Dix-huit

L’humeur de Drakon n’était pas à la hauteur de l’information qu’il rapportait.

« Apparemment, vous avez réussi en tout ce que nous étions convenus d’accomplir en vous envoyant à Taroa, lâcha Iceni.

— Pas en tout, grommela-t-il. Quand nous en sommes partis, la stabilité du gouvernement n’était pas acquise, loin s’en fallait.

— Vous pouviez difficilement attendre sur place qu’elle le fût. Selon mes représentants, Taroa penche pour une alliance officielle avec Midway. Ce serait déjà un début, et une incitation à l’envisager pour d’autres systèmes stellaires. » Iceni se massa les yeux de la main. « Parmi les nouvelles moins brillantes, vous en avez sans doute reçu du colonel Rogero, j’imagine.

— Et, de mon côté, j’imagine que vous n’avez pas réussi à débusquer celui qui a tenté de l’assassiner. »

Iceni abaissa la main pour le regarder dans le blanc des yeux. « J’avais ordonné qu’il ne soit fait aucun mal au colonel Rogero. Si quelqu’un de mon bord s’y est risqué, il a agi en dépit de mes ordres et je veillerai à le lui faire regretter. »

Drakon la scruta un instant avant de répondre. « Sous-entendriez-vous que c’est quelqu’un de mon bord qui a tenté de le tuer ?

— Je n’ai aucune information à cet égard, général. Donc, non, je ne sous-entends rien de tel. » Elle se demanda pourquoi Drakon avait si vite saisi cette balle au bond. S’inquiétait-il de la fiabilité d’un de ses proches ? La source qu’entretenait Iceni dans ses rangs était-elle en danger ?

Il secoua la tête. « J’ai du mal à croire qu’un citoyen ait pu lui tirer dessus. Mais des serpents qui se planqueraient encore…

— … pourraient bien avoir trempé dans l’attentat, convint-elle. Tout le monde s’efforce de dénicher un pareil nid de vipères. »

Cette fois, Drakon hocha la tête. Il s’arrachait enfin à son humeur acariâtre. « Je souhaitais souligner l’excellent comportement de la kommodore Marphissa. Nous n’avons rencontré aucun problème en matière en coordination et de soutien. Je n’ai jamais travaillé avec plus compétent commandant des forces mobiles.

— Heureuse de l’apprendre. J’allais lui confier le commandement du cuirassé dès qu’il serait opérationnel.

— Elle devrait s’en tirer aisément. Mais j’espère qu’on lui confiera bien davantage. Elle est très douée pour manœuvrer de multiples formations et unités.

— Je tâcherai de m’en souvenir. » Pourquoi diable Drakon s’évertuait-il tant à chanter les louanges de Marphissa ? Tous deux s’étaient trouvés en même temps à bord du croiseur lourd. L’état-major de Drakon voyait déjà en Marphissa l’un de ses agents. Le général l’aurait-il retournée contre la présidente, ou, tout du moins, aurait-il à ce point avancé dans ce sens qu’il souhaitait lui conférer davantage d’autorité au sein des forces mobiles ? « Vous avez ramené avec vous un grand nombre d’excellents spécialistes des chantiers spatiaux. Ils nous permettront de rendre le cuirassé opérationnel bien plus tôt que prévu.

— Dans quel délai ?

— Deux mois.

— Ça n’en laisse pas moins une large fenêtre ouverte aux menaces », marmotta Drakon. Puis, comme s’il se rendait compte qu’elle risquait d’y voir une critique, il coula un regard dans sa direction. « Je suis conscient que nous ne pouvons guère faire davantage, l’un et l’autre, pour l’achever plus vite, mais il nous faudra encore ramener de Taroa bon nombre de ces travailleurs, et le plus tôt possible, pour nous atteler à la seconde coque. »

Iceni soupira. « Un an au moins pour terminer celle-ci. Espérons que ce délai nous sera accordé.

— Un an pour l’extérieur. Nous pourrions activer le mouvement, obtenir un effort supplémentaire des travailleurs en leur offrant de vraies récompenses. » Il lui jeta un regard de défi. « Des primes aux ouvriers plutôt qu’aux cadres. »

Iceni haussa les sourcils. « Je ne vous savais pas si radical. Nous devons aussi nous mettre les cadres supérieurs et subalternes dans la poche. Des primes pour tous, peut-être ? Basées sur les résultats. »

La question lui valut un bref sourire sarcastique de Drakon. « Des primes basées sur les résultats ? Et c’est moi que vous traitez de radical ?

— Si vous n’y voyez pas d’objections, nous pourrions vérifier si un tel système fonctionne, sachant que les Syndics ont inculqué à nos gens le mépris de toute méthode d’évaluation. Il doit bien exister un moyen d’obtenir d’eux qu’ils restent concentrés sur l’obtention des résultats que nous désirons. Y a-t-il autre chose ? » s’enquit-elle. L’étrange nervosité de Drakon la rendait fébrile. Il avait dû se passer quelque chose. Mais quoi ? Togo n’avait rien découvert de nouveau, mais ses informateurs n’étaient pas des intimes du général. « Contente de vous savoir de retour, général Drakon. »

Il hocha pesamment la tête puis se leva pour partir.

Elle allait devoir consulter sa source la plus fiable. Et sans recours aux télécommunications. En dépit de tous les risques que cela comportait, quelque chose dans cette affaire exigeait un tête-à-tête.

De retour dans ses bureaux, Iceni s’assit après avoir verrouillé sa porte et activé ses alarmes. Pourquoi donc Drakon se conduisait-il en coupable ? L’explication la plus plausible, et assurément la plus terrifiante, c’était qu’il avait pris la décision de se retourner contre elle mais qu’il en était malheureux.

