22. LE NŒUD COULANT[18]

Voir cramer Herbert Malandryn, son sympathique auto-stoppé, plongea M. Félix dans un état de prostration alarmant, vu sa faiblesse physique. L'idée que son faramineux sexe, pièce unique pour nos régions tempérées, aurait pu se consumer comme une bûche dans l'incendie de l'auto le rendait fou.

Ce danger de destruction phallique lui donnait la mesure de notre impuissance et, pour la première fois de son existence, le professeur regrettait de ne s'être pas reproduit. Cette période de marasme lui sembla annoncer la conclusion de sa longue vie désabusée.

Par ailleurs, il regrettait d'avoir mis en doute l'obligeance de l'infortuné Malandryn dont, une fois retiré des décombres, le corps ne mesurait guère plus de quatre-vingts centimètres. Cet homme était mort à cause de Félix, laissant derrière lui : une épouse encore baisable, deux enfants pas plus camés que d'autres et une séduisante maîtresse qui pouvait le pleurer ouvertement, étant la femme de son meilleur ami.

Les gendarmes Vaubecours et Pilon, chargés de veiller sur sa sécurité se reprochaient amèrement de n'avoir pas gardé perpétuellement un œil sur la voiture car, à coup sûr, c'est pendant l'étape au restauroute que l'on avait glissé un explosif à bord. Ce dernier, d'une grande puissance, devait être une mine d'origine militaire, selon les premières expertises du laboratoire. Les scientifiques à l'œuvre supposaient même qu'elle était américaine.

* * *

De retour à Paris, le prof tenta en vain de rencontrer Bérurier et San-Antonio. En appelant à Saint-Cloud, maman Félicie lui apprit le rapt dont venait d'être victime sa petite-fille fraîchement débarquée dans leur existence.

Les péripéties de la vie des autres intéressaient médiocrement le cher homme. Il eut des paroles compassionneuses et raccrocha, mécontent de se sentir livré, non seulement à lui-même (il en avait pris l'habitude), mais à des ennemis acharnés. Il concevait mal qu'on pût souhaiter sa mort au point de la lui administrer. Cette persévérance le troublait et le flattait peut-être aussi ?

La croisière n'avait pas jugulé le danger, songeait-il, seul dans son loft. San-Antonio, ce fier-à-bras à tête de pilote de Boeing, après avoir déclenché la foudre, le laissait se dépatouiller sans aucune aide.

Félix abandonna ses bagages indéfaits pour aller traînasser dans Paris, ce faux ami qui cache des dents de dingo[19] derrière un sourire enjôleur.

Incertain, trop disponible, le philosophe matérialiste décida de remercier un dieu hypothétique au Sacré-Cœur de Montmartre. Ce but le ragaillardit. Il prit le métro pour Pigalle, songeant qu'à défaut de rencontrer le Seigneur, il y trouverait toujours des putes.

* * *

Le hasard est manichéen, se tue à me répéter un débardeur malien qui décharge les navires marchands à Nogent-le-Rotrou.

Lorsque Félix eut gravi les degrés conduisant à la basilique, il fut pris de faiblesse et alla s'asseoir près d'un confessionnal provisoirement désert. Le temps passa lentement, comme s'écoulaient les chaudes-pisses de son adolescence. Le prof éprouvait l'étrange sensation d'être tout à la fois mourant et protégé. Une dodelinance capiteuse l'induisait au sommeil, du moins à une relative perte de conscience.

Blotti dans son coin d'ombre, le front appuyé à la paroi de l'isoloir, il respirait menu, paupières baissées, les sens en léthargie.

A cette heure de la journée, les fidèles avaient joué rip, les prêtres, chaisières, bedeaux et touristes nippons également. Juste une petite collégienne teutonne qui taillait une bouffarde à son correspondant de seconde, derrière les grandes orgues. Sir Félix dormait tout de bon, diraient les indigènes du plateau de Millevaches (j'ai recompté : elles y sont bien !). Il se prit à faire un songe, un cauchemar, plutôt, puisqu'il rêvait qu'il était anglais. Il vivait à l'époque d'Henri VIII et on le pendait haut et court pour avoir compissé l'archevêque de Canterbury.

