Kovask réussit à découvrir Marcus Clark en planque non loin de l’ambassade du Venezuela. Le lieutenant de vaisseau avait encore bronzé après son séjour au Viêt-nam et paraissait en pleine forme. Une petite lueur de gaieté apparut dans son regard lorsqu’il vit arriver le Commander.
— Il paraît que je te dois ce travail de flic débutant, dit-il en lui serrant la main avec vigueur. J’aime autant aller patauger dans les rizières, si tu veux savoir.
Malgré la différence de grade, les deux hommes s’étaient liés d’amitié au cours de plusieurs missions.
— Au courant ?
— En partie, répondit Clark. Le vieux m’a dit que c’était important, mais que nous marchions sur les brisées de la C.I.A. Le gars en question ne s’est pas manifesté.
— Nous allons l’attendre ailleurs.
En quelques mots, Kovask lui expliqua ce qu’il avait découvert non loin du Potomac.
— Le service a envoyé des spécialistes et nous avons découvert que la balise était enterrée au pied d’un gros arbre. Nous n’y avons pas touché, évidemment. Il suffit d’attendre que le gars se manifeste, ce qui ne saurait tarder. La durée de ces petits émetteurs est assez limitée et il y a trois jours qu’il se trouve en fonctionnement, depuis la mort de Carl Harvard.
— Et tu crois que c’est Carmina ?
— Lui seul a eu en dernier le container de plastique entre les mains. Il a fourré la balise entre les liasses… Un seul point noir. Pourquoi Harvard a-t-il attendu, volontairement ou non, son assassin ? Carmina a dû fourrer autre chose dans la boîte étanche. Peut-être un gaz soporifique, après tout.
Il entraîna Marcus Clark vers sa Jaguar.
— On file là-bas. Nous nous remplacerons, même si ça doit durer vingt-quatre heures, mais il finira par venir.
— Encore en planque ! gémit le lieutenant.
— Les rizières viendront ensuite.
L’œil noir de Marcus le chercha tandis qu’il mettait son moteur en route.
Les rizières ou les marécages. J’ai obtenu d’aller jusqu’au bout. Lorsque nous aurons découvert les documents photo ou quelques précisions sur la piste « Fidel Castro », nous partirons à sa recherche. Avec quelques explosifs en poche. Une vraie partie de plaisir.
— Et tu crois que Carmina pourra nous renseigner à ce sujet ?
Kovask tiqua. Il attendit d’avoir traversé le noyau dense de circulation du centre-ville pour répondre :
— Je n’en sais rien. Possible. C’est notre dernière chance. Côté Harvard, impossible de découvrir ce qu’il a pu faire des documents originaux. Les autres sont entre les mains des Cubains.
— Qui vont se méfier désormais et surveiller la fameuse piste ?
— Certainement.
Ils roulaient en dehors de la ville. Le temps très chaud continuait comme en plein été et Marcus Clark rêvait de baignade et de voile.
— On va laisser la voiture un peu avant. J’ai trouvé un sentier qui nous conduira aux arbres. L’endroit est frais et agréable. Ça ne sera pas trop pénible.
Gary Rice est prévenu ?
— Oui. A propos, j’ai un sac de papier avec quelques sandwiches et de la bière.
— Et si le gars ne se présente pas avant la nuit ?
— Le commodore nous enverra des copains. Mais Carmina n’attendra pas. Il a trente mille dollars à récupérer. Que ce soit pour ses amis castristes ou pour lui, la somme est intéressante.
Ils abandonnèrent la Jaguar dans un endroit désert. Elle était invisible de la route et Kovask la ferma à clé. Il désigna un petit sentier qui s’enfonçait dans les herbes en direction de l’est, parallèlement au Potomac qui coulait à quelques centaines de mètres de là. Ils atteignirent bientôt un groupe de grands arbres, des cyprès de taille impressionnante.
— La boîte est enterrée au pied du plus gros, celui-là. Nous allons nous planquer ici de façon à intercepter notre homme dès qu’il commencera à creuser.
— Et s’il envoie quelqu’un ?
— Nous nous en contenterons.