Elle fit pivoter sa chaise vers le mur virtuel qui se dressait derrière son bureau. Il montrait actuellement la ville de nuit vue depuis une grande hauteur, comme si ses bureaux, au lieu de se tapir douillettement en sous-sol, se trouvaient au sommet d’une montagne offrant un panorama idéal de la cité. Les lumières de la ville dévalaient en pente douce jusqu’au front de mer, où des vagues agitées qui se drossaient sur les brisants et les murs écumaient de phosphorescence. La main d’Iceni se posa sur un immeuble qui scintillait sur fond de ténèbres et s’aplatit dessus afin de permettre le scan de sa paume et de ses empreintes digitales : un pan de la fenêtre virtuelle disparut, remplacé par un carré de néant. Elle se livra ensuite à une bonne dizaine d’autres vérifications et déverrouillages, puis une petite porte blindée s’ouvrit.

Elle retira le document qui se trouvait dans le coffre. C’était la sortie papier d’un manuscrit, qu’elle ouvrit du pouce au hasard avant d’entreprendre de choisir les lettres dont elle aurait besoin pour composer son message. Procéder à partir d’un livre codé était sans doute fastidieux mais restait la seule méthode de cryptage indéchiffrable connue de l’humanité. Son contact devrait répondre à sa requête d’un entretien personnel en se servant du même code.

Elle sortit enfin du coffre-fort un mobile conçu pour rester indétectable, tapa un numéro puis attendit qu’une messagerie vocale lui eût annoncé qu’elle était prête à enregistrer. « Un Un Cinq. » C’était le numéro de la page. Puis « Six, dix, dix-sept… » Elle récita tous les chiffres correspondant à l’ordre de chaque mot dans la page puis raccrocha et rangea l’appareil dans le coffre.

Elle marqua une pause avant d’y replacer le document. D’innombrables volumes avaient été écrits par les hommes au fil des millénaires ; la plupart étaient conservés sous une forme virtuelle, enterrés sous un gigantesque amoncellement de réflexions humaines, mais les imprimés reliés n’avaient jamais réellement perdu leur attrait sur les lecteurs. Cela contribuait beaucoup à rendre indéchiffrables les livres cryptés, si vite que les systèmes pussent scanner le matériel pour tenter de casser les codes, puisque jamais deux impressions n’avaient besoin des mêmes marges ni de la même pagination. Il suffisait donc de disposer de deux impressions présentant exactement les mêmes paramètres, mais ne correspondant à aucune autre sortie imprimée du même opus.

Iceni fixait à présent le document, qu’elle avait précisément élu pour son grand âge, en se demandant ce qu’aurait pensé son auteur s’il avait appris qu’on lisait encore son ouvrage si longtemps après qu’il l’avait écrit sur la Vieille Terre elle-même, dans le système solaire, foyer de l’humanité que les citoyens vénéraient encore, y voyant à bon escient la patrie de leurs ancêtres. « Incredible Victory, de Walter Lord », articula-t-elle à voix basse en lisant le titre et le nom de l’auteur tout en suivant les lettres de l’index. Impensable Victoire. Le livre retraçait une très ancienne bataille de Midway qui s’était déroulée sur un site portant le même nom que son système stellaire. C’était d’ailleurs ce nom qui avait retenu son attention lorsqu’elle avait cherché un document dans cette intention. Elle-même ne se voyait pas comme quelqu’un de superstitieux, mais ce titre serait peut-être de bon augure.

Tout CECH pourvu d’un cerveau en état de fonctionner disposait d’au moins un passage dérobé lui permettant de quitter ses bureaux ou ses quartiers sans se faire repérer, d’une voie d’évasion connue de lui seul. Togo lui-même ignorait l’existence de celui qu’emprunta cette fois Iceni, car même à Togo on ne pouvait entièrement faire confiance.

À personne, au demeurant. Un CECH devait retenir cette leçon s’il tenait à survivre.

Emmitouflée dans un manteau pour se protéger du vent vespéral, le visage à moitié enfoui dans son col relevé, elle arpentait des rues pratiquement désertes à cette heure tardive. Elle se sentait comme nue sans ses gardes du corps, et pourtant ses vêtements dissimulaient d’impressionnants moyens de défense. Tout citoyen qui commettrait l’erreur grossière de l’agresser ou de vouloir la dévaliser l’apprendrait très vite à ses dépens.

Les caméras de surveillance, à la fois dissimulées et ostensiblement disposées, se tournaient vers elle au passage mais ne la voyaient pas. Les codes enchâssés créés par le SSI pour assurer leur invisibilité à ses agents, tant aux yeux de la police qu’à ceux des systèmes d’observation ordinaires, en générant des angles aveugles dans les senseurs numériques, étaient bien utiles à ceux qui cherchaient à se soustraire aux regards informatisés.

Elle atteignit enfin sa destination, renfoncement d’une station de transport collectif suffisamment à l’écart de la foule pour éviter les rencontres aléatoires et les oreilles indiscrètes, mais assez proche toutefois du public pour n’avoir pas l’air de chercher à s’en isoler. Le bruit de fond suffisait à noyer la conversation dans son brouhaha incessant. Elle s’adossa à un mur et regarda passer les gens en cherchant des yeux celui qu’elle devait rencontrer. Peu de passants accordaient un second regard à sa personne ou au manteau banal qu’elle portait. CECH et directeurs généraux ne s’habillent pas ainsi et ne sortiraient pas non plus dans la rue sans gardes du corps ni assistants.

Un homme vêtu d’un manteau de coupe civile aussi peu remarquable que le sien lui apparut soudain et altéra légèrement sa course sautillante pour se rapprocher d’elle et s’adosser au même mur. Il leva sa main en coupe et montra une petite unité où scintillaient des voyants verts.

Gwen hocha la tête et montra à son tour l’écran de son propre dispositif de détection et de brouillage, lequel brillait également d’une constante lueur verte. C’était la garantie que tous les systèmes de surveillance chargés d’observer ce renfoncement avaient été temporairement détournés, brouillés ou aveuglés. Les gens qui passaient devant eux les voyaient certes, mais non les caméras, pas plus qu’elles ne les entendaient. Pour les systèmes de surveillance, ils n’étaient tout bonnement pas là. Ce matériel du dernier cri n’était sans doute pas donné, et découvrir les codes nécessaires à leurrer l’équipement ne se faisait pas sans mal, mais la condition de présidente avait ses avantages. « Des problèmes ? murmura-t-elle.

