Marcus Clark se changea de pantalon, dégoûté par la boue qui le recouvrait.
— J’espère qu’au retour, le niveau de l’eau aura baissé, dit-il à Caracas qui détachait les cordes et les roulait.
Le guérillero ne répondit pas, et il remonta dans la cabine, alluma une cigarette.
— On va rouler de nuit encore ?
— Certainement, jusqu’aux plateaux.
Ils attendirent quelques instants, puis Marcus s’inquiéta :
— Pourquoi n’embarquent-ils pas ?
— Je n’en sais rien. Caracas repère sa route. Puis, il y eut les coups habituels contre la cabine et Kovask démarra.
— Caracas a bien parlé de deux jours avant notre séparation ? demanda Marcus en allemand, alors qu’ils roulaient toujours en pleine forêt humide sur un humus très gras où les roues patinaient constamment.
— Exactement. Nous passerons à l’offensive demain, dès que nous aurons quitté la « selva nublada » et reconnu la piste des plateaux. Ensuite, tout ira tout seul pour nous.
On récupérera les armes demain soir ?
— C’est selon. Si nous roulons toute la nuit, il nous faudra avancer l’heure.
Un peu avant l’aube, la végétation devint moins étouffante, se clairsema rapidement, même, pour laisser place à une terre aride, désolée, où ne poussaient que de grandes herbes desséchées. Kovask ralentit peu à peu et Caracas revint prendre sa place sur le capot. Le guidage devenait obligatoire.
— Cap au cent cinquante approximativement, dit Marcus. Pas besoin de repères, mais seulement d’un bon compas.
Avec le jour, Caracas parut plus inquiet. Il surveillait constamment le ciel, le G.M.C. roulant en pleine solitude sur un plateau où n’existait pratiquement aucun endroit pour dissimuler un camion, à l’exception de quelques buissons épineux ou de cactus géants. A plusieurs reprises, le chef des guérilleros fit signe d’aller plus vite.
— Nous fonçons déjà à trente-cinq miles, et c’est un maximum avec la charge que nous portons ! lui cria Kovask.
— Dans un quart d’heure, tout ira mieux. Mais un avion à réaction peut parcourir plusieurs centaines de kilomètres dans ce laps de temps.
— Doit y avoir un aérodrome militaire pas très loin, chuchota Marcus.
Puis un point noir apparut à l’horizon, se rapprocha rapidement.
— Des rochers, certainement, affirma Kovask. On va pouvoir se planquer dans le coin.
Le relief se tourmentait quelque peu, et bientôt ils s’enfoncèrent dans une faille étroite qui zébrait les plateaux sur des dizaines de kilomètres. Du ciel, elle devait apparaître comme inutilisable par un camion, car il fallait faire du slalom entre les blocs rocheux et une infinité de cachettes s’offraient à tout instant, trous dans les parois, rochers en surplomb.
Caracas ne put résister au plaisir de leur expliquer le travail énorme qui avait été effectué dans le coin.
— Plus de cent travailleurs indiens ont aménagé la faille. Il a fallu déplacer des centaines de tonnes de rochers, en taire sauter d’autres, creuser ailleurs les abris nécessaires. Et cela à l’insu des autorités et des patrouilles militaires. D’ailleurs, elles ne s’aventurent plus tellement dans le coin. Les guérilleros les arrêtent plus à l’ouest. Mais reste le problème des avions. Nous pouvons rouler encore deux heures avant de faire halte.
— Veux-tu que je te remplace ? demanda Marcus.
— Ça ira.
Avec le soleil, la chaleur, au fond de la gorge, atteignait des températures record, et ils durent refaire le plein du radiateur en cours de route, à l’abri d’un surplomb rocheux.
Plus loin, la faille se resserra encore et apparut alors une extraordinaire route en lacets creusée dans la roche, à travers la roche plutôt, de façon à rester invisible des observateurs aériens.
— Prodigieux ! dit Kovask à Caracas qui se rengorgea.
— Vous voyez de quoi sont capables ces populations soi-disant abruties par la coca et le climat. Cette route a été creusée par des ouvriers ne disposant que d’un matériel ridicule. Des explosifs, certes, mais aussi des pioches et des barres à mine.
Il y avait juste la place pour un camion, et les virages étaient tellement serrés qu’il fallait les prendre en plusieurs fois après des manœuvres vertigineuses.