A la même heure, Carmina se demandait comment il pourrait s’absenter quelques instants pour récupérer les trente mille dollars. Le délégué culturel, de retour d’une grande tournée de propagande à travers le Nord des Etats-Unis, exigeait sa présence pour classer les articles de journaux que ses conférences avaient provoqués. En fait, son patron se rengorgeait comme un paon en l’obligeant à relire certaines phrases particulièrement élogieuses.
— Voyez-vous, Carmina, nous avons été chaleureusement accueillis partout et notre pays est particulièrement estimé. On nous félicite d’avoir détruit l’opposition castriste et de faire un tel effort pour notre développement économique et culturel.
Son adjoint rongeait son frein, avait une envie folle de lui sauter à la gorge en lui clamant la vérité. Le gros porc aurait été surpris d’apprendre que son meilleur collaborateur appartenait à ces castristes qui, à l’entendre, n’existaient plus dans son pays. Il prétendait que les F.A.L.N. avaient été écrasées ? Il aurait été atterré d’apprendre que les maquis se reconstituaient sur une autre base et que les réseaux terroristes et de renseignements n’avaient jamais été aussi nombreux.
Et tout cet argent qui risquait d’être découvert par un promeneur ! Il ne l’avait pas enterré profondément. Le sol pouvait se tasser, laisser soupçonner remplacement ! Il y a toujours des curieux pour fouiller en pareil cas.
— Vous m’entendez, Carmina ?
— Oui, señor.
— Vous rédigerez cette brochure d’une dizaine de pages. Avec les photographies les plus belles, les plus inédites que vous trouverez. Parlez du complexe de Guri, l’un des plus importants du monde. Parlez de l’aciérie de l’Orénoque et du barrage de Macagua.
— Et la culture, dans tout cela ?
Le délégué sursauta :
— Mais vous y consacrerez deux pages. Sur nos constructions scolaires, par exemple. N’oubliez pas les centres culturels américains. Ça leur fait plaisir.
— Je crois plutôt que ça les renforce dans l’idée que nous ne sommes que des colonies.
L’autre se figea et son œil charbonneux devint d’une acuité insupportable.
— Que voulez-vous dire ?
— Je suis partisan de montrer nos réalisations, pas celles des Américains. Mais si vous estimez que j’ai tort, j’agirai selon vos conseils.
Il fallait l’amadouer, ne pas le rendre soupçonneux à son égard. Combien de temps devrait-il tenir encore ? Un an ? Deux ans ? Ronger son frein et patienter.
Carmina, vos pensées seraient-elles subversives ? Nous avons encore besoin des Américains, et pour de nombreuses années.
— Je le sais, señor. Où pourrai-je me procurer les meilleures photographies ?
Le délégué lui jeta un long regard, puis ouvrit un tiroir pour chercher ses références.
— Nous en possédons ici, mais les agences américaines en possèdent d’excellentes. Je pense qu’elles vous les céderont à un bon prix.
— Je vais commencer ces démarches dès cet après-midi.
— Excellente idée. Mais ne vous attardez pas trop. À cinq heures, nous devons nous rendre à cette réception à l’ambassade du Pérou. Ce sera très important.
— Bien, señor.
Carmina déjeuna en vitesse. Il lui fallait récupérer la boîte en plastique contenant l’argent et la remettre à un envoyé du réseau. Il doutait que l’échange puisse se faire avant la nuit, mais, le soir, il était libre de ses mouvements.
Une demi-heure plus tard, il sortait de l’ambassade au volant de son coupé Honda. À tout hasard, il opéra quelques vérifications prudentes, pour être certain que personne ne le suivait. Une fois rassuré, il prit la direction de l’est. Dans une heure, il serait de retour. En attendant, il cacherait la boîte dans la voiture.
Lorsque le chemin conduisant au Potomac se présenta, il hésita à s’y engager en voiture. Il pouvait très bien la laisser sur la route nationale et continuer à pied. Puis il pensa que sa plaque pourrait attirer l’attention. Il roula lentement vers les grands cyprès, surveillant son rétroviseur et l’approche des arbres. Il les dépassa, fit un demi-tour rapide. Dans sa boîte à gants, il s’empara d’un tournevis pour creuser plus rapidement la terre. Il laissa tourner son moteur et fonça vers les cyprès.
