Je me souviens d'un taureau qui ne voulait pas mourir ; à l'époque où j'aimais encore la corrida. Je m'imaginais que c'était l'un des derniers vrais spectacles au monde, avec la boxe. J'étais sensible au cérémonial, aux habits de lumière, au sang. Au sang, surtout !
Je revois ce lourd taureau noir écumant, percé de toutes parts, hérissé de banderilles multicolores, l'épée enfoncée de guingois dans son dos invincible.
Un torero de mes fesses, conspué par la foule, tentait de lui planter la lame de la puntilla dans le cerveau, mais l'animal, transcendé par son agonie méprisante s'obstinait à rester campé sur ses pattes. Il refusait moins sa mort que la victoire du triste héros chamarré affolé par ses honteuses maladresses.
En cet instant, c'est moi le taureau blessé, à l'agonie dodelinante.
Moi, qui titube, soûlé de chagrin. Mais personne ne m'acclame. Au contraire, un silence me condamne.
Comment fait-on pour continuer sa vie après une pareille estocade ?
Heureusement, le Seigneur est là, qui vigile.
Une bourrasque déboule, aux senteurs d'ail. Une voix, évoquant un concours de pets dans une contrebasse, éclate :
— Toive, alors, tu m' la copyright ! La journée à morfonde dans c' putain d' camion rital !
Je pose sur lui un regard plus lointain que Pluton.
Le Mastard poursuit ses incriminations :
— Je croivais qu'tu m'avais laissé un message sur où vous alliez, mais chibre ! Et c' tordu dont t'as zingué les fumerons qu'en finissait pas de gueuler, n'au point qu' j'ai dû lu farder les pommettes av'c la crosse d' mon riboustin pour l'endormir ! Pourtant, ça n'a pas été du temps complètement perdu !
Il me guigne, dans l'attente d'une rafale de questions. Mon apathie (laquelle ne vient pas qu'en mangeant) le déconcerte.
— Secouve-toi, Grand, murmure-t-il, on la retrouvevera, ta mouflette !
Pauvre connard ! Il ne sait pas encore que je viens de la perdre pour la seconde fois !
— Bon, j' vais t' dire…
Il remet sa couille droite en place, c'est-à-dire à gauche du bénoche, vu qu'il porte côté cœur.
— Tandis qu' j' poireautais dans c' t' cabine du gros « Q », on est v'nu tambourer à la porte. N'aussitôt, je biche mon composteur et j' dépone si tant fort qu' la personne frappeuse se prend la lourde dans l' portrait. Un' gonzesse, Sana, capab' de t' rend'dingue : blonde, jeune, des lèvres à shampouiner l' braque d'un éléphant. Elle portait des lunettes vachement smart ; malheureusement, l' coup d' portière qu'é s'est morflé dans les naseaux les a puvelrisées. J'ai voulu savoir c' qu'é v'nait branler là, mais ell' m'a joué bouche cousue et modus vivandière ! J' croye qu'é s'gênait de l'autre. N'en fin de compte, j' l'ai passé les cadennes et emballée, propre-en-ordre.
Sortant enfin de ma prostration, je demande à Béru ce qu'il a fait de sa prisonnière.
— Rien encore, répond-il.
— C'est-à-dire ?
— Dans c' circus on marche soite su' des œufs, soite su' des bombes à retardance. J'ai préféré t' l'amener. Elle est dans l' coffiot d' sa tire d'vant ton pavillon.
Allons donc quérir cette singulière personne.
Très effectivement, elle se trouve entravée et lovée à l'arrière de sa chignole, une Chevrolet en légère déglingue, vieille d'une dizaine d'années, ce qui est un âge canonique pour une guinde, de nos jours.
— Pourquoi avoir conservé sa voiture ? m'enquiers-je.
— Biscotte la mienne est rincée, mec. Elle m'a lâché à quéques centaines de mètres du parkinge, raison à propos d' laquelle j'ai attendu là-bas. Ça fait lurette qu' j' veuille en changer, mais t' sais c' qu' c'est ? On s'habitude aux choses.
Nous rentrons la bagnole dans mon garage, en extrayons la passagère afin de la conduire dans la resserre où nous rangeons, l'hiver, les meubles de jardin.
L'endroit sent la pomme de terre germée et le géranium desséché. Sur un côté, j'ai installé des rayonnages, m'man y entrepose des confitures, des conserves et autres denrées ménagères.