— Non », répondit son informateur. Il n’avait pas l’air fébrile, plutôt blasé aux yeux de l’observateur éventuel. « Un pépin ? Vous savez comme c’est risqué.

— J’ai besoin de réponses tout de suite, et de réponses précises, lâcha Iceni. Que magouille Drakon ? »

L’homme marqua une pause ; il semblait réfléchir plutôt qu’hésiter. « Rien qui sorte de l’ordinaire. Maintenant qu’il est rentré, il a pas mal de pain sur la planche : superviser le retour des brigades et rattraper le temps perdu.

— A-t-il l’intention d’agir contre moi ? »

Nouveau silence, surpris cette fois, puis : « Non.

— Si vous me trahissez maintenant, soit avant ma mort soit peu après, il saura qui me renseignait sur lui.

— Je n’en doute pas. » L’homme secoua la tête. « Il ne fait rien contre vous. Ça ne veut pas dire que toutes les menaces sont écartées. Mais aucune ne vient de lui.

— Pourquoi se conduit-il si bizarrement ? » demanda Iceni.

Le silence dura plus longtemps. « Il a couché avec le colonel Morgan.

— Oh ! »

L’homme lui jeta un regard pénétrant et Iceni se demanda ce que sa propre voix avait bien pu trahir. « Le général Drakon s’est enivré, reprit-il. Elle en a profité. Il n’a couché avec elle qu’une seule et unique fois. C’est pour cette raison qu’il se sent coupable.

— Vous voulez rire ? » Il aurait fallu qu’elle fût aveugle pour ne pas voir combien le colonel Morgan pouvait paraître désirable. Iceni avait suffisamment vécu pour ne pas s’attendre à la perfection de la part d’un homme – quel qu’il fût –, surtout dans son comportement vis-à-vis des femmes. Mais elle n’en éprouvait pas moins une certaine déception lorsqu’il ne répondait pas à ses attentes. « Une seule fois ?

— Une seule. Il ne recommencera pas. »

Elle décela comme une faille dans la voix. « En quoi est-ce que ça vous perturbe ?

— Je ne me fie pas à elle, comme vous le savez. Je crains qu’elle n’ait eu un tout autre objectif en le séduisant et qu’elle ne tente de tirer profit de cette nuit par la suite.

— En fourrant une stupide garce dans son lit, il aurait dû s’attendre à des problèmes, rétorqua Iceni, consciente en même temps qu’elle parlait de la colère que trahissait sa voix de plus en plus perçante. Elle avait l’air de prendre cet incident à cœur, ce qui était grotesque.

« Morgan n’est pas aussi stupide que vous semblez le croire. Son comportement pousse les gens à la sous-estimer. Pour nombre d’entre eux, ce fut leur dernière erreur. Elle est très douée pour ourdir des plans, tant à court qu’à long terme. Elle en suit un en ce moment même. Ne la prenez pas à la légère. »

Iceni émit un bruit irrité. « Alors peut-être nous porterions-nous mieux si nous n’avions plus à nous soucier d’elle. Si dangereuse qu’elle soit, on peut l’éliminer. Nul n’est invulnérable.

— Je vous déconseille vivement une telle initiative. Je n’y prendrai aucune part. »

En sus de son courroux, Gwen se sentait désormais frustrée. « Vous la haïssez autant qu’un autre. Vous avez vous-même tenté de l’assassiner et, maintenant, vous vous y opposez ? »

Le colonel Bran Malin fit la grimace. « Je n’ai pas tenté de la tuer.

— Pourquoi ça ? »

Nouveau silence. « Pour trois raisons. En premier lieu, elle est plutôt coriace et très futée. Toute tentative dans ce sens serait probablement vouée à l’échec, et les répercussions seraient sans doute gravissimes. En second lieu, le général Drakon apprécie ses conseils et ses compétences. S’il découvrait qu’on a médité de la tuer, il en serait très fâché. Et, s’il apprenait que j’ai trempé dans ce projet, je perdrais à jamais sa confiance et son oreille. Il ne pardonnera à personne, pas même à moi, d’avoir attenté à la vie de quelqu’un qu’il regarde comme un fidèle lieutenant. J’ai déjà failli perdre sa confiance à cause d’un… quiproquo lors de l’assaut sur la station orbitale de Midway. Si, durant cet épisode, je n’avais pas abattu un homme qui, lui, s’apprêtait indubitablement à descendre Morgan, jamais il ne m’aurait cru ni pardonné. S’il vous soupçonnait d’ourdir un attentat contre Morgan, cela pourrait l’inciter à vous frapper le premier, car il n’y verrait qu’un préalable à une attaque contre sa personne. »

Tous arguments trop raisonnables pour qu’on les ignorât, encore qu’Iceni nourrît les plus grands doutes sur son explication du « quiproquo » en question. Ça cachait autre chose, sans qu’elle parvînt à mettre le doigt dessus. « Quelle est la troisième raison ? » demanda-t-elle.

Malin secoua la tête, le visage impavide. « C’est une affaire privée.

— Je veux savoir.

— Désolé de vous décevoir. »

Iceni crispa les mâchoires. Elle se demanda jusqu’où elle pouvait aller, s’il valait la peine de menacer Malin de dévoiler son rôle d’agent double. Elle ne savait pas exactement pourquoi il lui fournissait des renseignements, mais ceux qu’il lui avait donnés jusque-là s’étaient toujours révélés exacts. En outre, un informateur si proche de Drakon était d’une valeur inestimable. Malin savait sans doute aussi bien qu’Iceni qu’elle ne se résoudrait pas à perdre cette précieuse source d’informations tant qu’elle lui resterait utile, de sorte que toute menace de dénonciation n’aurait pas plus d’épaisseur qu’un bluff. « Vous n’avez aucune idée du plan que suit Morgan ?

