CHAPITRE XVII

Le Bronco Ford qu’ils avaient loué à Caracas faisait merveille sur la route tortueuse conduisant aux chantiers de la Marginale. La nuit était tombée depuis longtemps lorsqu’ils aperçurent les lueurs des projecteurs, découvrirent les phares des camions poursuivant leur ronde infernale.

— Rien n’a changé depuis deux semaines, dit Marcus. Les gars continuent à tourner pour dépasser les vingt voyages, mais la Carretera marginal de la Selva n’avance guère.

— Roy doit être chez lui, maintenant, ajouta Kovask en consultant sa montre.

— Certainement pas seul.

— On va bien voir.

Ils abandonnèrent le Bronco non loin d’un tas de vieux pneus réformés. Ils sourirent en même temps, se souvenant de Martinez qui devait se trouver encore à l’infirmerie.

Il y avait de la lumière dans la véranda du bungalow, mais elle était vide.

— Je passe par là, dit Kovask. Toi, tu vas directement frapper à la porte.

— O.K. Le grand Roy ne s’attend certainement pas à nous.

Kovask s’approcha de la véranda, trouva un des châssis ouvert et pénétra facilement à l’intérieur. Une lanterne japonaise éclairait un divan très large et très bas, une table en rotin. Il y avait des bruits de voix un peu plus loin. Il s’approcha lentement, entendit des bruits de vaisselle. La cuisine, certainement.

— On frappe à la porte, dit la voix rauque de Roy. Va voir qui c’est, mon chou, pendant que je termine cette paella.

Une blonde en minijupe passa à moins d’un mètre du Commander sans le voir, se dirigea en roulant des hanches vers la porte d’entrée. Kovask pénétra dans la cuisine, referma la porte derrière lui. Roy, un tablier blanc sur le ventre, faisait sauter des morceaux de poulet dans une poêle. À côté, fumait une pyramide de riz déjà cuit avec des moules et des langoustines.

— Hello, Roy ! Je ne vous connaissais pas ce talent.

La réaction du géant fut si rapide que Kovask faillit être pris au dépourvu. Se retournant rapidement, il projeta le contenu de la poêle, poulet et huile brûlante, en direction de son agresseur qui sauta sur le côté.

— Dommage, dit-il en désignant la tache grasse sur le mur, mais attention : maintenant, je tire.

Roy, adossé à la cuisinière, le fixait de ses yeux couleur d’acier.

— Que venez-vous f… ici ? De quel droit ? … Marcus entra en poussant la fille blonde effrayée devant lui.

— Roy… Il m’a sauté dessus dès que j’ai ouvert.

Kovask admira le polo de coton qui moulait une jolie poitrine, la minijupe découvrant des cuisses fuselées.

— Toujours les secrétaires du centre administratif. Chacune a son jour, je pense.

— Foutez le camp, et vite ! Tous les deux ! Sinon…

— Inutile, Roy. Je te présente le lieutenant de vaisseau Marcus Clark, de l’Office of Navy Intelligence. Moi-même, ai le grade de commander et appartiens au même service. La comédie est finie, et la dolce vita aussi. Je le regrette pour toi, Roy Ballinger, responsable de la C.I.A. pour tout ce secteur, agent double et traître complet.

L’autre parut s’affaisser, son visage perdit son expression arrogante.

— Nous avons l’ordre de t’abattre à vue. Tous les agents du F.B.I., de la D.I.A., des services spéciaux de l’armée ont reçu un ordre identique, excepté les gars de la C.I.A. qui pourraient se montrer trop sentimentaux. Inutile de te donner d’autres explications ?

Roy restait immobile, regardant le carrelage.

— Mais tu ne vas pas les laisser faire comme ça… Défends-toi ! cria la fille. Roy ?

— J’aurais dû vous liquider tout de suite, murmura le géant. Ma première impression était la bonne. Mais j’ai voulu jouer au plus fin…

— Non, il y avait la prime que Huchi offre quand vous lui fournissez de bons camionneurs, toi et Rowood. J’espère qu’il est toujours au camp et que nous pourrons faire d’une pierre deux coups ?