Tout en creusant, il pensait qu’il avait oublié la balise radio parmi les liasses. Dans le fond, il aurait pu enterrer la boîte n’importe où, il l’aurait retrouvée facilement. Bientôt, son tournevis buta contre le container et il dégagea la boîte avec acharnement.
Le moteur de sa voiture cessa de tourner. Tout d’abord, il crut que son ralenti avait besoin d’un réglage, puis un léger bruit l’alerta. Il se retourna, aperçut un homme, le reconnut tout de suite. C’était cet officier de marine qui l’avait interrogé le matin même.
— Bonjour, señor Carmina. Vous n’auriez pas dû laisser la balise, voyez-vous…
Le Vénézuélien fonça tête baissée vers lui, mais Kovask s’y attendait et le cueillit d’un coup de pied à hauteur de l’estomac. Carmina tournoya sur lui-même, plié en deux, mais ce n’était qu’une feinte. Il se détendit, essayant de frapper avec son tournevis. Des deux mains, le Commander happa le poignet nerveux, fit un quart de tour et projeta le garçon par-dessus son épaule, aux pieds de Marcus Clark qui le releva pour le cogner au menton. Cette fois, il eut du mal à récupérer et, le temps de se relever, il encaissait une manchette à la base de l’oreille.
— Hé ! dit Kovask, ne le tue pas.
— Il n’en a que pour quelques minutes, le rassura Marcus.
Le Commander alla jeter un coup d’œil à la boîte, l’ouvrit avec précaution.
— Une odeur un peu moutardée, annonça-t-il. Harvard a été endormi sur place lorsqu’il a voulu vérifier son compte.
Sous une liasse, il découvrit la balise, un cube de petite taille.
— On reste ici ?
— C’est assez tranquille. Sinon, on rembarque chez nous.
— Et ensuite ?
— L’ambassade se débrouillera. Ils auront certainement quelques questions à lui poser.
Lorsqu’il revint à lui, Carmina découvrit qu’il avait les mains et les pieds liés.
— Je ne dirai rien, déclara-t-il.
— Eh bien ! on est franc, au moins, dit Kovask. Castriste, n’est-ce pas ?
— F.A.L.N.
Forces armées de libération nationale. Et te voilà diplomate ? Carmina sourit.
— Je ne suis certainement pas le seul. Nous sommes partout, et un beau jour nous aurons le pouvoir. Et les Yankees ne feront plus la loi dans notre pays.
— Alors, tu voulais filer avec le pognon ? La politique, c’est bien joli, mais trente mille dollars…
L’adjoint au délégué culturel se crispa :
— Non, ils n’étaient pas pour moi.
— Pour qui, alors ?
— Je l’ignore.
— Tu as fouillé la voiture de Harvard et son corps. Tu as trouvé des photographies sur lui, des cartes photographiques plutôt. Où les as-tu mises ?
— Il n’avait rien sur lui. Absolument rien. Kovask soupira :
— Ecoute, tout peut se passer très bien. Sinon…
— Je suis prêt à souffrir.
— Tiens donc ! Tu crois que nous allons faire de toi un héros ? Détrompe-toi. Nous te garderons quinze jours et tes copains croiront que tu as filé avec le pognon. Puis nous te relâcherons au Mexique, par exemple, avec la moitié des trente mille dollars, et en indiquant aux autres où tu te trouves. Tu seras compromis à jamais, même si tu arrives à te disculper.
Cette menace avait produit son effet. Carmina, soudain très pâle, les regarda avec angoisse.
— Mes amis savent que je suis entièrement dévoué à la cause.
— Bien sûr. Mais il y a l’argent, et n’importe qui agirait ainsi ; même le plus acharné des guérilleros. Ecoute, il y a certaines des choses que tu peux nous dire sans risques. A toi de choisir. Nous te remettrons ensuite à ton ambassade. Ils feront de toi ce qu’ils voudront, mais ça te laissera un sursis de plusieurs jours.
— Vous me condamnez encore plus durement.
— Mais tu finiras en beauté. La carte de la route secrète « Fidel Castro » ?
Carmina tiqua.