— Elle se réduit à ce que je sais d’elle. Elle est ambitieuse. N’a aucun scrupule. Échoue rarement dans ce qu’elle entreprend. »

Iceni étouffa un rire discret. « Pourquoi n’est-elle pas CECH, en ce cas ? » La question en amenait une autre, plus inquiétante. « Elle compte me supplanter, selon vous ?

— C’est possible. Drakon pourrait bien être l’instrument de ce projet.

— Lequel d’entre nous est-il le plus menacé, alors ? Vous ? Moi ? Ou Drakon lui-même ?

— Je crois Drakon à l’abri, mais je n’ai aucune certitude. Entre nous, je n’en sais strictement rien. Si je suis tué, cherchez derrière les apparences. Je n’ai pas réussi à découvrir qui avait tenté d’assassiner Rogero. Elle était peut-être impliquée aussi. Rogero et Gaiene sont très proches de Drakon. Kaï un peu moins. Si je ne me trompe pas, à longue échéance, Morgan s’efforcera d’isoler Drakon, de l’arracher à toute autre influence que la sienne, à tous les gens qui pourraient l’orienter dans une direction différente de celle qu’elle veut lui voir prendre. » Il regarda Iceni droit dans les yeux. « Y compris à la vôtre. Je ne peux pas jurer des sentiments du général Drakon, mais je suis au moins sûr qu’il vous respecte.

— Mais qu’il ne me fait pas confiance.

— Non. Il ne se fie qu’à Morgan, Gaiene, Kaï et moi.

— Il se fie à vous et vous me confiez pourtant tous ses secrets », le pressa-t-elle.

Malin marqua de nouveau une pause. « Je lui reste loyal. »

Vraiment ? Quel est votre propre objectif à long terme, colonel Malin ? Mais vous n’allez certainement pas me le divulguer. Qu’y a-t-il de vrai dans ce que vous venez de me révéler et que vous croyez savoir, et quelle est la part de boniment destiné à me convaincre de jouer votre jeu ? « Loyal au général Drakon ? Il vous reste encore à me le prouver.

— Il m’est probablement impossible de vous satisfaire à cet égard.

— Ce serait facile, lâcha Iceni. Tuez-la.

— Morgan ? Non.

— Au moins la tenez-vous à l’œil ? »

Les lèvres de Malin esquissèrent un sourire torve. « Je ne fais que la surveiller. Et je ne lui tourne jamais le dos.

— Bon, si vous refusez de faire ce qu’il faut la concernant, tâchez au moins de surveiller aussi le général Drakon et de l’empêcher de commettre une autre sottise.

— C’est ce que je fais. Je reconnais avoir baissé ma garde à Taroa. Mais elle ne réussira plus à l’atteindre de cette manière et, si elle s’y risque, je ne doute pas que le général Drakon la repoussera.

— Vous n’en doutez peut-être pas, mais moi j’ai mes doutes », rétorqua Iceni. Les hommes ! Si seulement on pouvait compter sur eux pour prendre des décisions en se servant de leur cervelle…

Certes, leurs déficiences de mâles facilitaient la tâche des femmes qui les instrumentalisaient.

Des femmes comme Morgan, par exemple.

Des femmes comme elle-même, Iceni. Vous n’aurez pas Drakon, colonel Morgan. Je n’opterai peut-être pas pour lui, mais, vous, vous ne l’aurez pas. « Et je vous observerai aussi, colonel Malin. »

Nouveau sourire fugitif. « Je n’ai jamais douté non plus que j’étais surveillé.

— Tenez-moi au courant », conclut Iceni en tournant les talons pour partir, consciente que, dans son dos, Malin se fondrait lui aussi dans la foule, présent mais invisible aux yeux des systèmes de surveillance qui espionnaient tout ce qui se faisait et se disait en ville.

Presque tout, du moins.

Gwen tendait l’oreille en même temps qu’elle avançait. On pouvait apprendre bien des choses de première importance en évoluant, méconnaissable, parmi les citoyens. Ils tenaient des propos qu’on n’aurait jamais pu entendre autrement, à voix trop basse pour que, dans ce tohu-bohu, les systèmes de surveillance omniprésents pussent les distinguer.

Nombre d’entre eux portaient sur Taroa, le plus souvent en s’en félicitant. Les serpents ne sont plus là. Nous avons porté assistance à nos voisins sans rien exiger d’eux en retour. Ce général Drakon est un grand stratège. On a signé de nouveaux accords commerciaux. Des vaisseaux traversent plus fréquemment le système. De bonnes nouvelles. Très bonnes.

Vous savez ce que devient la présidente Iceni ? Qu’en dit Buthol ? Je n’en crois rien. Mais elle était notre CECH avant de devenir notre présidente. Chacun sait comment sont les CECH. Mais n’est-elle pas différente ? Alors pourquoi n’y a-t-il toujours pas eu d’élections à la présidence ?

Gwen garda la tête baissée jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’entrée du passage dérobé. Elle franchit une douzaine au moins d’accès verrouillés et de sauvegardes de toutes sortes avant de se sentir assez en sécurité pour ôter son manteau en poussant un gros soupir de soulagement. Qui donc était ce Buthol ? Pourquoi ses concitoyens se répandaient-ils en louanges sur Drakon alors qu’ils se posaient des questions sur elle-même ? À quoi donc Drakon œuvrait-il ? À faire sa propre propagande aux yeux des citoyens ?

Il était tard. Elle était lasse et avait besoin de réfléchir, de se donner le temps de digérer ce que lui avait appris Malin, de laisser son subconscient ruminer leur entrevue.

La présidente Iceni alla se coucher.

Le lendemain matin, curieusement en proie à la migraine d’une gueule de bois alors qu’elle n’avait pas bu la veille au soir, de sorte qu’elle avait l’impression d’être punie pour une faute qu’elle n’avait pas commise et dont elle n’avait donc tiré aucun plaisir, elle prit un lait malté pour faire passer des analgésiques.

Elle s’assit à son bureau en se demandant par où commencer. Le cuirassé. Le dernier rapport de la kommodore Marphissa lui était parvenu quarante-huit heures plus tôt. Certes, elle restait constamment informée sur son statut, mais…

Sur le point d’envoyer à la kommodore un message vertement rédigé, elle se retint juste à temps. Marphissa n’avait rien fait pour mériter une telle engueulade.