Il fut violemment arraché à ce rêve atroce par une réalité qui l'était davantage : quelqu'un l'étranglait à l'aide d'un lien. Son presque meurtrier serrait avec une force que je qualifierai de « peu commune » rien que pour voir l'effet que ça fait d'écrire comme les cons.

Des étincelles en gerbes fulguraient sous son crâne. Il eut le temps de constater que cette mort était doucereuse et d'apprécier qu'elle ne porterait pas atteinte à l'intégrité de son sexe.

Puis l'ombre l'engloutit.


Ce fut bref, l'étreinte féroce se desserra et un mélange gazeux, composé de 21 % d'oxygène, de 78 % d'azote et de 1 % d'argon emplit ses poumons en fin de contrat. Le vieillard réintégra sa lucidité, principalement l'usage de l'ouïe. Il perçut un bruit de lutte ponctué de grognements semblables à ceux des fauves.

Le digne Félix se gava d'air basiliqueux et parvint à se retourner (pas dans sa tombe, Dieu merci) pour découvrir un petit homme visiblement simiesque, qu'un basset-hound délivrait de ses attributs virils avec une férocité d'une extrême rareté chez ces chiens, de chasse certes, mais d'excellente compagnie.

L'Asiate grondait de douleur, l'animal de fureur.

Un paquet de bas morceaux enveloppés d'étoffe tomba de la gueule sanglante. L'émasculé chuta à son tour. Son antagoniste, incontent du résultat, le prit alors à la gorge et lui broya le larynx aussi aisément que toi un cornet de glace.

Le doux philosophe contemplait la scène. Il lui semblait reconnaître son sauveur. Mais oui, parbleu : le chien de San-Antonio ! Comment s'appelait-il déjà ? Il avait un nom italien… Spaghetti ? Cannelloni ? La mémoire lui fulgura la réponse.

— Salami ! murmura-t-il.

L'interpellé déplanta ses rudes incisives de l'agresseur aux yeux bridés et vint recevoir la reconnaissance de l'universitaire, son fouet battant la mesure du triomphe.

— Je vous dois la vie ! reconnut gravement l'étranglé.

L'animal haletait. Félix le conduisit jusqu'au bénitier et le souleva pour qu'il pût y boire une eau d'autant plus rafraîchissante qu'elle était bénite.

Galochard remarqua :

— On ne voit jamais de chiens dans une église, pas davantage que d'étrangleurs d'ailleurs ; votre magnifique intervention fait naître en moi des sentiments mêlés qui ressemblent à un début de foi.

Il le reposa à terre, épuisé par son effort, car Salami pesait quelque trente-cinq kilogrammes.

— Je sais que San-Antonio est hors de la capitale, reprit-il, puis-je vous accorder l'hospitalité jusqu'à son retour ?

Le chien secoua négativement la tête, faisant voleter ses interminables oreilles.

— Vous préférez bénéficier de votre libre arbitre ?

— Wouah ! répondit le quadrupède.

— Ne risquez-vous pas d'être ramassé par la fourrière ?

— Nouff !

— Comment faites-vous pour le gîte et le couvert, si ce n'est pas indiscret ?

Le valeureux basset marqua une légère hésitation et enjoignit muettement à son interlocuteur de le suivre. Le guida vers le fond de la basilique jusqu'à une étroite porte dérobée qu'il poussa de la patte. L'huis s'écarta comme les fesses d'un homosexuel passif. Félix le suivit, mû par la curiosité.

Ils débouchèrent sur une impasse où l'odeur de Paris n'était plus la même car des mécréants l'utilisaient pour uriner et pire. A l'extrémité d'icelle, un petit porche s'offrait. Salami l'emprunta et stoppa devant une loge de gardienne d'immeuble faisant également office de chaisière.

Cette brave personne accordait un asile provisoire à l'animal, lequel marquait sa gratitude en lui passant sa langue dans la crevasse pendant qu'elle regardait « Questions pour un champion », la seule émission justifiant le prix de la redeveance T.V.

Rassuré, requinqué aussi, le prof décida de s'offrir des fruits de mer de toute exception chez Marius et Jeannette.

Pendant ce temps, la petite étudiante allemande qui raffolait des fellations « goût français », découvrait l'Asiate mort et se mettait à hurler.

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