Je règle notre action de la façon suivante. J'irai me présenter seul au château et demanderai à parler au gourou. Pendant ce temps, les huit gendarmes arrivés à la rescousse cerneront le domaine et attendront les ordres de Jérémie. Lorsque je jugerai le moment opportun, au moyen de mon bip, je donnerai à mon merveilleux compagnon l'ordre d'investir les lieux.
— Supposons que tu sois neutralisé d'entrée de jeu ? hypothèse l'avisé poulardin.
— Sans nouvelles de ma pomme au bout d'un quart d'heure, tu déclencheras le patacaisse.
Pourquoi nous serrons-nous la main en cet instant crucial ? D'ordinaire, dans les cas critiques ou d'euphorie intense, on se donne plutôt l'accolade. Nous jouons si gros, lui et moi, que notre tendresse fraternelle a besoin de s'exprimer « autrement », par un véritable geste d'homme.
Je le laisse en compagnie de nos collègues pandores pour prendre le chemin sinueux menant au château. Tout en roulant, un flash brutal me projette Salami dans la pensarde.
Tu vas dire que j'ai d'autres chiens à fouetter, mais notre calbombe fonctionne à son gré, n'est jamais « dirigeable ». Nos pensées ont la fluidité de l'eau, se gonflent ou se dessèchent, mais suivent leur pente naturelle.
Où est-il, mon merveilleux toutou ? Quand avons-nous cessé d'être ensemble ? J'efforce de la mémoire : le Sacré-Cœur de Montmartre !
Il se trouvait à la sacristie avec moi puisqu'il a flairé le cadavre du père Chatounet dans l'amoire aux chasubles.
Je n'avais pas besoin de cette contrariété supplémentaire au moment de livrer bataille ! Une couillerie succède à une autre dans l'existence !
Le château est d'une féodalité indéniable. Il est clos de murs. Son accès est protégé par une grille. La serrure a été remplacée par une chaîne cadenassée.
Une grosse cloche subsiste, actionnée par une corde. Je tire dessus, déclenchant une espèce de tocsin fêlé.
A travers les barreaux, je découvre des chiares vêtus miséreusement d'une culotte Petit Bateau ou d'une chemise de corps. Les mieux équipés portent les deux à la fois, tandis que les plus démunis vont cul nu.
Le tintement les a alertés et ils radinent, kif des volatiles auxquels on apporte du grain. Contrairement aux enfants de leur âge, ils demeurent silencieux, avec des yeux curieux emplis d'une crainte latente.
Je leur lance ce bonjour enjoué dont les adultes font l'aumône aux gosses.
Aucun d'eux ne me répond.
Bientôt les graviers de l'allée, envahis par la mauvaise herbe, se mettent à crisser sous les pieds d'un homme vêtu de cuir noir, botté, le crâne rasé, une matraque engagée dans la ceinture. Le type même du nouveau nazi fouteur de merde !
L'arrivant écarte les marmots sans ménagement et pose sur moi un regard de crotale constipé.
— Vouais ? demande-t-il avec distinction.
— Salut, Pierrot ! fais-je-t-il en souriant. Je voudrais m'entretenir avec le gros Chinago.
Ça lui provoque des zébrures dans la boîte à idées. Je l'interloque à blanc, ce gussier. Il palpite des stores.
— De quoi ? finit-il par articuler.
— Tu ne parles que le martien ou t'as les cages à miel saturées ? reprends-je.
— Non, mais ça va pas ! piètrise ce déchet humain.
Déconcerté jusqu'au coccyx, il me plante là et retourne au château à grands pas afin d'aller informer ses supérieurs.
Sombrement déterminé, je sors flegmatiquement mon sésame et obtiens un visa d'entrée en moins de jouge, ces cadenas anciens ne valant pas tripette.
Les chiares, estomaqués, me défriment avec l'air époustouflé qu'avait Jeanne d'Arc quand les anges Truc et Machin vinrent lui ordonner de rassembler ses tampons périodiques et d'aller sus aux Anglais (si l'on peut dire).
J'avise, sous un hangar proche, rangés côte à côte, un minibus de marque nippone et un side-car noir, décoré d'un filet bleu. Son immatriculation est anglaise.
J'explore la nacelle garnie de moleskine, crevée par endroits. Un vieux plaid puant le moisi gît au fond de cette coquille fusiforme. Je le soulève. Dans le mouvement, un objet tombe de ses plis, long d'une douzaine de centimètres, orné d'un petit nœud rouge. Je le reconnais spontanément : il s'agit d'un soulier d'Antoinette.
Je n'ai pas le temps de consacrer à « Celui d'en haut » les démonstrations de reconnaissance qu'Il mérite.
