Il n’y avait qu’un piéton, le long de Sunset Boulevard, mais quel piéton ! Daphné La Salle, moulée dans un pantalon de dentelle blanche transparent et un chemisier d’organsa frisant la pornographie, ses longs cheveux roux au vent.
Dans ce pays où la plus pauvre des femmes de ménage du Watts[13] a sa voiture, les automobilistes en perdaient le souffle. Cela ne pouvait être qu’une folle ou une hippie. Se déhanchant allègrement, elle avançait sur la plateforme séparant les deux voies de circulation, balançant un minuscule sac argenté, plantant ses hauts talons dans l’herbe.
Le feu passa au vert, au croisement de Beverly Drive et de Sunset Boulevard. Plusieurs voitures démarrèrent, dont une Rolls gris métallisé. Daphné quitta l’herbe pour le rebord de pierre bordant l’asphalte. La Rolls arrivait derrière elle, ne dépassant pas vingt miles à l’heure.
Le capot surgit à la droite de la jeune femme. Brusquement, celle-ci battit l’air de ses bras, perdit l’équilibre glissa le long de la carrosserie, tentant de se raccrocher à une poignée et roula par terre avec un hurlement perçant.
Elle resta étendue sur le dos, les bras en croix, les yeux fermés.
Une Cadillac, derrière la Rolls, freina et se fit emboutir dans un horrible bruit de ferraille.
Sur l’autre voie, les voitures stoppaient et tous les conducteurs mâles sans exception, accouraient au secours de la blessée.
Gene Shirak bondit de la Rolls stoppée à dix mètres et courut jusqu’à la forme étendue. Il s’accroupit près d’elle. Les dentelles du pantalon s’étaient déchirées dans la chute, à la hauteur de la cuisse droite, laissant apercevoir un gros hématome. Mais Gene avait beaucoup de mal à détacher son regard d’un sein impressionnant, qui, lui, hélas, n’avait pas la moindre égratignure.
La bouche sèche, il détaillait le corps de Daphné avec des pensées qui l’auraient fait exclure immédiatement de la Croix-Rouge. La jeune femme ouvrit les yeux.
— J’ai mal, gémit-elle de sa voix veloutée, oh ! j’ai si mal !
Le producteur se sentit une âme de saint-Bernard en plein blizzard.
— Où ? demanda-t-il.
Daphné prit sa main velue et la plaça sous le chemisier, les doigts contre la peau douce et élastique de son sein gauche. Gene eut l’impression de recevoir une décharge d’électricité statique et un picotement voluptueux remonta le long de sa colonne vertébrale.
— Mon cœur ! soupira Daphné, j’ai eu si peur.
— Ce n’est rien ! affirma Gene. Je vais vous transporter à l’hôpital.
Une lueur de panique passa dans les grands yeux verts et Daphné s’accrocha de toutes ses forces au cou du producteur, écrasant sa poitrine contre lui.
— Oh ! non, j’ai peur dans les hôpitaux. Je vais aller dans une pharmacie.
Avec une grimace de souffrance, elle se releva, son bras passé autour du cou de Gene. Le pantalon de dentelle était arraché sur toute la longueur de la jambe droite, laissant apparaître la cuisse et un bout de slip mauve.
— Je vais vous emmener chez moi, offrit Gene. Vous vous reposerez et nous appellerons un docteur.
Il la soutint jusqu’à la Rolls-Royce. Déçus, les sauveteurs en puissance remontèrent dans leurs voitures. L’embouteillage atteignait déjà la pharmacie Schwab, à un demi-mile de là. Belle manifestation d’esprit civique… Gene installa avec précaution Daphné sur les coussins arrière de la Rolls et se mit au volant. Tant pis, il n’irait pas au bureau. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontrait sur sa route une fille de cette beauté.
Daphné avait déjà allumé la mini-télévision encastrée à l’arrière. Pour la forme, elle gémit un peu. Heureusement qu’elle savait tomber. Gene Shirak fit demi-tour en face de Foothill Drive et sentit soudain ses soucis s’envoler.
Étendu au bord de la piscine du Beverly Hills Hôtel, Malko écoutait d’une oreille distraite sa voisine de matelas en bikini de vison, une blonde platinée, lui expliquer qu’elle choisissait ses amants dans la catégorie des hommes gagnant plus de trois mille dollars par mois, cette somme représentant la pension alimentaire versée par son ancien mari.
Question de standing.
Il regarda sa montre. Daphné était partie depuis une heure maintenant. Bon signe. Elle guettait Gene Shirak depuis trois jours. Le premier jour il ne s’était pas montré ; le second, il allait trop vite. Aujourd’hui, elle avait dû avoir plus de chance…
L’aide du FBI était précieuse. Albert Mann avait appris à Malko que le producteur déjeunait chaque jour au restaurant du Beverly Hills et partait ensuite à son bureau, 9 000 Sunset Boulevard.
