Carl Harvard reposa son mégot gluant dans un cendrier déjà encombré de bouts de tabac immondes, prit une autre cigarette dans le paquet déposé devant lui et l’alluma distraitement. Si distraitement qu’elle s’éteignit bientôt sans qu’il s’en rendît compte. Il continua de mâcher son cylindre de tabac, au grand dégoût de son vis-à-vis. Ce rédacteur cligna de l’œil à l’intention d’une jeune fille assise à sa droite qui ne put retenir son rire. Elle se hâta de baisser la tête lorsque le regard myope de Carl Harvard se posa sur elle :
— Qu’y a-t-il, miss Jane ?
— Rien, monsieur Harvard, rien du tout.
A l’abri d’une carte photographique représentant une partie de la Turquie occidentale, elle tira la langue en direction de son chef de bureau Carl Harvard, que tout le monde appelait Campus par analogie avec le nom de la célèbre université.
— Pouvez-vous me rechercher la photographie SAC 455 Amérique latine ? J’ai toute la série de 451 à 459, mais celle-là demeure introuvable depuis ce matin.
Miss Jane se leva pour consulter le fichier, trouva à la place de la fiche blanche habituelle une fiche verte.
— Le document se trouve entre les mains du chef de département. Depuis quarante-huit heures.
Campus fronça les sourcils, ce qui fit glisser ses énormes lunettes le long de l’arête mince de son nez et découvrit ses yeux glauques. Il les remonta d’un doigt nerveux.
— Vous êtes sûre ?
Tapant du talon, elle lui apporta la fiche verte, la colla presque sous le nez pointu de Campus.
— Voyez par vous-même.
— Merci.
Il l’écarta d’un geste, déposa avec soin sa cigarette mâchonnée et se leva.
D’un pas hésitant, il traversa l’immense salle du « Département de géodésie aérienne et spatiale » situé au cinquième étage de la très célèbre et très respectable National Géographie Society, Harvard y avait débuté comme petit dessinateur, vingt années plus tôt, mais n’avait pu perdre sa timidité de débutant malgré son ascension professionnelle. Il alla frapper à la porte du directeur de département.
— Harvard ?
Derrière son bureau, l’homme aux cheveux blancs et au visage brique souriait avec une extrême froideur. Les deux hommes se détestaient et c’était Richardson lui-même qui avait doté Harvard de ce ridicule surnom. Le chef de bureau ne l’oubliait jamais. De même, il se souvenait de toutes les erreurs commises par ce personnage surfait et vaniteux, et qu’il avait dû rectifier sans aucun bénéfice qu’un plus grand mépris.
— Le document SAC 455 Amérique latine se trouve-t-il toujours en votre possession ? Voici la fiche verte qui indique que vous l’avez emporté depuis quarante-huit heures…
Richardson souleva quelques paperasses sur son bureau et mit au jour l’épreuve photographique en question, un cliché au cent millième pris aux infrarouges.
— Le voici… J’avais tout simplement oublié de le remettre à sa place. Veuillez vous en charger.
Devant la mine pincée de Harvard, il éprouva le besoin d’ajouter avec désinvolture :
— Je sais que tout document doit être remis en place chaque soir. J’ai même été à l’origine de ce règlement. Pourquoi vous en préoccuper ? Je vous croyais plongé dans les rapports géodésiques d’Explorer sur le Moyen-Orient.
— J’ai terminé. Mes collaborateurs y apportent les derniers détails. Je suis sur le rapport mensuel du prochain plan de travail, et j’ai pensé que le profil de l’Amérique du Sud… Du moins dans la limite du 14e et de l’équateur…
— Rien que ça, alors que tous les travaux ne sont pas terminés et que l’aviation ne nous a pas communiqué tous ses documents de même que la N.A.S.A. Nous en avons pour des années avant de pouvoir commencer…
— Justement, je ne voulais parler que de profil.
Agacé, le directeur du département poussa vers lui le cliché.
— Tenez. Le prochain plan de travail est en partie fixé et concernera le bassin méditerranéen. Les Français ne vont pas tarder à nous communiquer les données qu’ils ont obtenues grâce à leur satellite dont les résultats sont excellents. En attendant, veuillez vérifier le travail de vos subordonnés. C’est votre rôle, la partie essentielle de vos fonctions, ne l’oubliez pas.