Trois malabars, parmi lesquels le vermineux de l'accueil, se pointent ; même boule passée au papier de verre, boucles d'oreilles, ceinture à clous, mâchoire en tiroir de commode Régence, goumi virevoltant (ils s'en frappent soit les cuisses, soit la paume de la main).
— Comment que vous êtes entré ? gronde un moudu au bouc moins fourni qu'un pubis de première communiante.
— Par la porte, monseigneur. N'est-elle pas là pour ça ?
— Y a un cadenas !
— Il y avait. Vous le retrouverez dans la grosse touffe d'orties, là-bas.
Aveuglé par la rage, comme on dit dans les livres à voie unique, Barbe-d'œuf jette son cri de guerre :
— On s'le paye, les mecs !
Ce n'est pas la phraséologie médiévale qu'on serait en droit d'espérer d'un châtelain.
Tout comme l'OTAN, je suspends mon vol. Ça belliqueuse, mes chéries. Tu connais l'expression : de l'électricité dans l'air ? Un truc commak, multiplié par cent dix mille (volts) ! Si je ne fais pas illico quelque chose pour moi, je risque d'essuyer un orage dépaveur de molaires. Voilà pourquoi je presse la touche de mon bip.
Les vilains zoiseaux se regardent kif trois toucans tout cons. Ils pressentent du pas bon, mais mes manières désinvoltes les confondent. Se demandent à quoi riment les façons d'un zigoto de mon espèce.
Tout de même, le Barbichiotte, pour sauver sa face de pet foireux, fonce sur ma pomme, la matraque haute. Se biche un coup de tatane dans les frangines lui chlorophyllisant le teint instantanément.
— Vous croyez qu'il m'aurait frappé ? fais-je à ses deux potes troublés.
— Qu'est-ce y vous prend ? glapit celui qui m'a accueilli naguère.
— Je déteste les gars agressifs, réponds-je négligemment.
Quelques adeptes de la secte, attirés par l'altercation, se pointent d'un peu partout. Des femmes incoiffées depuis plusieurs mois, vêtues de saris orangés, des types en futiaux bouffants, avec des tronches de Christ pour mystère de la Passion interprété par des habitants de la Haute-Volta. L'ensemble très folklo.
Le gars « Trois-Poils » qui reprend souffle, halète à l'intention de ses acolytes :
— Crevez-le, bordel !
Avec une grande humilité, je dégage mon flingue et le leur montre.
— Restez calme, chers enfants du Diable, sinon je vous fais exploser quelques os en guise d'avertissement.
Et d'ajouter ce mot, à nul autre pareil :
— Police !
Ça les tétanise ! affirmeraient des confrères bien plus cultivés que moi ! Ils muséegrévinent au moment où la charge poulardière s'opère. Les vaillants gendarmes qui cernaient le domaine y pénètrent avec la fougue héroïque des Poilus de la Quatorze.
Cette fois, fini mon numéro pour fête foraine. J'appuie le canon du camarade Tu-Tues sur le ventre de Touffe-de-chatte, lequel achève de se remettre debout.
— Tu as trois secondes pour me conduire jusqu'aux deux séquestrées, sinon l'intérieur de ton bide ressemblera au tunnel du Mont-Blanc après l'explosion du camion citerne. Tu m'entends, Plein-de-merde ?
Et alors, tu veux que je te dise ?
Ce sous-paf me crache au visage, pour épater ses « voyoucrates », videmment. Leur montrer qu'il en a toujours deux malgré mon shoot.
Tu me vois supporter pareille infamure devant le monde, toi ?
Ces tronches molles agissent sans songer aux conséquences.
Je rengaine mon feu pour avoir la liberté de mes poings.
Combien je lui sers-je de une-deux à la vitesse de pistons suractivés ? Cinq ? Peut-être six ?
Une pluie de ratiches jaunies par l'abus de tabac. Des yeux de crapauds enfumés. Une fraise de concours écrasée à la place du pif. Les manettes pendantes ainsi que des poches arrachées. Des lanternes japonouilles en guise de pommettes et, pour achever, la fracture impeccable de son portemanteau ; c'est ce qui s'appelle un numéro à transformations.
J'enjambe cette crevure et je dis aux deux autres, en les bichant chacun par une aile :
— Maintenant, conduisez-moi sans plus tarder auprès des prisonnières avant que je vous déguise en flaques de dégueulis.
Ces chérubins, domptés, se résolvent à la soumission définitive.
Nous pénétrons dans le château sous les regards camés de la coterie.
Jérémie me filoche le train en continuant de se mâcher les lèvres comme s'il s'agissait de chewing-gum.