait avec quelques-uns de ses commandants de la nécessité d’envoyer leurs hommes dans les vallées investies par ceux de Drakon. « Tous ceux qui se rendent feront porter à d’autres la responsabilité des atrocités, j’imagine, lâcha-t-il.

— C’est exact. Je pourrais les descendre tous sur-le-champ, ajouta négligemment Gaiene. Ou les livrer aux Libres Taroans, ce qui ne retarderait que brièvement leur trépas. Ou encore faire patienter quelques navettes vides au cas où il faudrait transporter des blessés vers les chantiers spatiaux. Nous aurons besoin de tous les bons soldats.

— Ça nous laisserait un peu de temps pour les… euh… trier, convint Drakon. Dépêchez donc ces “blessés” aux chantiers spatiaux, mais assurez-vous qu’ils sont désarmés et surveillés par une forte escorte. Soumettez-les à un interrogatoire complet sous senseurs pour découvrir s’ils ont réellement les mains propres. Nous nous occuperons plus tard des coupables.

— Comme vous voudrez, mon général. Content que nous ayons eu cette conversation.

— J’y ai moi aussi pris plaisir, colonel Gaiene. »

Le colonel Kaï fut le suivant à faire son rapport. Il semblait quelque peu penaud. « Nous avons une poche de résistance. » La retransmission vidéo montra à Drakon un grand immeuble à la façade déjà criblée de balles, d’où se déversait un déluge de feu dès que des soldats de Kaï pointaient le museau.

« Des durs à cuire se sont barricadés dans un bâtiment bourré de civils », expliqua Kaï, comme s’il en voulait à ces citoyens de s’être fourrés dans un tel guêpier. C’était d’ailleurs probablement le cas. Kaï exécrait tout ce qui risquait d’entraver le déroulement sans heurt des opérations. « L’équivalent d’un peloton, avec des armes lourdes. Je pourrais détruire le bâtiment sans difficulté, mais vous nous avez ordonné d’épargner le plus possible les civils. » Cette fois, le ton de Kaï était accusateur : les instructions de Drakon lui interdisaient de recourir à la plus simple des solutions.

Le visage de la vice-CECH Kamara affichait une expression sévère. « Il devrait se faire ces loyalistes. »

Drakon la fixa en arquant un sourcil. « En tuant tous les citoyens de l’immeuble ? Il est énorme. On parle sans doute de centaines de gens.

— Nous sommes disposés à payer ce prix.

— Quelle grandeur d’âme ! s’exclama Drakon en appuyant sur le sarcasme. Vous êtes prête à les laisser mourir. Je suis conscient que vous avez livré une guerre civile, mais vous feriez pas mal de commencer à voir en ces civils vos concitoyens. Tenez-vous vraiment à voir mourir vos concitoyens, vice-CECH Kamara ? »

Elle se renfrogna. « Ils tiennent un immeuble bourré d’otages. Que préconisez-vous d’autre ?

— Que le colonel Kaï leur promette qu’aucun de ses soldats ne tirera sur eux s’ils en sortent.

— Vous n’êtes pas sérieux ! Savez-vous au moins de quoi se sont rendus coupables les soldats de cette unité ? Pas question de les laisser se défiler. »

Le sourire de Drakon était dépourvu de tout humour. « Ai-je dit cela ? Nous ne pouvons certes pas les récompenser pour cette prise d’otages, j’en conviens, surtout s’ils ont perpétré des atrocités comme celles que nous avons visionnées sur les enregistrements. Si ces loyalistes ne savent pas lire entre les lignes des promesses qu’on leur fait, je n’y suis pour rien. »

« Je ne peux pas confirmer la mort du CECH Ukula, déclara Malin. Mais tout porte à croire que son garde du corps, son état-major et lui-même ont péri quand nous avons détruit l’autre QG. Découvrir des fragments d’ADN dans les décombres et les identifier prendra du temps, m’est avis.

— Compris, répondit Drakon. Localiser le poste de commandement secondaire était finement joué. Nous nous inquiétions de la poche de résistance. Avez-vous rencontré des problèmes pour éliminer l’autre QG ? »

Malin secoua la tête, impavide. « Rien qui devrait vous inquiéter, mon général. Je m’en suis occupé. Le colonel Senski m’a informé que sa brigade en nettoie encore quelques-unes, mais, cela mis à part, la vallée est à vous.