Mais Harvard n’écoutait que d’une oreille, trop heureux d’avoir récupéré son document. Il s’inclina distraitement, referma la porte avec douceur et traversa l’immense salle à pas feutrés pour rejoindre sa table de travail.
Il reprit sa cigarette, l’alluma rapidement et sortit une loupe très puissante de son tiroir. Tout de suite, il se pencha sur la photographie de 50x40.
Ignorant ou se moquant des signes qu’échangeaient entre eux ses subordonnés, il situa rapidement le point blanc exactement où il avait pensé le trouver.
— Extraordinaire !
Il compulsa les indications portées en bas et à droite de chaque photographie, qui donnaient, entre autres, les temps de passage de l’appareil, un U2 du Stratégie Air Command. Il nota les chiffres, puis calcula la distance sur le terrain.
Etonné par le résultat, il recommença ses calculs et retomba exactement sur le même nombre.
— Trente miles à l’heure. En pleine jungle. Inouï ! Et il n’y a jamais eu la moindre route à cet endroit, même pas une piste…
Il grommelait entre ses dents tout en salivant énormément. Si bien qu’il dut se débarrasser de sa cigarette qui se défaisait dans sa bouche.
— En quarante-cinq minutes, ce véhicule, certainement un camion si j’en crois mes yeux, a donc parcouru vingt-deux miles environ. Stupéfiant !
Le point blanc, sur le document en question, c’est-à-dire le 455, se situait sur la rive gauche du rio Meta en Colombie, au pied de la Cordillère. Et dans la 456, le point blanc se trouvait sur la rive droite.
— C’est à peine s’il a été obligé de ralentir. Il n’y a pas de pont. A cet endroit, le rio a un courant rapide… Pas de gué, dans ce cas… Alors ?
Son voisin tendait l’oreille en vain pour saisir le sens des paroles confuses que grommelait son chef. Campus s’en rendit compte et il se leva si brusquement que l’employé crut qu’il allait fondre sur lui. Le dédaignant, Harvard se dirigea vers les services techniques du département situés également au même étage. Le chef de travaux vint à sa rencontre. Les deux hommes se connaissaient depuis longtemps et s’estimaient.
— Il me faudrait rapidement un tirage au dix millionième, lui dit Harvard en tendant son cliché.
— Tu continues la miniaturisation ? D’habitude, tu me demandes des agrandissements impossibles.
— Je veux une vue d’ensemble. Peut-être que par la suite on opérera en plus grand.
— Toujours l’Amérique du Sud ?
— Pas un mot au patron. Je travaille pour l’avenir.
— Compris. Ces photos sont drôlement précises. Ils combinent plusieurs techniques et tous les détails apparaissent en net.
Harvard lui jeta un coup d’œil inquiet, mais l’autre n’insista pas.
— Dans dix minutes sur ton bureau. Lorsqu’il eut en main la réduction, Harvard constata que le point blanc, gros comme une tête d’épingle sur le document original, persistait encore, mais seulement pour un œil exercé doublé d’une forte loupe. Il préféra l’entourer d’un cercle à l’encre rouge, puis il la glissa dans sa poche, ce qui n’était pas interdit par le règlement du moment que l’original restait dans les archives. D’ailleurs, toute reproduction photographique comportait un repère de la N.G.S. interdisant la reproduction sans accord. Harvard travaillait sur ces documents depuis une quinzaine de jours et était certain d’avoir découvert quelque chose de vraiment sensationnel.
Déjà, il avait sa petite idée là-dessus et espérait en avoir confirmation sous peu. Jusqu’au soir, il dut oublier cette série de photographies pour contrôler, critiquer et modifier les travaux de ses collaborateurs. Il dirigeait le bureau des rectifications au sein du département de géodésie aérienne et spatiale. Mais son propre contrôle n’était qu’un début, puisque, après lui, vingt-six spécialistes vérifiaient le moindre petit contour, le moindre changement apporté à une carte. La National Géographie Society ne produisait que du travail de qualité, que ce soit dans ses publications magazines ou dans l’édition de ses cartes.