— Je ne l’ai pas. Je n’ai aucun document. Harvard avait pris ses précautions.
— A la N.G.S. où il travaillait, des documents du S.A.C. ont disparu. Il devait les avoir constamment sur lui.
— Je n’ai rien trouvé. D’ailleurs, si je l’avais su, j’aurais agi différemment.
C’était plausible, mais Kovask sentait que la capture de Carmina ne leur apporterait rien. En le torturant, en le faisant parler sous l’influence de drogues, on obtiendrait des renseignements sur le réseau castriste auquel il appartenait, mais c’était tout. Cela regardait beaucoup plus le F.B.I. et le Venezuela que l’O.N.I.…
— Ta mission est donc un échec ? La légation cubaine a bien reçu une carte, mais ce n’est qu’un exemplaire, pas l’original. Ce dernier, seul Harvard aurait pu dire où il se trouvait.
Il fit un signe à Marcus Clark.
— Appelle la maison. Qu’ils viennent le chercher et poursuivent l’interrogatoire. Nous allons chercher ailleurs.
Une demi-heure plus tard, une fourgonnette venait prendre livraison du diplomate. Kovask et Clark suivirent jusqu’à l’entrée de Washington, puis le Commander se dirigea vers la banlieue où habitait Harvard.
— On va essayer de trouver chez lui, mais j’en doute.
Le mouton frisé aux yeux éteints avait endossé une robe noire qui la boudinait de façon grotesque, mais elle sentait autant la bière et des miettes de pâtisserie étaient visibles sur son corsage.
— Encore vous ! On l’enterre demain. Je ne reçois personne.
— Vous ferez une exception pour nous.
Le bungalow était un peu plus en désordre, un peu plus sale. D’ici à un mois, il se transformerait en véritable taudis.
— La veille de sa mort, votre mari est revenu avec une grande enveloppe.
— Je ne sais pas. Je n’étais pas là.
— Vous ne sortez jamais.
Elle soupira.
— C’est possible.
— Il l’a cachée ici. Vous devez savoir où. Nous vous donnons cinq minutes pour nous la donner. Ensuite, nous vous arrêterons et vous serez mise au secret pour des semaines. Pas de bière ni de pâtisserie. Une belle cure d’amaigrissement.
Elle essaya de lui jeter un regard coléreux, mais l’eau de son regard resta glauque. Il n’y avait plus aucune ressource en elle, même pas celle de s’indigner.
— Vous n’avez pas le droit de me parler ainsi.
— Je le sais et je le regrette. Donnez-moi ces papiers.
— Ils n’y sont plus. Kovask et Marcus Clark se regardèrent.
— Où les avez-vous mis ?
— Sur le rebord de ma fenêtre. Je suis sortie et, au retour, il y avait un billet de cent dollars.
— Qui vous avait ordonné de vous comporter ainsi ?
— Une voix de femme au téléphone. Je n’avais rien à perdre. J’avais vu mon mari les placer dans ce qu’il croyait être son tiroir secret. Venez voir.
Le géographe avait fabriqué un fond à l’un des tiroirs de son bureau, ménageant un espace de deux centimètres susceptible de recevoir un beau paquet de documents.
— Il y mettait aussi son argent. Je le savais. De temps en temps, je venais prendre quelques dollars et il ne s’en rendait même pas compte. Il avait le goût des secrets. Depuis sa jeunesse.
— Qui vous a téléphoné ?
— Une femme. Elle avait l’accent espagnol. Après tout, cent dollars, c’était bon à prendre.
— Ça en valait trois cents fois plus, dit Marcus Clark avec rage.
Le mouton frisé le regarda sans réaction.
— Oh ! pour une telle somme, ça n’aurait pas été possible, mais pour cent dollars ! Après tout, je croyais qu’ils appartenaient à mon mari. Vous ne pouvez pas m’arrêter pour si peu.
Elle avait raison et ils la quittèrent sur-le-champ. Kovask embraya un peu sèchement, trahissant son mécontentement.
— A moins que Carmina ne connaisse une fille à l’accent espagnol, je ne vois pas comment on va s’en tirer…
— Et même si… Les documents doivent être loin à cette heure, conclut son ami.