Mais cet homme, ce Buthol dont elle avait entendu parler la veille ?

Une rapide recherche sur son terminal d’information fit apparaître une liste d’articles écrits par ledit Buthol, ainsi que quelques billets d’opinion et autres éditoriaux.

Buthol exigeait des élections immédiates. Il soupçonnait la présidente de détourner des fonds et demandait la publication intégrale des revenus fiscaux. Il affirmait que seule une véritable démocratie (une personne, une voix) où chaque décision importante serait prise par le peuple en son entier plutôt que par ses représentants servirait les intérêts de tous.

Les bulletins d’information s’accordaient tous à dire qu’il n’avait encore que peu de partisans mais que ses discours et ses essais retenaient de plus en plus l’attention.

Iceni lut tout cela en sentant la moutarde lui monter au nez. Pour qui se prend-il ? M’accuser de corruption, moi ? Ou bien aspirerait-il à devenir dictateur parce que je n’accorde pas le pouvoir à la populace dès qu’il me le demande ?

« Togo ! Ici tout de suite ! »

Togo rappliqua à une vitesse laissant entendre que le ton d’Iceni avait été spécialement impérieux. « Oui, madame la présidente.

— Pourquoi diable ne m’as-tu jamais parlé de ce Kater Buthol ? »

Togo cligna des paupières puis consulta le lecteur. « Oh, oui ! Il a quelques fidèles. On le surveille.

— Il attire beaucoup l’attention. Et m’attaque ad hominem !

— Madame la présidente, vous m’avez ordonné de laisser les élections aux postes subalternes se dérouler sans intervention extérieure…

— Sauf si les propos ou les agissements d’un quidam représentaient une menace. » Elle le fusilla des yeux. « Ce Kater Buthol n’a enfreint aucune loi ? »

Togo secoua la tête. « Il s’est toujours prudemment astreint à rester dans la légalité, mais sur le fil du rasoir. Vous pourriez ordonner son arrestation, mais les charges retenues contre lui ne reposeraient que sur des preuves forgées de toutes pièces. Je pourrais vous les fournir dès ce soir.

— Ça ne nous avancera pas ! Attirer davantage l’attention du public sur ce bouffon en en faisant une espèce de martyr est bien la dernière chose dont j’aie besoin. » Elle se rejeta en arrière avec un geste écœuré. « Ce Buthol est très exactement le genre de problème dont je peux me passer pour l’instant. Trouve une solution ! Ce sera tout.

— À vos ordres, madame la présidente. » Togo s’éclipsa avec une promptitude inhabituelle.

Iceni passa le reste de la journée à s’absorber dans son travail et à tenter de rattraper son retard, notamment dans le domaine des élections aux fonctions subalternes, censées réduire la pression exercée par les citoyens aspirant à un changement. Qu’elles atteignissent cet objectif n’était pas évident.

Qu’il fût occasionnellement suggéré que le général Drakon ferait un excellent président était davantage troublant. Tant pour le bien du système stellaire que parce que, la menace d’une attaque syndic étant toujours suspendue au-dessus de leurs têtes, les citoyens avaient besoin d’un nouveau dirigeant capable d’affronter ce danger. Était-ce Drakon lui-même qui répandait ces bruits ? Ça ne laissait pas d’être inquiétant. Moins, sans doute, que si les citoyens en arrivaient de leur propre chef à ces conclusions. De toute évidence, Iceni devait redorer son blason aux yeux du peuple. Il fallait qu’on sût qui avait gagné ces affrontements à Midway et à Kane, qui avait réquisitionné le cuirassé et qui en savait bien plus long sur les tactiques des forces mobiles que n’en avait jamais appris le général Drakon, même si elle-même l’avait en partie oublié.

Lorsqu’elle trouva enfin le sommeil, Iceni avait dressé les premières lignes d’une campagne de relations publiques.

Le lendemain matin, elle commit l’erreur de commander un petit-déjeuner trop copieux et faillit s’étouffer sur une bouchée en consultant les bulletins d’information soulignés à son attention, eu égard à ses dernières recherches.

La police rapporte que Kater Buthol, l’agitateur politique et candidat aux élections dans son quartier, a été victime cette nuit d’un cambriolage au cours duquel il aurait lutté contre son agresseur, qui l’aurait abattu d’une balle. Buthol était déjà mort quand la police est arrivée sur les lieux.

Iceni gardait les yeux rivés sur l’article, sidérée, en se demandant pourquoi elle ne le trouvait pas seulement surprenant mais encore choquant. Difficile de me plaindre. Ça arrive à point nommé. Je ne perdrai plus le sommeil en m’inquiétant de cet imbécile et Togo pourra…

Togo.

Qu’ai-je dit à Togo hier ? Qu’est-ce que je lui ai dit, déjà ?

De trouver une solution au problème Buthol, quelque chose comme ça ?

Ce qu’il a dû prendre pour une incitation à me débarrasser de lui.

Pour une fois dans mon existence, je ne voulais pas de cela. Mais qu’on règle correctement ce problème.

Et peut-être ai-je ordonné malgré tout son exécution.

Elle fixait toujours son écran. Rappeler Togo ne servirait de rien. Il connaissait la chanson. Il ne s’agissait pas d’une de ces affaires habituellement tolérées, où l’on envoie quelqu’un devant un peloton chargé des exécutions publiques pour avoir failli à son devoir. Avec une bonne excuse, on pouvait se débarrasser de n’importe quel quidam sans faire de vagues, pourvu qu’il fût assez peu élevé dans la hiérarchie. Mais tous ceux qu’on tenait à éliminer ne commettaient pas un délit, et parfois les gens qu’on cherchait à neutraliser avaient un patron puissant. Il existait depuis longtemps des subterfuges bien établis permettant de procéder à ces liquidations sans courir le risque d’en pâtir personnellement. Qu’elle demandât à Togo s’il avait tué Buthol ou commandité son meurtre, il le nierait probablement parce que c’était toujours ainsi qu’il réagirait, afin que Gwen pût à son tour s’en laver les mains. Elle ne lui avait pas dit « tue-le ». Togo refuserait d’admettre qu’il l’avait tué. Combien de fois n’avaient-ils pas joué cette comédie afin de s’assurer que tout séjour dans les salles d’interrogatoire tenues par le SSI se révélerait infructueux pour les inquisiteurs ?

