Chapitre XVII

— Faites-le entrer, dit Gene Shirak, d’une voix blanche. On venait de lui annoncer Malko.

Le producteur était venu se réfugier à son bureau, pour tenter de réfléchir. Il ne comprenait pas pourquoi Erain lui avait tendu un piège.

Il tendit la main à Malko avec un sourire crispé. C’est la première fois qu’ils se revoyaient depuis la partouze. L’un et l’autre savaient à quoi s’en tenir sur leur vraie personnalité. Malko fixa les yeux pâles du producteur :

— Savez-vous, monsieur Shirak, que vous devriez être mort depuis une heure ?

Gene Shirak pâlit :

— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ?

— Ce n’est pas une plaisanterie, dit Malko. Il y a une heure, vous avez failli entrer dans une cabine téléphonique, dans la 3e Rue à Santa Monica.

Il s’arrêta une seconde pour donner plus de poids à ses paroles.

— La personne qui a décroché à votre place a été tuée d’une rafale de fusil automatique. Je vous précise que l’assassin court toujours.

En face de lui, le producteur se tassait un peu plus à chaque mot. Il protesta mollement :

— Je ne comprends rien à ce que vous dites. Qui êtes-vous d’abord ?

— Peu importe, dit Malko. Vous vous en doutez. Avec qui aviez-vous rendez-vous ?

Gene Shirak ne répondit pas. Intérieurement, il était en train de s’effondrer complètement. Ainsi Erain avait tenté de le tuer. C’était la fin. Il n’y avait plus qu’une chose à faire. Fuir, si c’était encore possible.

Au prix d’un effort surhumain, il dissimula sa peur :

— Vous travaillez peut-être pour la police, dit-il à Malko, mais je ne comprends rien à ce que vous dites. Alors, si vous n’êtes pas mandaté officiellement, je vous prie de quitter mon bureau.

Malko secoua la tête. Légalement, il ne pouvait rien faire de plus. Les USA sont le pays de la liberté individuelle.

— Monsieur Shirak, lança-t-il avant de partir, si vous décidez de ne plus vous suicider, vous savez où me joindre.

Il sourit à Carrol en passant.

Resté seul, Gene Shirak ferma la porte à clef et se prit la tête à deux mains. Tout s’écroulait autour de lui. Il regarda les trois téléphones de son bureau, ses amis de toujours. Ils lui faisaient peur. Maintenant, ils ne pouvait plus amener que de mauvaises nouvelles.

Justement, la ligne directe sonnait. Gene décrocha, à regret. La voix joyeuse de Dennis le fît sursauter :

— Hello, fatcat ! On travaille avec ce beau temps ! Tu penses à notre petite partie du week-end ? Direction Acapulco. À propos, j’aimerais bien que tu amènes cette rousse splendide, tu vois qui je veux dire.

Ou le jeune milliardaire cultivait l’humour noir, ou il ne lisait pas les journaux.

— Elle n’est plus en ville, répliqua sobrement Gene.

— Tant pis, fît Dennis. À demain.

Gene raccrocha. Son naturel combatif reprenait le dessus. Bien sûr, il pouvait aller se livrer au FBI. Mais il y avait le cadavre de Daphné entre lui et la liberté. Et ensuite, les autres ne le rateraient pas.

Il ne pouvait pas vivre dans l’angoisse toute sa vie. Soudain, il entrevit une solution. Grâce à Dennis. À condition d’être encore vivant quelques heures.

En coup de vent, il passa devant Carrol, descendit directement au garage, se glissa dans la grosse Mark III. Au moment où il allait démarrer, quelque chose de froid s’appuya sur sa nuque et il resta, tétanisé, la main sur la clef, sans bouger.

— Ne criez pas, dit la voix d’Erain.

Une panique viscérale submergea Gene Shirak. Mécaniquement, il fixait les cadrans du tableau de bord, s’attendant à ressentir le choc de la balle dans la nuque. Il n’avait même pas la force de l’implorer.

— Sortez du garage, ordonna Erain et prenez à droite, dans Doheny Drive. Si vous tentez quoi que ce soit, je vous tue.

— Vous allez me tuer de toute façon.

— Non, dit Erain.

Un tout petit espoir rampa dans la tête de Gene Shirak. Erain replongea derrière la banquette. De l’extérieur, elle était invisible. Gene tourna à droite dans Sunset et ensuite grimpa Doheny Drive, à travers les collines surplombant le Strip. Il arriva jusqu’à une grande pancarte indiquant « Doheny Estates ».

Ce n’était encore qu’un terrain défriché et désert attendant des villas. L’endroit idéal pour un meurtre. La Dodge noire du FBI qui suivait la Mark III depuis le Sunset, dépassa l’entrée des « Doheny Estates » et stoppa après le virage suivant. L’agent qui conduisait surveillait l’entrée où avait disparu la Continentale. Pas de risques que Gene Shirak disparaisse.

— Entrez et arrêtez-vous au fond, ordonna Erain.

Gene Shirak obéit. Il avait tellement peur que la sueur lui coulait dans les yeux.

De nouveau, le canon de l’arme s’appliqua sur sa nuque.

Erain eut un rire sans joie.

— Je pourrais vous tuer maintenant. Vous voyez bien que je ne le veux pas.

Effectivement, elle se glissa près de lui, après avoir remis son arme dans son sac. Gene Shirak ne comprenait plus rien.

— Pourquoi avez-vous tenté de me tuer ? demanda-t-il.

— J’en avais reçu l’ordre, avoua Erain. Ce genre d’ordre ne se discute pas. Maintenant, il m’est impossible de joindre ceux qui me l’avaient donné. Aussi, puisque vous avez tout préparé pour l’opération, je vous donne une dernière chance.

— Après, vous vous débrouillerez avec le FBI.