A sa sortie du bureau, Harvard fila vers le Capitole et, quelques minutes plus tard, pénétra dans la bibliothèque du Congrès. Il remplit sa fiche, demandant le numéro de juillet de la revue castriste Ahora publiée à La Havane, ainsi que le numéro 455 de l’hebdomadaire catholique Action qui paraissait à Caracas.
Il commença par la lecture, la relecture plus exactement puisque ce n’était pas la première fois qu’il avait ce numéro d’Action entre les mains, d’un article sur le projet C.M.S. La C.M.S., Carretera marginal de la Selva, était l’un des programmes routiers les plus importants jamais mis en chantier devant relier Caracas, capitale du Venezuela, à Assomption, capitale du Paraguay, par une autoroute continue de 6.000 kilomètres. Le tracé formait un immense arc de cercle longeant le versant oriental de la Cordillère et intéressait six pays : le Venezuela, la Colombie, l’Equateur, le Pérou, la Bolivie et le Paraguay.
D’importants travaux se trouvaient déjà en cours, et le Pérou, notamment, avait près de 600 kilomètres en service. Les difficultés les plus terribles se produisaient en Colombie où des attentats, des sabotages et des attaques de guérilleros compromettaient les projets.
Cet article-là, Harvard avait pu le parcourir à la bibliothèque de la National Géographic Society, mais il préférait celle du Congrès pour le consulter de nouveau.
En revanche, il avait découvert celui d’Ahora à ce même endroit, deux jours auparavant, à la suite de recherches fastidieuses durant tout un samedi. Il s’agissait d’ailleurs d’un entrefilet qui pouvait échapper à l’attention :
« La conférence de l’O.L.A.S. souhaite qu’une route secrète, reliant tous les pays d’Amérique latine en lutte contre l’impérialisme, soit construite le plus rapidement possible à l’image de la fameuse piste d’Ho Chi-minh au Viêt-nam, qui favorisa la première victoire contre les Français et contribue actuellement de façon efficace à la lutte contre les Américains. La conférence propose que cette route secrète reçoive le nom de piste de « Fidel Castro ». »
Harvard avait eu connaissance de cet entrefilet grâce à une revue géographique concurrente qui ne prenait pas très au sérieux ce désir de l’O.L.A.S., Organisation latino-américaine de Solidarité, l’estimait impossible en établissant le parallèle avec les difficultés rencontrées par la route marginale de la forêt, d’inspiration officielle celle-là, difficultés matérielles évidemment.
Il haussa les épaules. Personne n’avait rien compris. Le projet C.M.S. devait recouper par endroits la piste Castro, d’où l’activité intense des bandes armées contre les chantiers.
Soigneusement, il recopia une partie du premier article, puis le communiqué de l’O.L.A.S. en entier. Ensuite, il quitta le Capitole et rentra chez lui dans la banlieue Ouest. Il habitait un bungalow très confortable. Sa femme Amelia, installée dans un fauteuil-relax, surveillait l’arrosage de sa pelouse.
— Je t’attends depuis une heure, dit-elle d’une voix pointue. Tu es allé prendre un verre ?
— Non. Une vérification à faire à la bibliothèque du Congrès.
Il rentra chez lui, ôta sa veste, sa cravate, ses chaussures, se prépara un verre de bière qu’il emporta dans son bureau. Il en but la moitié, puis sortit un dossier d’un tiroir. Les huit réductions au dix millionième formaient un carré de trois sur trois auquel manquait l’épreuve 455 qu’il apportait. Il se hâta de la coller avec du scotch, obtenant une carte parfaite de la Colombie orientale comprise entre le 68e degré et le 72e degré de longitude ouest, et limitée au nord par le 14e degré de latitude nord et l’équateur.
Les ronds rouges se succédaient en ligne presque droite qu’il traça d’un crayon léger.
— La piste secrète Fidel Castro, dit-il en s’inclinant ironiquement. Enchanté. Carl Harvard, dit Campus, géographe distingué.
Il replia la carte soigneusement.
— Combien de dollars ? La C.I.A. ?
Il fit la grimace. Quelques années plus tôt, il avait eu affaire avec les hommes de la C.I.A. Une collaboration entre son service et ces policiers inquiétants. Envoyé pour leur apporter ses lumières, il avait été reçu comme un suspect, et chacune de ses paroles avait été mise en doute par ces imbéciles. Il s’agissait alors d’établir de nouvelles cartes de la Thaïlande.