Avez-vous donné l’ordre de le tuer ?

À personne ! Jamais de la vie.

L’appareil déclare le sujet sincère.

Pourquoi craignait-elle tant d’avoir causé la mort de ce Buthol ? Cette fichue Marphissa avec ses beaux discours sur la protection du peuple…

Mais il s’agissait pourtant bien de les protéger aussi, le peuple et elle. J’avais bel et bien décidé de faire quelque chose à ce sujet, de rayer définitivement l’assassinat de la liste des méthodes d’avancement acceptables.

Peut-être Drakon s’en est-il chargé. Buthol disait aussi du mal de lui.

Elle hésita un instant avant d’appeler le général.

« Des ennuis ? » s’enquit-il dès qu’il vit son visage.

Mauvais, ça. Elle était tellement secouée qu’elle le laissait voir. « Je me demandais, général, s’il n’y avait pas eu récemment un certain laisser-aller dans vos services. » Une vieille phrase codée, destinée à s’enquérir subtilement d’éventuels assassinats.

Drakon mit un moment à répondre. « Non. Pas dernièrement. »

Soit il ne l’avait pas commandité, soit il refusait de l’admettre. Il lui fallait parler à quelqu’un qui comprendrait ce qui s’était passé. Mais comment avouer à Drakon qu’elle avait peut-être déclenché un meurtre ? Certes, les CECH ordonnaient sans arrêt des exécutions, mais elles n’en restaient pas moins techniquement illégales. Reconnaître sa possible implication dans un assassinat pourrait servir de preuve à charge contre elle si d’aventure cet aveu tombait entre les mains d’une personne brûlant de s’octroyer la domination personnelle de Midway.

Malin avait-il dit la vérité à propos des intentions de Drakon ? Pouvait-elle se risquer à le croire ?

Si seulement cette espèce de grand singe sans cervelle n’avait pas couché avec Morgan… Je pourrais presque les sentir se rapprocher l’un de l’autre, s’imaginer qu’ils peuvent désormais se faire peu ou prou confiance…

Une pensée la frappa soudain, si brutalement qu’elle espéra ne pas révéler de nouveau au général les sentiments qu’il lui inspirait. Était-ce cela, l’idée de Morgan ? Aurait-elle flairé que je me sentais plus à l’aise en compagnie de Drakon et lui aurait-elle fait l’amour dans le seul but d’enfoncer une manière de coin entre nous ? Elle devait se douter que je l’apprendrais tôt ou tard.

Ce stratagème faisait-il partie des plans de Morgan ? Pour m’inciter à me défier de Drakon, à mettre un coup d’arrêt à notre réflexion commune parce qu’il serait incapable de garder son pantalon sur lui quand il la rencontre ? Mais comment pourrait-elle avoir l’assurance que je n’y verrai pas une rumeur malveillante si jamais j’en avais vent…

C’est Malin qui m’en a fait part.

Aurait-il servi de dupe dans cette affaire ? Ne l’aurait-elle pas manipulé pour en faire son messager ? Ou bien travaille-t-il avec elle en toute conscience ? Cet incident sur la station orbitale ne serait-il pas une pure comédie destinée à me faire accroire qu’ils seraient sérieusement montés l’un contre l’autre, afin que nul ne les soupçonne d’œuvrer de conserve ?

Mais comment Togo aurait-il pu louper les manifestations de cette collaboration ? Il ne m’a jamais dit…

On ne peut faire confiance à personne.

Personne.

Iceni coula un regard vers Drakon, qui l’observait en attendant sa réponse. Au fond d’elle-même, son instinct lui soufflait de tenir cet homme aussi éloigné d’elle que possible, de s’efforcer de restreindre son pouvoir sinon de le neutraliser complètement. Drakon était la seule personne du système stellaire assez puissante pour la menacer directement.

Mais si elle se trompait ? Si sa seule vraie chance était justement d’investir en lui le peu de confiance dont elle se sentait capable ? En un homme qui n’était peut-être qu’un débile assez profond pour coucher avec la première garce timbrée venue, voire un cynique invétéré capable d’enfreindre allègrement une des quelques règles qu’il avait lui-même imposées et pour mettre en péril sa situation en contrepartie de quelques secondes de plaisir.

Ou bien, en dépit de toute son autorité, était-il manœuvré par ses subalternes ?

« Nombre de CECH commettent l’erreur de ne s’inquiéter que de leurs supérieurs, alors qu’ils devraient surtout se méfier de ce que trament leurs subordonnés, lui avait confié un de ses mentors. Il n’est pas besoin d’appliquer beaucoup de force pour faire trébucher quelqu’un. Il suffit de savoir à quel moment on doit lui ôter le tapis sous les pieds. Et qui saura mieux reconnaître le moment le plus propice que ceux qu’il remarque à peine et qui se chargent pour lui de la basse besogne ? »

« Général Drakon. » Tu vas le regretter. Tu le sais déjà. Mais fais-le. Personne ne s’y attendra. « J’aimerais vous rencontrer en personne. Dès que possible. En terrain neutre. Ni assistants ni aides de camp. »

Il la dévisagea un instant puis hocha la tête. « D’accord. Au même endroit ? J’y serai dans une demi-heure.

— Je vous y retrouve. »

La porte de la salle de conférence verrouillée, Drakon s’assit, attentif, et lui laissa la parole.

« Je vais faire une bêtise, déclara Iceni.

— Vraiment ? Ça court les rues ces temps-ci, lâcha-t-il, mi-moqueur, mi-amer. Pas aussi stupide que la mienne, j’ose l’espérer.

