L'Hôtel des Horizons mérite bien son nom puisque sa façade donne sur le cimetière Montmartre. Un tel panorama porte à la méditation et n'inspire pas la tristesse qu'on pourrait craindre. Vue pleine de sérénité ; je la considère comme une vague promesse de félicités futures. Lorsque tu as une tonne de marbre sur le ventre, les tracas matériels ou sentimentaux te laissent froid.
L'établissement ne s'enorgueillit que de panonceaux confidentiels. Il est discret, modeste et, à première vue, de bon ton.
A la réception, une personne sans âge, mais le paraissant bien, classe des paperasses souillées de chiffres.
Mon entrée la fait retirer ses lunettes, maintenues par une chaînette, et sourire accueillamment.
Presque illico, elle s'exclame :
— San-Antonio !
Ce qui semblerait indiquer qu'elle me connaît.
Je la scrute plus avant, sans éprouver le moindre sentiment de « déjà-vu ».
— Vous ne vous souvenez pas de moi, poursuit-elle sans se formaliser.
Expression plus ou moins niaise de l'intéressé.
— J'avoue que…, commenté-je longuement.
— Rien de surprenant, s'empresse la dame dont au sujet de laquelle je te fais état ; on s'est si peu vus ! Vous vous rappelez le Fluctuat nec Vergetures, un ancien casino de quartier transformé en cinéma ?
— Plus que vaguement, reconnais-je.
— Il a été démoli et remplacé par un immeuble locatif. Mais, il y a une douzaine d'années, on y projetait des films hard. J'y allais beaucoup. C'était l'époque où mon mari venait d'être emporté par le cancer. Je manquais d'homme, alors je m'arrangeais pour m'asseoir près d'un spectateur non accompagné. Ça ne ratait jamais : au bout de dix minutes il se mettait à me faire du genou et à caresser mes cuisses. Moi, ça m'échauffait. Avec mon Aristide, si je vous disais, on a eu des rapports presque journaliers jusqu'à quinze jours avant son décès.
« Polie, je rendais ses obligeances au monsieur. Souvent, je tombais sur des goujats qui se laissaient aller dans ma main ; vous imaginez ce bonheur ! Notez qu'en prévision je me munissais de Kleenex. Heureusement, il y en avait quelques autres, comme vous, ayant du savoir-vivre et faisant les choses proprement. On quittait nos places pour monter à la galerie désaffectée datant de l'époque casino. J'y avais repéré un coin tranquille dans une ancienne loge. »
— Je me souviens parfaitement, dis-je ; je vous dois un moment de grande qualité. J'ai eu le vif plaisir de vous prendre en levrette, si mes souvenirs sont fidèles ?
— Exactement. Quelle merveilleuse enfilade ça a été ! En rentrant chez moi il m'a fallu boire une grande Chartreuse jaune pour me remettre.
Je lui souris, et pourtant je n'ai guère le cœur à ça.
— Vous m'aviez reconnu, pendant ces brèves relations dans la pénombre, bien que vous fûtes de dos ?
— Deux jours après, j'ai vu votre photo dans le journal : vous veniez d'arrêter un gangster très dangereux…
Pendant qu'elle évoque, je contemple son visage en cours de vieillissement : de fines rides, un regard qui se creuse, des plis perpendiculaires autour de la bouche, et surtout cette vague odeur de « plus-jamais-ça », si navrante, si désenchantante.
— Vous continuez d'aller au cinéma ? lui demandé-je d'un ton coquin.
Elle hoche la tête :
— De temps en temps, mais pour voir un film.
Et elle éclate de rire.
Après quoi, force m'est de devenir professionnel :
— Quelqu'un qui m'intéresse a perdu l'une de vos cartes magnétiques.
Je place ladite sur son comptoir, comme on abat un valet d'atout à la belote.
— Vous est-il possible de savoir à quelle chambre elle se rapporte, douce amie ?
Elle rougit d'émotion en se voyant mobilisée dans l'engrenage d'une enquête.
— Vous tombez à pic ! fait-elle. On a changé l'appareil le mois dernier. Avant, je n'aurais pu vous donner cette précision.
Elle biche le petit rectangle dur et l'introduit dans la bouche chromée d'une machine fixée derrière son comptoir.
— Le 26 ! annonce-t-elle avec un vibrato de triomphe dans la voix.
— Magique ! m'exclamé-je.
— Je vous rends la carte ?
— Oui, car je risque d'en avoir besoin. A ce propos, puisque vous possédez un tampon encreur, donnez-moi un échantillon de vos empreintes, pour les dissocier de celles figurant déjà sur cette « clé ». Et maintenant, chère inconnue du Fluctuat nec Vergetures, si vous me fournissez l'identité de votre locataire du 26, mon cœur vous portera en triomphe !
Elle avance ses lèvres moletées comme pour recueillir l'ultime goutte de sperme perlant au bout d'une bistoune fraîchement essorée.
— C'est le père Pierre Chatounet, un vieux missionnaire retour de Somalie.