Allait-il entrer en contact avec ces gens stupides et rusés à la fois qui l’interrogeraient longuement, le grugeraient au nom de la raison d’Etat tout en le félicitant pour son patriotisme désintéressé ? Un renseignement comme celui-là valait bien dix mille dollars.
Lorsque sa femme l’appela pour le repas, il ruminait ce chiffre, finissait par le trouver insuffisant.
— Il faut penser au chauffage, lui dit Amelia. Nous ne pouvons recommencer comme l’an dernier.
La chaudière, insuffisante, menaçait d’éclater.
— J’ai téléphoné pour un devis. Au moins trois mille dollars, m’a dit l’installateur.
Harvard rêvait. Il aurait aimé quitter la N.G.S. pour poursuivre des recherches personnelles, voyager. Dix mille dollars ne représentaient rien du tout. Au moins trente mille, et encore.
— Tu me réponds ?
— Je vais y réfléchir.
— Il sera temps. Nous sommes en septembre et souvent, fin octobre, le froid devient rigoureux.
— Nos économies…
— Mille dollars. Bien sûr, à crédit… Mais nous sommes déjà bien enfoncés avec les traites de la maison, celles de la voiture. Si tu demandais un prêt à la Société ?
Il repoussa l’idée avec horreur, parce qu’il aurait été obligé d’obtenir l’assentiment de Richardson, le directeur du département de Géodésie aérienne et spatiale.
— Je pense pouvoir récupérer l’argent, dit-il.
— Comme ça ?
— Des travaux que je poursuis en dehors de la Société. Ils intéresseront certaines personnes.
— C’est pourquoi tu t’enfermes dans ton bureau ?
Il sourit, puis tressaillit. Ils dînaient dehors et n’importe quel voisin pouvait les entendre. Il décida de ne rien demander à la C.I.A. Il lui fallait contacter d’autres personnes. Pourquoi pas le gouvernement colombien, par exemple ? Et celui du Venezuela, sans oublier les quatre autres intéressés au projet C.M.S. ?
— Il faut que je sorte, dit-il.
— Maintenant ?
— Pourquoi pas ?
Sans plus se préoccuper d’elle, il alla s’habiller en hâte. Sa femme resta seule à table et décida d’achever les gâteaux à la crème qu’elle avait achetés. Petite et boulotte, les cheveux d’un blond douteux, frisée comme un mouton, elle se souciait très peu de son apparence physique, ne songeait qu’à manger et à lire des journaux de cinéma. Dans la journée, elle passait des heures devant la télé, changeant de chaîne chaque fois qu’un film finissait.
— Tu rentreras tard ?
— Dans une heure seulement.
Au volant de sa Ford, il se dirigea vers le centre, stoppa dès qu’il le put à proximité d’une cabine téléphonique. Chez lui, il avait relevé les numéros des différentes ambassades.
En premier, il appela celle de Colombie, commença par bafouiller lamentablement avant qu’on ne lui passe un secrétaire quelconque. Puis il se domina, exposa en quelques phrases rapides le motif de son appel.
— Réfléchissez, dit-il. Demain, je vous rappellerai à midi pour vous donner d’autres précisions. Vous devrez me faire une offre chiffrée.
— Mais dites-moi au moins…
Il raccrocha, sauta dans sa voiture et traversa toute la ville pour téléphoner à l’ambassade du Venezuela. A nouveau, il obtint un deuxième ou troisième secrétaire, mais il s’en moquait. Cette fois, il parla de façon très nette.
— Je vous rappellerai demain à midi dix. Puis il estima qu’il en avait fait assez, décida de reporter au lendemain les contacts avec les autres ambassades. Selon le chiffre proposé par les deux autres, il aviserait. D’ailleurs, il ne possédait aucun document photographique récent sur les régions situées plus au sud. Il lui fallait attendre.
Tout en conduisant, il réfléchissait au moyen le plus sûr d’entrer en contact avec tous ces gens.
— D’abord, l’anonymat complet. Il faut que je reproduise moi-même ces documents-photos. Qu’on ne sache pas qu’ils proviennent de la National Géographic Society.
Il parlait entre ses dents selon son habitude.
— Pour encaisser l’argent, ce sera le plus dur.