— Je m’apprête à vous dire que j’ai peut-être provoqué la mort d’un homme par une déclaration écervelée. » Iceni narra toute l’affaire puis attendit sa réaction.

« Pourquoi m’avoir appris tout cela ? s’enquit Drakon. Vous savez pertinemment à quoi ça pourrait me servir.

— Je me… fie à vous… pour vous en abstenir. »

Drakon sourit pour la première fois depuis son retour de Taroa, autant qu’elle s’en souvînt. « Vous avez raison. C’est stupide. Heureusement pour vous, je suis encore plus stupide. Je ne tiens pas à ce qu’on se mette à fourrager dans les squelettes de mon placard, de sorte que je n’enverrai personne fouiller dans le vôtre. Ce genre de précédent peut avoir de rudes retours de bâton. Quant à ce qu’il est arrivé ou a pu arriver à Buthol… » Il haussa les épaules. « Dormez sur vos deux oreilles. Si vous croyez avoir fait une erreur, vous saurez quels mots éviter la prochaine fois. »

Se pouvait-il qu’il comprît ? « Derrière quelle interprétation plausible pourrait bien se dissimuler une erreur qui a tué un homme convenable ? »

Drakon détourna les yeux. « Présidente Iceni…

— Appelez-moi Gwen, bon sang ! »

Il parut quelque peu pris de court. « Très bien. Gwen, avez-vous la moindre idée du nombre des batailles que j’ai livrées et de celui des petites erreurs que j’ai commises ? Et du nombre des soldats qui sont morts à cause d’elles ?

— Ce n’est pas la même chose. Vous cherchiez à faire votre travail, vous appreniez…

— Ce n’est pas l’effet que ça me fait. Pas si l’on vaut un coup de cidre. » Cette fois, Drakon eut l’air de s’étonner lui-même d’avoir admis ce qu’il ressentait, fût-ce de manière bourrue.

« Alors vous comprenez. Oubliez ce qu’on nous a inculqué. Toutes les leçons que nous avons retenues en nous élevant dans la hiérarchie syndic. Est-ce de cela que nous avons envie ? De la faculté de tuer sur un coup de tête ou par inadvertance quand on a le pouvoir ? »

Elle s’attendait à des objections véhémentes, à le voir acculé sur la défensive et piquer une colère, mais il se contenta d’observer un long silence avant de répondre.

« Aucun de nous n’est parfait, déclara-t-il finalement. Nous sommes tous deux suffisamment humains pour commettre plus d’erreurs qu’on ne le devrait.

— En ce cas, il faudrait fixer des limites à notre capacité à les commettre, non ? »

Il la scruta. « Y aurait-il un rapport avec ce que vous disiez sur le besoin de réformer les tribunaux ?

— Partiel.

— Qu’attendez-vous exactement de moi ? »

Iceni prit une profonde inspiration. « Consentez-vous à ce qu’il n’y ait plus ni assassinats ni exécutions ? À moins que nous n’ayons décidé ensemble de leur nécessité dans chaque cas particulier. »

Nouveau silence. « Avez-vous découvert qui avait tenté d’assassiner Rogero ?

— Non. Mais je me demande si quelqu’un d’autre, qui travaillerait pour vous ou moi et verrait en ces expédients la plus banale des méthodes, n’aurait pas pris cette décision de son propre chef.

— Parce que c’est toujours ainsi qu’on procède. » C’était un constat plutôt qu’une question.

« Et allez savoir qui lui servira de cible la prochaine fois, poursuivit Iceni. Si un contrat est lancé sur ma tête, je veux pouvoir me dire que vous n’en êtes pas responsable. Nous tenons le bon bout à Midway. Nous avons réussi à préserver la stabilité du système stellaire, nous sommes sur le point d’établir une alliance avec deux autres et, si nous ne sommes pas anéantis, nous pouvons espérer nous agrandir encore. Les menaces extérieures sont ce qu’elles sont. Nous n’avons dessus aucun contrôle. Mais les menaces internes pourraient aussi nous détruire. Nous devons vous et moi nous faire mutuellement confiance, et convenir de mettre un terme définitif aux meurtres illicites serait déjà faire un grand pas en avant dans l’instauration de cette confiance.

— Pourquoi me croiriez-vous si je vous promettais de ne plus ordonner d’assassinat ? s’enquit Drakon.

— Parce que je pense que vous valez un coup de cidre, général Drakon. »

Pourquoi diable ai-je laissé ces mots m’échapper ?

Mais Drakon ne tarda pas à sourire. « Je vais vous faire une proposition, en ce cas. Je consens à ne plus ordonner d’exécutions ni d’assassinats sans votre approbation formelle, et à faire de nouveau entendre à mes gens qu’ils ne doivent plus mener de telles opérations à leur guise. En contrepartie…

— Oui ?

— Appelez-moi Artur plutôt que général Drakon. Du moins quand nous sommes seuls.

— Je ne sais pas, répondit Iceni. C’est une concession majeure. Qui d’autre vous appelle Artur ?

— Personne. Depuis très longtemps.

— Alors j’y consens. » Mais si jamais tu couches de nouveau avec cette femelle, ce sera à jamais « général Drakon », Artur.

Avant qu’elle ait eu le temps d’ajouter autre chose, son unité de com se mit à clignoter de façon pressante. « Qu’est-ce encore ? aboya-t-elle. Il vaudrait mieux que ce soit urgent.

— Ça l’est, répliqua Togo. Mettez votre écran à jour. »

Drakon avait reçu un message de son côté et appuyait déjà sur la touche de commande.

L’image du système stellaire de Midway qui flottait au-dessus de la table clignota un instant.

« Enfer ! » s’exclama Drakon.

De nouveaux vaisseaux venaient d’apparaître près du portail de l’hypernet. Iceni déchiffra les légendes qui clignotaient à côté de chacun d’eux et les identifiait. « Une flottille syndic !

— Et avec un cuirassé, renchérit Drakon.

— Tout comme nous.