Je fais asseoir la gerce dans un fauteuil de fer, devant une table ronde de même métal. Une pénombre douceâtre nous enveloppe. C'est vrai que la môme est superbement roulée de première. Sans ses lunettes (la trace se lit sur l'arête de son nez tuméfié), son regard de myope s'accentue et acquiert un charme supplémentaire.
Tu n'ignores pas combien je fonctionne à l'intuition ?
— Vous apparteniez au commando mandaté pour assassiner Pamela Grey à l'hôpital, demandé-je à brûle-pourpoint.
Elle fronce les sourcils, comme pour mieux me considérer, et répond :
— Vous pouvez le prouver ?
— Ayez confiance : en temps utile, ce sera fait.
Je sens que j'ai affaire à une cliente sérieuse, retorse, maligne, froidement déterminée. Quand elle passera aux assiettes, elle saura embobiner le jury, voire même le président. Césarine, pour lui arracher des confidences, va falloir pousser la flamme de la lampe à souder !
— Que veniez-vous chercher dans ce camion ?
— Je voulais demander ma route.
— A un chauffeur supposé italien compte tenu de l'immatriculation de son véhicule ?
— Les cartes routières sont internationales.
— Vous avez des pièces d'identité, naturellement ?
— Elles se trouvent dans mon sac à main, à l'intérieur de la voiture.
— Va voir ! enjoins-je au poivrot-étoile de la Rousse.
Bibendum sort en maugréant qu'il a faim et commence à en avoir plein les miches de ce métier à la con. S'il aurait su, il aurait resté à la ferme familiale de Saint-Locdu-le-Vieux, et bourrerait encore la fille Marchandise qui, à treize ans, possédait déjà une chatte comme l'Arche de la Défense !
Je me penche sur notre chérubine. La chaleur de son visage m'est perceptible.
— Je ne veux pas vous impressionner, mais sachez que ça va mal pour vous, ma chérie. J'ai récupéré mon enfant, et mon adjoint sa femme, dans votre beau château de Saint-Julien-l'Hospitalier.
Bingo ! Je marque un point.
Pourtant, elle parvient à se dominer.
— J'ignore ce dont vous parlez.
Je soupire :
— Mon Dieu, quel système de défense pauvret ! J'attendais mieux de vous.
Elle ne réagit pas, soudain pétrifiée, comme toi lorsque ta femme entre dans ton burlingue au moment où ta secrétaire te taille une petite bouffarde devant la console de l'ordinateur.
Ce qu'elle regarde ?
Je vais te dire.
Auparavant, sache que ce cabanon est fréquenté par des rats. Les graines mortifères faisant marrer les rongeurs, Féloche a installé une nasse de grillage appâtée au gruyère. Plusieurs fois par semaine, la gent trotte-menu s'en vient chercher sa perte.
Il est rare qu'un gaspard, voire deux, ne se fasse pas poirer. Impitoyable, m'man si douce, plonge le piège dans le petit bassin et revient après que l'eau a accompli son œuvre.
Gradube radine avec le sac de la fille. Il la voit figée, ses yeux braqués sur le siège où un gros muridé au museau pointu et à la longue queue écailleuse semble attendre le métro. On se défrime, Sacam' et moi. On se comprend. Ce rat félicien pourrait parfaitement être notre providence.
Je me lève, saisis le piège par son anse et viens le déposer sur la table.
Tu renoucherais la guerrière ! Elle bande son torse pour se reculer un max ; ses lotos deviennent gothiques !
— Enlevez ça ! glabatouille-t-elle.
— Elle est poilante, cette greluche, dis-je à Alexandre-Benoît Premier. Elle te découperait les testicules avec des ciseaux de brodeuse, mais un brave mammifère la fout en transe !
Cette découverte, aussi heureuse que fortuite, dilate le Ventru.
— On va y faire faire connaissance d' plus près ! annonce-t-il en se délectant. Moi, c' qui m' vient en tête, c'est le projet ci-joint. On ôte galamment la culotte à Médème, on ouv' la cage et on place la sortie d' s' cours contre l' couloir à pafs d' cette beauté ! Le gaspard, son idée, c'est d' jouer cassos. Voiliant un terrier, il y fonce ; logique, il a passé sa vie à entrer dans des trous !
— C'est valable, conviens-je et, pour tout te dire, j'envie ce rongeur !
C'est alors que notre prisonnière se met à hurler.