C’était trop beau pour être vrai. Gene respira profondément. À leurs pieds s’étendait l’immense Los Angeles, la ville où il était devenu quelqu’un, où il avait fait fortune. Il devait quitter tout cela.

Mais la seule autre alternative était le gazon amoureusement entretenu de « Forest Lawn », le cimetière des milliardaires de Beverly Hills. Avec un jet d’eau sur la tombe, comme les personnalités.

— J’accepte, dit Gene Shirak, tout est prêt. Je vais vous expliquer comment nous allons opérer…

Joyce tournait en rond dans la villa de Beverly Drive. Elle avait peur. Jamais Gene n’avait été aussi odieux. Le matin même il l’avait giflée si brutalement qu’elle était tombée dans la salle de bains.

Joyce, comme tout le monde, avait lu le récit du meurtre de Santa Monica dans les journaux, mais ne l’avait pas rattaché à son mari.

Harrisson, le nouveau Navajo, époussetait tranquillement le buffet. Joyce lui jeta un regard d’envie. Lui était toujours heureux.

Le téléphone sonna. Agacée, Joyce alla répondre. C’était Herb, l’agent de change de Gene Shirak. Il s’excusa de déranger Joyce, tourna autour du pot et finalement demanda :

— Gene n’a pas été à Vegas, ces jours-ci ?

— À Vegas ? Non, répliqua Joyce. (Elle ne voyait pas où Herb voulait en venir.) Pourquoi ?

Devant l’hésitation du « Broker », Joyce se fit chatte, ronronna, oublia sa rancœur. Elle voulait savoir :

— C’est toujours gênant de dire cela, avoua Herb. Gene vient de me téléphoner pour m’ordonner de tout vendre et de tenir l’argent à sa disposition… J’étais contre cette décision, car ce n’est vraiment pas le moment de vendre. Mais il a tellement insisté que j’ai obéi. Après tout, c’est son argent… Mais je pensais qu’il s’était peut-être laissé embarquer dans un gros poker, comme la dernière fois…

« Son » argent. Joyce fumait. Il lui fallut un effort surhumain pour retrouver son calme. Le poker auquel Herb faisait allusion leur avait coûté 70 000 dollars… En une nuit. Mais depuis, Gene n’avait jamais rejoué.

— Non, Herb, Gene n’a pas joué, dit-elle. Je crois qu’il envisage une grosse spéculation immobilière. J’espère que cela marchera…

— J’espère aussi, conclut le « Broker » qui avait hâte de voir revenir un gros client. Mais surtout, ne parlez pas de mon coup de téléphone à Gene. Il pourrait se vexer.

— Vous pouvez compter sur moi, dit Joyce, doucereuse. Il pouvait compter sur elle. À peine raccroché, elle jeta l’appareil à travers la pièce. Un flot d’ordures s’échappait de sa bouche, elle hurlait des imprécations. Ainsi, ce fumier se préparait à la plaquer !

Effrayé, le Navajo disparut dans la cuisine.

Un peu calmée. Joyce alla se laver le visage. Cela ne servirait à rien de faire une scène à Gene. Il fallait être plus maligne que lui. Qu’il parte, mais sans l’argent. Elle s’assit et tenta de faire le point.

Pourquoi Gene s’enfuyait-il ? Et avec qui ?

Pendant qu’elle réfléchissait, la sonnette de la porte d’entrée fit entendre son timbre à deux tons. Joyce regarda à travers la glace du living-room et aperçut l’homme blond à qui elle avait jeté un verre à la tête.

Elle le soupçonnait de savoir beaucoup de choses sur son mari. Par lui, elle parviendrait peut-être à battre Gene Shirak sur son propre terrain. Elle se recoiffa sommairement et alla ouvrir.


* * *

Malko sentait que la femme en face de lui pouvait considérablement l’aider. Mais elle était intelligente et rusée. Il décida de jouer cartes sur table.

— Madame Shirak, attaqua-t-il, votre mari s’est mis dans une situation difficile. Il est mêlé à une histoire très grave intéressant la sécurité du pays. Je travaille moi-même pour une agence fédérale et je pense que vous pourriez le conseiller utilement.

Joyce ne broncha pas :

— Je ne suis pas au courant des affaires de mon mari, répondit-elle, et ce que vous me dites m’étonne beaucoup. C’est un honnête homme.

Il fallait un sacré tempérament pour dire cela sans sourire. Même bourré de marijuana jusqu’aux yeux, personne n’aurait songé à qualifier Gene d’honnête homme. L’amour est aveugle.

En dépit de ce calme apparent, Malko sentait la nervosité de Joyce. Il fallait trouver le défaut de la cuirasse. Il caressa la femme de Gene de ses yeux dorés.

— Joyce, dit-il d’un ton pressant, si vous n’intervenez pas, vous risquez d’en subir les conséquences.

Elle ferma les yeux, se revit portant les plateaux à la cantine d’Universal. Elle n’avait pas le courage de recommencer à zéro. Tant pis pour Gene.

Quand elle releva la tête, ses yeux n’avaient plus aucune expression.

— Gene est en possession d’une très grosse somme d’argent en ce moment, dit-elle à voix basse, 3 ou 400 000 dollars. Il vient de les retirer de son « Broker ». En liquide. Je veux cet argent. Je vous dirai alors ce qui vous intéresse.

Malko était sur des charbons ardents.

— C’est-à-dire ?

Elle eut un sourire las.

— Ne me prenez pas pour une imbécile. Je n’ouvrirai la bouche que contre l’argent.

Malko se leva et lui baisa la main.

— À bientôt, madame Shirak.

Il avait au moins appris une chose : Gene Shirak se préparait à partir. Il manquait encore des morceaux du puzzle, mais celui-là était de taille.

Загрузка...