— Mais le leur est probablement opérationnel. »

Iceni ne trouva rien à répondre. « Six croiseurs lourds. Combien de croiseurs légers ? Quatre. Et dix avisos. » Même sans tenir compte du cuirassé syndic, cette flottille donnerait du fil à retordre à ses vaisseaux puisqu’il lui en manquerait un. « Ils tiennent méchamment à récupérer notre système.

— Nous recevons une transmission de la flottille », déclara Drakon en appuyant sur une autre touche.

Une fenêtre s’ouvrit devant eux, montrant le visage familier d’un homme en tenue de CECH. « Ici le CECH Boyens, s’annonça-t-il. À l’intention des ex-CECH Iceni et Drakon. On m’envoie rétablir le contrôle des Mondes syndiqués sur ce système stellaire.

» Vous vous êtes tous les deux rendus coupables de haute trahison. Si vous voulez que nous passions un marché, vous feriez bien de me transmettre très vite une proposition acceptable. » Boyens leur décocha un sourire convenu de CECH, non dénué d’une ostensible fatuité, puis mit fin à son bref message.

Au terme d’un assez long silence, Drakon se tourna vers Iceni. « Des suggestions ? »

Elle secoua la tête. « Faire appel à la bonne volonté du CECH Boyens serait vain. Il n’est sans doute pas le pire des officiels syndics à qui j’ai eu affaire, mais son ambition est démesurée. Qu’avez-vous à lui offrir ?

— En guise de pot-de-vin ? Vous et moi sommes ce qu’il y a de plus précieux à Midway. Si vous y tenez, nous pouvons toujours tirer à pile ou face celui qui livrera l’autre.

— Il n’a nullement besoin de choisir entre nous deux, répondit Iceni. Pas avec une force de cette taille. Ce qu’il nous faudrait, c’est… » Elle s’interrompit. Un autre signal d’alarme venait de retentir, celui-là sur une tonalité différente : une note particulière gravée dans sa mémoire. « Non ! »

Drakon fixait l’écran, l’air plus sombre que jamais. « Mais si. Les Énigmas sont de retour. »

La force syndic était arrivée à Midway quelques heures plus tôt. La flottille Énigma, elle, avait émergé au point de saut pour Pele et se trouvait également dans le système depuis plusieurs heures, mais l’image de son irruption parvenait seulement maintenant à la planète. Boyens l’apercevrait pratiquement au même moment et se rendrait compte que ses projets de reconquête de Midway prenaient un coup dans l’aile.

Iceni voyait se multiplier à une vitesse effrénée les symboles désignant les vaisseaux extraterrestres. « C’est une puissante force d’assaut, fit-elle remarquer d’une voix qui la surprit par sa fermeté. Elle n’est pas là que pour frapper et déguerpir.

— Les vaisseaux Énigmas sont assez nombreux pour balayer toute présence humaine de Midway, convint Drakon. Au moins pouvons-nous les voir maintenant que nous avons purgé leurs vers des systèmes de nos senseurs, mais où diable est donc passé Black Jack ? Qu’a-t-il bien pu fabriquer ? Aurait-il donné un coup de pied dans la fourmilière avant de décamper en nous laissant le soin de nous débrouiller des représailles des Énigmas venus se venger de l’invasion de leur espace ? »

Iceni, qui fixait toujours l’écran, sentit un grand froid l’envahir. « À moins que les Énigmas ne se soient révélés trop coriaces même pour lui. S’ils ont réussi à anéantir sa flotte, quelles sont nos chances ? »

Le sourire de Drakon la surprit tout d’abord, puis elle s’aperçut qu’il tenait davantage du grondement du fauve acculé que de la manifestation d’un quelconque contentement. « Appelons Boyens et expliquons-lui qu’il ferait mieux de s’allier à nous s’il tient à jouer les héros.

— Et s’il n’y tenait pas ? S’il préférait prendre ses jambes à son cou et sauver sa peau ?

— Alors nous mourrons tous des mains des Énigmas. Du moins s’ils ont des mains. » Drakon marqua une pause puis haussa les épaules. « Évidemment, compte tenu du rapport de forces, nous mourrons de toute façon, quoi qu’il fasse. Mais il pourrait nous aider à gagner un peu de temps.

— Pour quoi faire ? interrogea Iceni. Vous attendez du secours ? De qui ?

— Je n’en sais rien, admit Drakon. Peut-être votre chevalier à la blanche armure va-t-il rappliquer.

— Je ne dispose d’aucun chevalier, général Drakon. Une femme avisée ne compte pas sur une apparition miraculeuse pour la sauver.

— Et sur quoi compte-t-elle ? » demanda Drakon en reportant le regard sur l’écran comme s’il faisait déjà le tri dans les choix très limités qui s’offraient à eux.

Iceni observait également les représentations des assaillants extraterrestres, de la puissante flottille syndic et de ses propres forces largement surclassées. « Sur son évaluation des gens à qui elle croit pouvoir se fier, général Drakon. »

Il eut un ricanement sarcastique. « Que faites-vous ici avec moi, en ce cas ?

— Pourquoi ne braquez-vous pas déjà une arme sur moi ? »

Le sourire de Drakon fut cette fois empreint d’un humour sincère, encore que son regard trahît toujours la sombre méfiance que lui inspirait le destin. « Parce que je n’ai jamais fait un très bon CECH. Appelez donc Boyens pendant que je place les forces terrestres en état d’alerte. »

Peut-être ai-je effectivement un chevalier à ma disposition, songea Iceni. Un chevalier d’ombre et de ténèbres dont seule l’armure serait ternie et abriterait malgré tout un homme capable d’agir sans en retirer un avantage personnel. Un chevalier qui, comme il me l’a dit, chercherait encore une cause méritant qu’on meure pour elle. À moins qu’il ne soit également souillé intérieurement et qu’il ne se rende compte que nos chances de survie déjà très minces seraient réduites à néant si nous nous en prenions maintenant l’un à l’autre.

Elle ne lui répondit pas, appela la flottille syndic et fit à Boyens une offre dont elle espérait qu’il ne pourrait pas la refuser.

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