— Nous allons déboucher sur le plateau, dans un dédale de rochers, où nous serons invisibles jusqu’à la prochaine faille, bien moins longue que celle que nous venons de parcourir et qui est le lit d’un ancien torrent complètement à sec. Je ne vous cache pas qu’en cas de forte pluie il se reconstitue, mais que la circulation peut quand même s’y poursuivre, tout ayant été prévu pour cela.
— Mais, dites donc, l’interpella Marcus, il vous a fallu des ingénieurs des ponts et chaussées, des géomètres et des techniciens ? Les ouvriers, c’est encore facile à trouver, mais les cerveaux ?
— Nous les avons trouvés. Ils venaient de tous les pays latins.
Kovask en doutait un peu. Peut-être de La Havane, plutôt, ou même de Pékin. Mais il garda ses réflexions pour lui, accéléra pour traverser le dédale. La piste descendit ensuite en pente assez douce vers le fond de la faille annoncée. Caracas fit signe de ralentir, sauta à terre et dirigea le camion vers un grand trou creusé dans la roche. On y avait construit une cabane en planches dont le chef guérillero avait la clé.
— Nous allons trouver là de quoi manger, boire, réparer même, et je vais lancer un message radio pour donner approximativement l’heure de notre arrivée demain au terminus. Kovask et Marcus se regardèrent.
— Faut y aller, dit Kovask. S’il lance son message, nous n’aurons que vingt-quatre heures de répit.
— Je m’en occupe, dit Marcus. D’abord les armes.
Ils descendirent, et le lieutenant de vaisseau fit semblant de vérifier le pont arrière.
— Quelque chose ne va pas, señor ?
— Il y a un drôle de bruit, dit Marcus en retirant rapidement le chiffon dont il avait bourré la cache.
Il y plongea sa main et prit l’un des pistolets automatiques. Cela suffirait pour l’instant.
— Un coup de main, señor ?
— Ça ira.
Les jambes du guérillero étaient toutes proches. Il devait reculer pour sortir de sous le camion et il fourra le pistolet dans l’ouverture de sa chemise.
Il se trouvait à quatre pattes lorsqu’il vit un spectacle éprouvant. Kovask gisait sur le ventre, les bras en croix, et Caracas le menaçait d’un automatique.
— Debout, et les mains en l’air !
Le guérillero qui venait de lui parler s’écarta, également armé d’un pistolet.
— Au moindre geste, je tire.
Il suivit le regard de Marcus en direction du Commander.
— N’aie crainte. Simplement assommé. Un coup de matraque. Dans quelques instants, il reviendra à lui.
Le guérillero le fouillait, lui ôtait l’arme cachée dans sa chemise.
— Il était temps, dit-il à son chef.
— Je savais qu’ils interviendraient avant mon appel radio. Appel qui, d’ailleurs, ne se fera pas, pour la bonne raison qu’il n’y a pas de radio, mais j’ai voulu vous provoquer.
Il fit signe au guérillero qui, depuis la benne du camion, surveillait la scène.
— Passe-moi le truc.
L’assiette en plastique vola à ses pieds et Marcus devint très pâle.
— Heureusement que lui vous a vu opérer. Alors que nous tirions sur les cordes. Il a vu voler ce truc-là en direction des arbres et a voulu en avoir le cœur net.
Voilà pourquoi, une fois le rio Meta traversé, ils avaient attendu si longtemps avant de repartir.
— L’assiette se trouvait en haut d’un arbre, exactement où tu avais voulu l’envoyer. C’est une balise radio, n’est-ce pas ? Destinée au repérage aérien ?
— Vous le savez mieux que moi.
Le visage de Caracas restait impassible :
— Il faudra parler, si vous voulez mourir dans de bonnes conditions. Jusqu’à présent, nous n’avons rien soupçonné et vous devez être très forts pour avoir trompé Roy, Huchi et moi-même qui, d’habitude, suis extrêmement méfiant envers les camionneurs. Pour qui travaillez-vous ?
— Pour nous, en amateurs. Ensuite, nous aurions vendu aux Américains la longueur d’onde de ces balises.
— Ces balises, articula Caracas, vous en avez disposé tout au long de la piste ? Combien ?
Marcus haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Une demi-douzaine, bluffa-t-il.
— Fouille-lui les poches.
Le guérillero les retourna et les petites balises en tombèrent.
— D’où les sors-tu ?
— J’ai un copain bricoleur qui s’y connaît en électronique. Il s’est chargé de les fabriquer.