Il suffisait de l’intercepter au bon moment. En attendant, Malko jouait son rôle d’oisif milliardaire. Les cocotiers bruissaient doucement au-dessus de sa tête et il n’avait qu’à lever un doigt pour que le bar ambulant stoppe devant lui. L’hôtel se flattait d’avoir la clientèle la plus sélect et la plus riche du monde.
Le garçon de la piscine s’était acheté en quatre mois une Rolls de 1964 avec ses pourboires.
Depuis le grand incendie de Beverly Hills, en 1966, l’apparition de Daphné avait été l’événement le plus marquant survenu à l’hôtel. Elle était si typiquement hollywoodienne que Malko avait été sur-le-champ classé parmi les gens « in ». D’autant plus qu’elle se conduisait avec l’aimable désinvolture d’une guenon en rut. Ses bikinis diminuant chaque jour de surface, un producteur de disques avait parié deux cents dollars qu’elle finirait par venir « topless ». Secret espoir de tous les mâles présents.
S’ils avaient su que l’intimité de Malko et de Daphné n’avait encore dépassé le baiser presque chaste…
Malko regarda autour de lui, avant de plonger. Tous les visages étaient marqués par une dureté sous-jacente. À Hollywood, tout se payait cher, et ce qui se payait le plus cher, c’était l’argent. Derrière la vie facile, les Cadillac, les Lincoln Mark III, les Rolls, les femmes sophistiquées, belles et offertes aux vainqueurs, il y avait une lutte impitoyable, des secrets mortels et sordides, des cadavres.
De temps en temps, un homme que l’on croyait arrivé, heureux, vainqueur, se tirait une balle dans la tête.
Sans raison apparente. Brisé intérieurement.
Malko se demandait le prix qu’avait payé Gene Shirak. Quel était son secret, si les hypothèses de la CIA étaient exactes ? Qu’est-ce qui pouvait pousser un homme riche et célèbre à trahir son pays d’adoption.
Gene Shirak, soutenant Daphné, passa près de la chaise longue de sa femme et lui expliqua brièvement l’accident. Joyce jeta un regard sombre à la rousse et murmura une phrase indistincte où il était question d’ordures qu’il était préférable de laisser dans les caniveaux. Daphné répondit par un gracieux sourire et suivit Gene à l’intérieur de la villa. Il fit étendre Daphné sur son propre lit.
— Comme vous êtes gentil, murmura-t-elle.
Elle soupira, ce qui fit doubler ses seins de volume. Gene se sentit au bord de la folie.
— Je vais vous faire couler un bain, cela vous détendra, proposa-t-il d’une voix étranglée.
Elle le retint par la main. Ses yeux verts se révulsèrent presque comme elle passait ses deux mains dans la toison recouvrant la poitrine du producteur. En même temps son bassin se soulevait du lit.
— J’aime les hommes comme vous, fit-elle.
Elle l’attira et glissa une langue soyeuse dans sa bouche mince. Leur baiser aurait pu aisément allumer un haut fourneau. Les artères de Gene charriaient de la fonte en fusion. Fiévreusement, ses mains parcoururent le corps souple de la jeune femme sans rencontrer la moindre résistance. Cette familiarité n’étonnait pas Gene Shirak outre mesure. En Californie, et spécialement dans le milieu où il vivait, les mœurs sexuelles avaient considérablement évolué. Pratiquement les tabous classiques étaient tous tombés. Pour les filles belles et jeunes, le soutien-gorge était aussi démodé qu’une bottine à lacets. On faisait l’amour comme on buvait des cocktails. Sans inhibition et sans prolongement métaphysique. Daphné se dégagea et murmura :
— Vous m’aviez promis un bain…
À grand-peine, Gene Shirak redescendit sur terre.
— Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.
Elle s’étira creusant son ventre d’une façon qui fit perler la sueur au front du producteur.
— Daphné, dit-elle. Daphné La Salle. Je suis danseuse. Mais, en ce moment, je ne travaille pas. Je suis avec mon ami au Beverly Hills.
— Ah ! fit Gene déçu.
Elle eut un geste insouciant :
— Oh ! il n’est pas jaloux ! C’est un prince d’Europe. Un type marrant. Je l’ai rencontré à New York. Il m’a promis de m’emmener dans son château.
Rasséréné, Gene Shirak fila vers la salle de bains.
La baignoire était une grande fosse de marbre creusée dans le sol. Gene ouvrit les robinets, mit en marche la machine à rayons ultraviolets pour sécher plus vite, puis revint trouver Daphné.
— Votre bain est prêt.
Le court déplacement de Daphné jusqu’à la salle de bains déclencha dans le cerveau du producteur un flot de pensées abominablement lubriques.