— Merci. J’ai toujours rêvé d’en avoir une à moi. »

Au terme de longs pourparlers avec le colonel Kaï, les loyalistes finirent par émerger de l’immeuble.

« Ils s’entourent de citoyens qui leur servent de boucliers, fit observer Kaï, méprisant. Alors que je leur ai promis que mes soldats ne tireraient pas.

— À croire qu’ils ne nous font pas confiance, ironisa Morgan. Prête dès que vous le serez, mon général.

— Attendez qu’ils soient bien en vue pour les descendre, conseilla Drakon. À vous d’en donner l’ordre. »

Les loyalistes se trouvaient à mi-chemin de la navette qui devait censément les emporter pour les mettre à l’abri quand les commandos embusqués de Morgan ouvrirent le feu ; dès la première salve, la moitié du peloton ennemi mordit la poussière. Les survivants hésitèrent, indécis, se demandant s’ils devaient fuir, riposter ou massacrer les civils qui leur servaient de boucliers. Le temps de se décider, il n’en restait plus que deux en vie. Le premier tenta de se rendre mais périt avant même que ses armes n’eussent touché le sol, et le second réussit à tirer une unique balle perdue avant de s’abattre à son tour.

« Parfait. Tâchez de bien jouer votre rôle », conseilla Drakon.

Morgan et ses commandos coupèrent les circuits de furtivité de leurs combinaisons et se dirigèrent vers les civils pétrifiés de terreur au beau milieu des cadavres de leurs ravisseurs. « Je leur avais promis que mes soldats ne tireraient pas sur eux s’ils libéraient leurs otages civils, cria Kaï à Morgan, assez fort pour se faire entendre d’eux.

— Je ne leur ai strictement rien promis, répondit Morgan d’une voix tout aussi sonore. Et je ne travaille pas pour toi. Ces commandos sont sous mes ordres, pas sous les tiens.

— Les Libres Taroans tenaient à ce qu’il ne soit fait aucun mal à leurs concitoyens, fit remarquer Kaï.

— Alors ils devraient être contents. Nous n’avons tué que des serpents et ceux qui les assistaient. »

Kaï haussa les épaules, geste qu’amplifia encore sa cuirasse de combat, avant de se tourner vers les civils. « Vous pouvez rentrer chez vous. S’il y a des citoyens blessés dans l’immeuble, mes toubibs les soigneront. »

« Les citoyens ne voudront jamais y croire, protesta Kamara à leur retour au QG des Libres Taroans. Votre colonel Kaï était raide comme un bout de bois et le colonel Morgan avait l’air de rigoler.

— Le colonel Kaï est presque toujours raide comme un bout de bois, répondit Drakon. Je ne garde ni Morgan ni lui à mes côtés pour leurs performances d’acteur. Terrifiés et secoués comme ils l’étaient, ces civils ont dû gober la couleuvre. Nous venons de vous faire la meilleure publicité qui soit auprès des habitants de cette vallée. Tâchez ne pas la gâcher. »

La vice-CECH Kamara lui répondit d’un hochement de tête, l’air pensive, puis, lorsqu’elle prit enfin conscience de toutes les conséquences de l’opération, son visage s’éclaira graduellement et ses yeux brillèrent d’une joie mauvaise. « C’était l’ultime poche de résistance de ces trois vallées. Voilà qui met les loyalistes à genoux. Nous tenons désormais leurs trois vallées les plus importantes avec toute leur infrastructure de soutien, et nous les avons décapités. Leurs troupes restantes ne peuvent plus nous résister. Nous avons déjà reçu des nouvelles des commandants de deux des secteurs qu’ils tiennent encore, nous interrogeant sur les conditions de leur reddition.

— Parfait. » La liesse n’était pas entièrement de mise. La liste des pertes commençait de s’afficher. Morts et blessés n’étaient pas très nombreux pour une telle opération. Mais il y en avait quelques-uns.

Kamara conversait joyeusement avec d’autres représentants du Congrès provisoire de Taroa Libre. Drakon consulta l’écran, où les territoires contrôlés par les loyalistes avaient spectaculairement rétréci. Dehors, le soleil perçait difficilement à travers les nuages de poussière volcanique qui dérivaient dans le ciel.

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