— Quelle fréquence ? Marcus se tut.
— De toute façon, aucune importance pour nous. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir où vous les avez disposées, ton copain et toi, tout au long de la piste.
Kovask, qui venait de reprendre connaissance depuis quelques minutes, avait pu écouter une bonne partie de la conversation. Marcus se défendait bien en prétendant qu’ils travaillaient pour leur propre compte, et qu’une demi-douzaine de balises avaient été dissimulées tout au long de la route. Cela leur prolongerait d’autant la vie, car on ne les liquiderait qu’une fois toutes les balises récupérées.
— Je ne te crois pas, dit soudain Caracas. Un copain électronicien, un travail opéré pour votre propre compte… Tout était prévu à l’avance.
Il s’adressa aux autres.
— C’est sous le camion qu’il a pris son pistolet. Regardez s’il n’y a pas une cachette.
Le guérillero qui se trouvait sur le camion sauta à terre, se glissa dessous. Il en ressortit les mains pleines : pistolet, micro-grenades et explosifs.
— Rien que ça ! Et ces bidules, hein ? Spécialement fabriqués pour les services secrets américains. J’en ai déjà vus sur un agent de la C.I.A. que nous avions abattu plus au nord.
Kovask jugea bon de bouger et de se dresser lentement en massant le haut de son crâne.
— Debout, et attention à vos réactions !
— Si vous croyez que j’ai envie de faire l’imbécile après le coup que vous m’avez flanqué !
Il se mit sur ses jambes, fit semblant de tituber et s’appuya contre la paroi rocheuse. Caracas le surveillait de très près, et il n’y avait rien à tenter pour l’instant.
— Ton copain vient d’avouer que vous apparteniez à la C.I.A.
— La belle blague ! dit le Commander. Il vous a bourré le mou, dans ce cas. Et Roy est un imbécile et un traître, s’il n’a pas pu ou voulu vous en avertir. Vous savez très bien qu’il connaît le nom et le signalement de chaque agent de Washington opérant en Amérique du Sud.
L’argument porta, car Caracas parut sérieusement embarrassé. Il réfléchit quelques secondes.
— Vous vous prétendez indépendants ?
— Nous le sommes.
— Mais la CI. A. se méfie peut-être de Roy et vous a expédiés ici sans le mettre au courant.
— Oui, bien sûr, ça serait possible, reconnut Kovask, mais que serions-nous allés faire à la Marginale, dans ce cas ? Nous faire repérer par Roy ? Avouez que nous aurions été absurdes. Non, en fait, au Guatemala, nous avons entendu parler de cette piste, la piste « Fidel Castro ». Notre première idée a été de nous faire embaucher comme camionneurs pour toucher de l’argent. Puis, nous avons pensé que nous pourrions faire mieux si nous fournissions aux Américains la possibilité de découvrir cette piste depuis le ciel. Un copain installé à Panama nous a fabriqué les balises et nous a fourni les micro-grenades. Je ne sais pas où il s’est procuré ce matériel, mais nous l’avons payé cher, près de deux mille dollars. Et nous lui en devons encore autant.
— Pourquoi ce séjour aux chantiers de la Marginale ?
— Parce qu’on nous avait dit que, là-bas, nous pourrions obtenir des tuyaux sur la piste secrète. Vous voyez que le renseignement était excellent, puisque nous avons pu nous faire embaucher.
— Vous mentez ! cria soudain Caracas, perdant son calme. Vous appartenez à un autre service secret américain chargé de découvrir les agissements de Roy et la piste « Fidel Castro » en même temps. Allongez-vous sur le sol, tout de suite, ajouta-t-il ensuite.
Ils obéirent.
— Les mains sur la nuque et les jambes écartées. Vous êtes deux menteurs, mais nous en avons fait parler d’autres que vous. Nous allons vous attacher complètement nus en plein soleil. Nous avons tout le temps, maintenant, et vous finirez bien par parler.
— C’est idiot, dit Marcus. Nous sommes disposés à vous indiquer où se trouvent les balises. Nous n’avons qu’à revenir sur nos pas. Pourquoi tout compliquer ? Que pouvez-vous nous reprocher ? D’avoir voulu travailler pour notre compte et essayé de nous enrichir ? Bon, nous avons failli vous porter préjudice, mais vous avez tout découvert. Même si nous étions de la CIA., qu’en retireriez-vous ?
Caracas sourit :
— La preuve que le double jeu de Roy n’est pas très bien équilibré.