À regret, il referma la porte et fonça vers le bar du living-room. Au moment où il atteignait la bouteille de White Label le téléphone sonna. Avant que Gene ait pu décrocher, la sonnerie s’arrêta. Puis reprit trente secondes plus tard.
Aussitôt, l’excitation de Gene tomba. C’était le signal d’Erain. Il se laissa tomber dans un fauteuil et décrocha.
— Ici, Gene Shirak, qui est là ? Malgré lui, il parlait à voix basse.
— J’ai appelé au bureau, dit la voix dure d’Erain. Avez-vous fait ce que je vous ai dit ?
— Non, répondit piteusement le producteur. Je n’ai pas pu.
Qui aurait reconnu le puissant Gene Shirak : il parlait d’une voix plaintive et humble, le front barré de deux grosses rides. Impitoyable, la voix reprit :
— Vous savez ce qui arrivera si vous refusez d’obéir. Il faut continuer ce que vous aviez commencé. Débrouillez-vous.
Avant qu’il ait pu protester, elle avait raccroché. Il resta une seconde assommé, fou de rage. Tout allait si bien. S’il n’y avait pas eu cette menace dans l’ombre. Il se sentait des envies de meurtre.
Il avala son whisky, passa rapidement dans sa douche, se lava les dents et s’arrosa d’after-shave. Puis, il ouvrit la porte du sauna et disposa des serviettes sur la large banquette de carrelage doré. Il avait bien droit à des compensations. Il ne voulait pas penser à la menace de plus en plus précise sur sa vie.
Gene Shirak léchait à petits coups de langue les seins de Daphné, avec des grognements de joie. Étendue sur le dos, intégralement nue, la jeune femme se laissait faire, tandis que son cerveau enregistrait les réactions de son partenaire. Le producteur semblait tendu et inquiet lorsqu’il était venu la retrouver dans la salle de bains. Aussi avait-elle précipité les choses.
Avec le plus grand naturel, elle avait émergé du bain nue et couverte de mousse, tendant une serviette à Gene :
— Essuyez-moi.
Il s’était exécuté de très bonne grâce et l’avait guidée ensuite jusqu’au sauna.
Devant les seins fabuleux, il n’avait pas pu résister. À genoux sur le carrelage, il avait enfoui la tête contre la poitrine de Daphné, tout en la caressant.
Soudain, la porte du sauna s’entrouvrit. Le visage brun et triangulaire de Joyce Shirak s’encadra dans l’ouverture. Gene vit le reflet de sa femme dans la glace.
Il abandonna la poitrine de Daphné pour aboyer :
— Fous le camp !
Joyce eut une grimace de mépris, hésita une fraction de seconde puis referma la porte. Cela faisait partie de leurs conventions. Gene Shirak respirait comme un soufflet de forge. Cette poitrine fabuleuse le rendait fou.
Il mordit cruellement Daphné qui gémit.
Aussitôt, il s’allongea sur elle et la prit brutalement.
Daphné respira profondément et démarra.
Un festival de soupirs, de gémissements, de halètements, de râles, de petits cris. En même temps, ses ongles rouges déchiraient le dos et la nuque de l’homme qui lui faisait l’amour. Rendu fou par ce manège, Gene s’activait à se faire péter toutes les artères. Un vrai jeune homme.
Daphné était assez satisfaite d’elle. La tête froide comme un poisson sorti de freezer, elle écoutait les réactions de son partenaire. Une fois par semaine, elle se passait une bande de magnétophone reproduisant tous les bruits de l’amour. Le reste était une question de mémoire et d’application…
À l’accélération des mouvements de l’homme, elle sentit que l’aboutissement était proche. Il ne fallait pas rater le final. Brutalement, elle se cambra, comme sous un plaisir exacerbé, un long cri jaillit de sa gorge, ses yeux se révulsèrent et, d’un coup de reins, elle se débarrassa de Gene Shirak au moment psychologique. Puis elle resta haletante, la bouche ouverte, murmurant :
— Oh ! pardonne-moi, c’était trop, jamais je n’ai éprouvé cela.
À la fois frustré et ivre de désir, Gene ne savait plus où il était. Les étreintes consciencieuses de ses call-girls habituelles lui semblaient fades à côté de cette tornade.
Daphné guetta sa réaction. Elle ne tarda pas.
— Je veux te revoir, murmura le producteur. Je donne une partie dans deux jours. Viens.
— Mais je ne suis pas seule, objecta Daphné.
La contrariété tordit l’estomac de Gene Shirak. Ce n’était pas possible qu’une pareille créature lui échappe.
— Amène ton ami aussi, dit-il. J’espère qu’il n’est pas trop jaloux.
Daphné eut un rire de gorge.
— Pas plus que ta femme… Cela ouvrait de beaux horizons.
Avec une conscience professionnelle pareille, Daphné mériterait le jour venu d’être enterrée au cimetière d’Arlington parmi les héros ayant donné leur vie pour le salut de la patrie.