La fille recula soudain et se colla contre la porte.

— Mais moi… Vous n’allez pas…

— En principe, nous détestons les témoins, dit gentiment Marcus, mais, pour une fois, nous ferons une exception. Nous allons sortir tous les deux et vous irez chercher Rowood. Mais attention, hein ? Pas de fausse note. Le canon de mon arme sera constamment dirigé vers vous. Une fois que Rowood sera ici, vous pourrez rentrer chez vous. Il vous faudra oublier tout ça, promis ?

La secrétaire n’osa plus regarder dans la direction de Roy qui souriait ironiquement.

— Je… Oui, dit-elle… Je vais y aller.

— Permettez que je vous prenne le bras, dit Marcus. Savez-vous que vous êtes réellement charmante ?

Ils sortirent.

— Que s’est-il passé ? demanda Roy. Huchi a parlé ?

— Caracas, d’abord, nous avait mis la puce à l’oreille. Puis, à Bogota, nous avons fait demander des renseignements sur Rowood et nous avons appris qu’il venait directement de Cuba. De plus, on a découvert que tu avais déposé dans une banque de Caracas la bagatelle de six cent mille dollars.

Roy haussa les épaules.

— Oui, je sais, ça ne prouve rien, mais avant-hier, un commando de Marines a débarqué à San Antonio dans la nuit et s’est emparé de l’entreprise de Huchi et de ce dernier. Des documents très importants ont été découverts chez lui. Il t’a remis des sommes élevées pour les renseignements que tu lui fournissais. Voilà qui explique bien des choses : le retard dans la construction de la Marginale, les échecs successifs de la CIA. en Amérique latine et ceux du F.B.I. Inutile de te dire que Langley n’a pas été averti. Ils auraient essayé de te sauver la mise, car tu dois en savoir un peu trop. Le double jeu est toujours dangereux. Pour tout le monde, les dirigeants et les exécutants.

— Ma condamnation vient directement…

— … De la Maison-Blanche. Ici ou ailleurs, tu n’avais aucune chance. Des centaines d’agents ont reçu cet ordre.

Le Commander alluma une cigarette d’une seule main, regarda le visage buriné du géant.

— Quinze ans d’Amérique latine, c’est trop. Tu aurais dû te retirer depuis quelque temps. Personne ne se serait douté de rien et tu jouirais maintenant de ta fortune.

— Huchi me tenait. Lui aussi m’avait menacé de me faire abattre où que j’aille. Il fallait que je continue jusqu’au bout. Il avait trouvé un bon citron et il n’en finissait pas de le presser.

— Ça te rapportait quand même.

— Oui, mais cet argent s’accumulait dans les banques. Je ne savais plus qu’en f…

La porte s’ouvrit et Rowood entra, poussé par Marcus Clark. L’Anglais souriait :

— Hello ! Je savais bien qu’on se retrouverait un jour. Mais j’avais pensé que Huchi ou Caracas vous régleraient rapidement vos comptes. J’ai fait une petit erreur d’estimation.

— Vous êtes le représentant officiel du gouvernement de La Havane dans ce secteur chargé de surveiller les guérilleros et les agissements de Roy Ballinger. Exact ? En liaison constante avec Huchi, chargé, lui, de la coordination des différents mouvements de résistance populaire.

— Bravo ! dit Rowood.

— Rien d’autre à déclarer ?

L’Anglais fronça les sourcils, perdit de son calme.

— Voulez-vous dire que… ?

— On va crever, dit Roy. L’ordre est de nous abattre à vue. Nous serions trop dangereux dans un procès.

Kovask tira brusquement et Roy s’écroula, une balle entre les deux yeux.

— Attendez, dit Rowood, affolé. Je puis vous fournir des renseignements inédits…

Mais la balle de Marcus Clark le faucha brutalement, lui aussi. Les deux marins échangèrent une grimace.

— Moche ! dit Marcus Clark. On file ?

— Nous devons être à Maracaïbo demain pour embarquer à bord d’un destroyer américain, répondit Kovask.

FIN
Загрузка...